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#
y.
BIBLIOTHÈQUE ORATORIENNE
VIII
LA VIE
DU
R. P. MALEBRANCHE
PRÊTRE DE L'ORATOIRE
AVEC L'HISTOIRE DE SES OUVRAGES
PAR LE P ANDRÉ
DB LA COMPAGNIE DE jâSUS
PUBLIÉE PAR LE P. INGOLD
PARIS
LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES
RUE CASSETTE, 15
M DCCC L XXX VI
LA VIE
DU
R. P. MALEBRANCHE
BIBLIOTHEQUE ORATORIENNE
Vlll
LA VIE
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R. P. MALEBRANCHE
PRETRE DE L'ORATOIRE
AVEC L'HISTOIRE DE SES OUVRAGES
PAR LE P. ANDRE
DE LA COIIPAOXIE DE JESUS
PUBLIEE PAR LE P. INGOLD
PARIS
LIBHAIHIE POUSSiELGUE FRÈRES
RUE CASSETTE , lo
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Droits de traduition et de reprodiu-tion réservés.
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INTRODUCTION
L'histoire du P. André a été faite, et trop bien
faite 1 pour qu'il y ait lieu de l'entreprendre de nou-
veau ici. On trouvera, d'ailleurs, dans ce volume
môme % de nombreux détails sur ce célèbre jésuite,
dont voici, enfin mise au jour, l'œuvre capitale
si longtemps cherchée et désirée.
Ce qui est moins complètement connu et qu'il
importe de savoir, c'est l'histoire du manuscrit de la
Vie de Malebrmiche.
On se souvient des traverses et des persécutions
qui remplirent la vie du P. André, à cause de sa
fidélité à la doclrine el à la mémoire de Male-
branche. Jeté à la Bastille en 1721, il vit tous ses
papiers saisis, el parmi eux la vie de son maître qu'il
avait à peu près achevée. Mais comme il survécut
à la Compagnie de Jésus, dissoute en 17G2, il put
ou bien remettre la main sur son manuscrit, ou
encore retrouver les cahiers qu'il envoyait dès
1718 à Paris, au P. Lclong et à l'abbé de Marbeuf,
1 Cousis, Vie et correspondance inédite du P. André, dans les
Fraçjments de philosophie ynodeine. — Ciiaiima et Mancei- , Le
P.André, deux volumes iii-8°.
- Voyez surtout le chapitre x.''.
VI La Vie du R. P. Malebranche
et, libre d'entraves, reprendre à ce moment son
œuvre favorite. A sa mort, arrivée le 26 février 1764,
M. de Quens, son ami et son disciple de la der-
nière heure, et héritier de ses papiers, y trouva
la Vie de Malebranche , écrite en entier de la main
du P. André. Il songea d'abord à la donner lui-même
au public. Puis ayant renoncé, on ne sait pourquoi,
à se cliarger de ce soin, il confia l'ouvrage de son
maître à un de ses amis, M. Coquille, bibliothé-
caire de la Mazarine, lequel le donna, en 1807,
à M. l'abbé Hemey d'Auberive, qui avait consenti
à se charger de la publication de la Vie de Male-
branche.
Ici s'arrêtaient tous les renseignements sur cet
ouvrage donnés soit par M. Cousin, soit par
MM. Charma et Mancel, quand, en 1873, M. Ber-
trand, professeur de philosophie au lycée d'Arras,
annonça à M. Ollé-Laprune, alors professeur au
lycée Henri IV, et aujourd'hui maître de conférences
à l'École normale supérieure, qu'il avait entre les
mains la Vie de Malebranche, par le P. André, et
que ce manuscrit célèbre, propriété d'une certaine
^me Marniier, allait être mis en vente à Paris. Ce
manuscrit était bien, comme l'indiquait une note
de M. de Quens et une autre de M. Hemey d'Aube-
rive% celui qui avait été donné à ce dernier parl'in-
* Voici ces deux notes qu'oa lit sur la garde du commencement
du manuscrit :
De la main de M. de Quens.
Ce manuscrit appartient à M. de Quens, demeurant à Saint-
Étienne de Caen.
De la main de M. Hetney d'Auberive.
M. de Quens, auquel ce manuscrit a été légué par le P. André,
en a fait présent à M. Coquille, bibliothécaire de Mazarin, et
Introduction vu
lermédiaire de M. Coquille. M""* Marmier avait
trouvé ce manuscrit dans la bibliothèque de son
père, M. Mastrella, bibliophile de mérite, lequel
avait habité Caen et avait dû y trouver ce manus-
crit soit dans une vente, soit par un hasard analogue
à celui qui fit découvrir la correspondance d'André
et de Malebranche à MM. Charma et Mancel.
M. Ollé-Lapriine obtint, non sans peine, commu-
nication du précieux manuscrit. 11 l'examina atten-
tivement, le compara à un manuscrit incomplet de
la vie de Malebranche, découvert à Troyes par
M. l'abbé Blam pignon, et où le savant professeur de
l'École normale reconnut le premier des notes de la
main du P. Lelong. M. Ollé-Laprune constata aussi
que le manuscrit en question, quoique bien authen-
thiquc, n'était pas delà main de l'auteur. Mais il ne
poursuivit pas plus loin ses recherches. Induit en
erreur par l'ouvrage de MM. Charma et Mancel, et
croyant que le manuscrit de Quens devait être au-
tographe, il ne trouvait pas son importance en rap-
port avec les prétentions du propriétaire.
Mis en vente publique^ et ne trouvant pas d'ac-
quéreur pour le prix demandé, le manuscrit fut re-
tiré des enchères, et enfin proposé à la Bibliothèque
M. Coquille m'en a fait présent le 15 juillet 1807. Yves -Marie
André, ex-jésuite, qui en est l'auteur, était né à Châteaulin,
dans le comté de Cornouailles, le 22 mai 1675, et est mort à
Caen le 25 février 1764. A la destruction de son ordre il s'éiait
retiré à l'hôpital de cette ville ; il n'avait de liaison intiuje qu'avec
M. de Ouens; ils se voyaient régulièrement tous les jours, et le
P. André mourant laissa: à cet ami, non seulement le présent
manuscrit, mais toute sa correspondance avec le P. Malebraïu-he.
M. Coquille m'avait promis de me procurer cette correspondance,
mais il vient de mourir, et je n'ai aucun moyen de suivre cette
négociation. Paris, 20 février 1808, Hemey d'AuBERiVE.
1 Dans la vente de la lubliothrque de MM. de Cessole et de
Chateaugiron , Paris, Baclicliu-Deflurenne , mai 1874.
VIII La Vie du R. P. Malebranche
nationale qui en fît l'acquisition et où il est con-
servé depuis ce temps '.
Ce manuscrit est incontestablement celui qui fut
envoyé par M. de Quens à M. Hemey d'Auberive
pour être publié '. Mais, ainsi que M. Ollé-Laprune
le constata, ce n'est pas l'autographe du P. André.
M. de Quens cependant possédait cet autographe :
il l'affirme dans ses lettres de 1782 et de 1790 ».
Mais il ne dit nulle part ce qu'ont cru par erreur
MM. Charma et Mancel et à leur suite M. Ollé-
Laprune, que c'est cet autographe qu'il envoya à
Paris. Cet autographe ayant disparu, il importait
de savoir de qui était la copie, afin d'en pouvoir
apprécier l'authenticité. M'étant rendu àCaen, un
examen attentif des autres manuscrits, dits du
P. André, qui y sont conservés, me fit constater que
le manuscrit était de la main de M. de Quens. Il ne
restait donc aucun doute sur son authenticité, et il
n'y avait plus également à craindre que la décou-
verte de l'autographe pût avoir de l'importance et
nécessiter une nouvelle publication : M. de Quens,
évidemment, avait copié le manuscrit tel que le
1 Au Fonds français, Nouvelles acquisitions, n» 1038.— Donnons
ici une courte description de ce manuscrit. C'est un gros in-folio,
relié en parchemin. Les premiers feuillets semblent avoir été
arrachés, mais anciennement, car le commencement y est, et la
pagination, aussi ancienne que le texte, part du chiffre 1. Elle
va jusqu'au chiffre 999, mais il y a, en réalité, 1016 pages. Ces
dernières, non foliotées, contiennent une table des analyses, une
table de l'histoire proprement dite, une table des portraits, puis
une suite de notes non classées sur Arnauld, Nicole, la bulle
Unigenilus, Molina; enfin quelques notes bibliographiques sur
Malebranche.
2 Outre la preuve que donnent les notes que nous avons citées,
il y a concordance complète avec les descriptions que l'on possé-
dait de ce manuscrit, et que l'on trouve soit dans Cousin, soit
dans Charma et Mancel.
3 Charma et Mancel, Op. cit., II, p. 156.
Introduction \\
P. André l'avait laissé à sa mort. Il n'est même pas
vraisemblable que les quelques lacunes de la copie
soient comblées si l'on venait à découvrir l'auto-
graphe. Ces lacunes en effet consistent surtout en
l'absence des lettres écrites par le P. Malebranche,
lettres que le P. André ne s'était pas donné la
peine de recopier puisqu'il les avait sous la main et
qu'il n'avait dessein de les insérer dans son travail
qu'au dernier moment.
II
On est donc en possession de la Vie de Male-
branche, dans la dernière forme que lui donna le
P. André. Il ne sera pas inutile de la comparer ra-
pidement avec les divers documents publiés jusqu'ici
sur le grand philosophe oratorien.
Le plus complet est sans contredit le travail de
M. Blampignon, dont il a déjà été question. Outre
le manuscrit de Troyes, M. Blampignon a fait con-
naître au public la vie de Malebranche du P. Adry.
Seulement, au lieu de reproduire intégralement ces
deux documents, il s'est borné à en donner une
analyse, faite trop à la hâte, comme on le verra tout
à l'heure, et à en citer quelques fragments. En par-
lant de cette Etude sur Malebranche dans le Journal
des savayits \ M. Francisque Bouillier disait que
M. Blampignon aurait acquis plus de titres à la re-
connaissance du public s'il s'était décidé à publier
les manuscrits eux-mêmes. Mais, de plus, le ma-
nuscrit de Troyes est incomplet, et celui que
» Août et septembro lfsG3, p. 522 et 590.
La Vie du H. P. Ma'ebi'anche
nous publions a encore cet avantage qu'il est pos-
térieur au premier et que plusieurs des observa-
tions faites sur la première ébauche du P. André
par ses amis de Paris ont été mises à profit dans ce
dernier travail. L'élude de M. Blampignon ayant
servi de base à toutes les biographies de Male-
branche qui ont été faites depuis, il s'ensuit que
la présente publication les complète toutes égale-
ment.
Voilà donc enfin Malebranche mieux connu, et,
par cette histoire définitive, en élat d'être plus équi-
tablement jugé qu'il ne l'a souvent élé. Il n'y a pas
lieu d'indiquer ici en résumé comment cette intéres-
sante et originale physionomie se trouve complétée.
Qu'il me soit cependant permis de rectifier deux
erreurs capitales dans lesquelles sont tombés la
plupart des historiens de Malebranche.
On a fait de cet illustre métaphysicien un batail-
leur acharné. On a écrit de lui qu'il « avait un ca-
ractère trop absolu pour rester calme et serein en
face des critiques de ses adversaires^ ». On a dit
qu'il « forçait ses contradicteurs à l'attaquer " ».
S'il répond, à la sollicitation de ses amis, et pour
défendre la vérilé, aux lettres |)Osthumes d'Arnauld,
on prétend qu'il manqua « de la sagesse, de la modé-
ration et de la simplicité qui eussent si admirable-
ment convenu ^ » Enfin, on va jusqu'à dire d'un
seul coup que « durant toute sa vie se révéla cet
esprit absolu, cecaractèreimpatienl decontradiction,
facile à s'aigrir et à s irriter ^... » Eh bien , on verra
par cette publication intégrale de l'ouvrage du
1 M. Blampignon, Op. (jit.,i>. 63.
2 lùid., p. 84.
3 Ibid., p. 85.
"• Ibid., p. 93.
Introduction xi
P. André % combien le véritable caractère de Male-
branche a été mal compris, je dirai même travesti.
Tout au contraire, le grand méditatif était , comme
on pouvait à priori s'y attendre, le plus doux des
hommes. On le verra, dans cette histoire, toujours
pacifique, commençant toujours par refuser de ré-
pondre à ses contradicteurs, ne s'y résignant qu'à la
longue et après les instances répétées de ses amis.
Sa paresse naturelle, « laquelle, disait-il souvent,
était la plus forte de ses passions, » lui rendait la
dispute importune. 11 y répugnait surtout par prin-
cipe de charité, craignant de blesser ses adversaires,
et aussi de donner au public « un spectacle plus
dangereux que ceux contre lesquels on déclame
tant ». Les affirmations sans preuves de M. Blam-
pignon 2 ne sauraient prévaloir contre le témoignage
précis et formel du P. André.
1 Au témoignage du P. André on en pourrait ajouter facilement
d'autres, celui de Batterel notamment, Mémoires mss., II,
p. 319: «Il était naturellement ennemi de la dispute.» — «11 avait,
à son grand regret , passé la meilleure partie de sa vie les armes
à la main.» {Ihid., p. 3-24.) Ms^ Perraud, dans son livre sur
l'Oratoire , ne s'est pas laissé tromper par l'Étude de .M. Blam-
pignon : « Malebranche avait un génie essentiellement antipa-
thique à la controverse. » (P. 302.) — « Le dégoût le prenait de
ces querelles publiques dont les résultats contribuent ordinaire-
ment si peu aux progrès de la science.» {Ibid., p. 305.)
2 M. Blampignon ne se contredit-il pas lui-même, page 11,
quand, après avoir cité ces lignes de Malebranche : «Je vous
avoue que l'opposition que je trouve à la vérité me dégoûte fort
d'écrire , et qu'il y a longtemps que je désire le repos et la pra-
tique de la vertu, » il ajoute en note : « Comme ces lignes pei-
gnent parfaitement le caractère de Malebranche ! »
XII La Vie du R. P. Malebranche
m
Une erreur non moins grave est celle qui consiste
à faire cleMalebranclie un janséniste décidé \ au moins
à une certaine époque de sa vie. Il aurait, en 1673 ,
rétracté la signature de soumission à la condamna-
tion de Jansénius, qu'il avait donnée auparavant'-.
Ce fait, accepté ainsi sans contrôle par M. Blam-
pignon après bien d'autres, il faut le reconnaître ^ se
trouve avancé pour la première fois dans le recueil
de Relations de religieuses de Port-Royal, in-4",
tome P'". On y lit, à la fin de la relation de la sœur
Eustochie de Brégy, ce qui suit : u On a entre les
mains les originaux d'un grand nombre de rétrac-
tations de la signature du formulaire... On donne ici
celle du P. Malebranche... »
Je réponds par une excellente note du manuscrit,
ajoutée par M. Hemey d'Auberive, que celte asser-
tion des Relations est « certainement une imposture.
Car Malebranche, dans sa réponse au deuxième et
au troisième volume des Réflexions philosophiques ,
dit: « Je ne suis jamais entré et je n'entrerai jamais
« dans vos sentiments sur la grâce, /en ai toujours
« eu de l'hcrreur. » El c'est à Arnauld qu'il dit cela,
et l'on aura la simplicité de croire qu'Arnauld,
ayant en main un démenti formel , acharné comme
il l'était contre Malebranche, l'accablant d'injures,
1 M. Blampignon, Op. cit., p. 175.
2 Le 24 novembre 16G1 , avec tous les Oratoriens de Paris.
Cette pièce capitale, autographe, est conservée aux Archives
nationales, MM 563.
3 Cousin, par exemple. Mais l'illustre philosophe, qui fait aussi
du P. André un [laitisan de i'évèque d'Ypres, a-t-il jamais Lien
su ce que c'était qu'un janséniste?
Introduclion xiii
de reproches humiliants, de calomnies \ se sera fait
scrupule de lui donner ce démenti! Credal judœus
Apella! Celte rétractation est une pièce forgée , dont
on n'a eu garde de parler du vivant de Malebranche -,
et pour lui donner quelque couleur, on l'inséra dans
une lettre d'Arnauld. Car quelque opinion que j'aie
de lui, je ne le crois pas complice de cette indigne
supercherie '. »
Qu'on me permette ici une remarque qui ne s'ap-
plique pas à Malebranche*, qui a signé le formulaire
et n'a jamais rétracté sa signature, mais qui pourrait
être applicable à plus d'un bon catholique de son
temps. Il ne serait point logique de prendre pour des
1 « On est obligé d'humilier cet auteur, écrit Arnauld au
P. Quesnel, car jamais homme ne fut si fier et si plein de lui-
même... On se tient pour assuré qu'il rabattra la moitié de sa
fierté quand il aura vu ce qu'on lui prépare... Le plus grand ser
vice qu'on puisse lui rendre est de travailler à le guérir de cette
enflure. » Dans une autre lettre il dit encore : « La fierté de ce
bon Père est inconcevable : il se vante, comme d'une belle chose,
d'avoir dit que tout ce que MM. de Port -Royal ont écrit de la
grâce est un galimatias auquel on ne peut rien comprendre...;
tout le reste du livre est du même air, toujours fier, toujours
fanfaron , toujours impertinent. »
2 Ni par conséquent du vivant d'Arnauld.
3 Adry cependant n'hésite pas à accuser, à un autre propos, le
grand Arnauld de fausseté. «Je n'ignore point, dit-il (I, § 16),
que M. Arnauld assure dans une de ses lettres qu'il a bien fait
revenir le prince de Condé et M. le duc, son fils, sur le compte
du P. Malebranche. .Mais ce docteur n'est -il point suspect lors-
qu'il parle contre le P Malebranche. Les mémoires manuscrits,
qui nous servent de guide, ne nous apprennent rien de sem-
blable, et quelques endroits même de ces mémoires nous per-
suaderaient que celle assertion est de toute fausseté. »
'' « J'avoue, écrivait-il dans la préface de sa Réponse à taie
dissertation de M. Arnauld, que je ne me rends entièrement
qu'à l'évidence (|uand la foi me laisse ma liberté. Ce n'est qu'à
l'autorité de l'iùjlise que je me fais gloire de me soui/iettre
aveuglément et sans réserve , parce je sais qu'alors j'obéis cer-
tainement à Jésus-Christ, qui nous instruit par son Église plus
sûrement que par l'évidence. »
XIV La Vie du R. P. Malebranche
partisans des doctrines jansénistes tous ceux qui ont
eu des doutes au sujet de l'obligation de signer le
formulaire. On s'expliquera facilement ces doutes,
si l'on songe aux idées qui avaient cours en France
à cette époque, même parmi des hommes « attachés
par le fond de leurs entrailles à la chaire de
Pierre ^ ».
Du reste, tout au long de l'ouvrage que nous pu-
blions, on verra Malebranche constamment aux
prises avec ceux dont on prétend qu'il aurait partagé
les sentiments. Constamment attaqué par le parti
janséniste, il mourut, pour ainsi dire, la plume à la
main pour réfuter leur système ^ Il est inutile de
citer tous ces témoignages, puisque nos lecteurs le?
trouveront sans peine à toutes les pages de ce vo-
lume. Mais en voici quelques-uns que nous relevons,
chose piquante, dans l'ouvrage même de celui qui
n'a pas craint d'appeler Malebranche un janséniste
décidé. « C'est un livre à voir, écrit Malebranche,
que celui du P. Le Porcq ^ pour savoir les sentiments
de saint Augustin sur la grâce, et que Jansénius n'a
pas raison ^ » Dans une autre lettre : « J'ai fait un
petit traité de la nature et de la grâce; j'espère, dans
ce traité, faire revenir bien des gens qui ont donné
dans les opinions de Jansénius =. » Qu'on remarque
1 BossDÈT, Sermon sur l'unité de l'Église. Certains critiques
se seraient épargné plus d'un jugement injuste s'ils avaient con-
sulté un peu plus ce que M. Duchesne appelle excellemment « ce
sens du développement qui nous empêche de nous voir toujours
nous-mêmes et notre temps dans les personnes, la pensée et les
faits des temps anciens». [Bulletin criticjue, 1883, p. 438.)
- Son dernier ouvrage, publié l'année même de sa moit, fut
dirigé contre la Prémotion physique de Boursier.
3 L'ouvrage du P. le Porcq, de l'Oratoire, parut pour la pre-
mière fois en 16S2.
^ M. Blampigkon, Corresp. inéd., p. 4.
= Ibid., p, 9.
Introduction xv
bien, à propos de celte dernière cilalion, que c'est
pour ramener les jansénistes à la vérité, que Male-
branche composa son traité, et c'est précisément à
propos de la condamnation de ce livre, sollicitée
par Arnauld et les jansénistes , que M. Blam-
pig-non fait croire que Malebrancbe fut un disciple
de l'évèque d'Ypres ^ En vérité, on ne saurait être
plus inconséquent ^
IV
Ce que le P. Lelong avait eu dessein de faire '; ce
que, à l'origine de la restauration de l'Oratoire, le
P. Adolphe Perraud, aujourd'hui évêque d'Autun
et supérieur général de la congrégation, avait eu
l'espoirde pouvoir entreprendre '*, j'ai donc la bonne
fortune de le pouvoir mettre enfin à exécution. Il me
reste à ajouter un mot sur la manière dont j'ai
compris mon rôle d'éditeur.
Toutd'abord je doisavertir les lecteurs que je n'ai pas
reproduit, saufdans quelques cas (on verra à leur lieu
les raisons qui expliquent ces exceptions), les longues
analyses des ouvrages de Malebrancbe où s'attarde
le P. André. Ce n'est pas sans avoir longtemps hésité
que j'ai pris ce parti. Il est incontestable qu'une
1 Op. cit., p. 80.
2 Çà et là, en note, j'ai relevé bien d'autres erreurs du mémo
ouvrage, mais de moindre importance. Le travail do M. Blampignon,
où j'aurais préforé trouver moins à redire, est ainsi en bien des
points si,i,Mialé comme inexact. 11 était nécessaire d'en avertir le
public, afin qu'on cesse désormais d'y avoir recours, maliçré tout
son mérite, comme à un document authentique.
3 BiM. liistorique, 1, 11250.
* L'Oratoire de France aux xvn'' cl xix' siècles, page ^03,
note 1.
XVI La Vie du li. P. Malebranchc
analyse de Malebranche, failc par un philosophe de
la valeur d'André, ne peut être sans mérite. Mais
outre que la reproduction de toutes ces analyses eût
démesurément grossi le volume, on ne saurait se
dissimuler, en les lisant, que peu de lecteurs les
goûteraient, et que, d'un autre côté, elles ne répon-
dent pas aux exigences de la critique moderne. Du
reste, pour ceux qui pourraient être désireux de les
connaître, on a soigneusement donné en note les
indications exactes des passages da manuscrit qui
ont été omis.
Je n'ai pas cru devoir non plus reproduire toutes
les notes qui remplissent parfois les marges du ma-
nuscrit. Je l'ai fait chaque fois qu'il m'a semblé que
le texte avait besoin de ce commentaire et que ces
notes avaient vraiment de l'intérêt. On remarquera
facilement que plusieurs de ces notes sont, non du
P. André, mais de M. de Quens, quelques-unes
même de M. Hcmey d'Auberive. A ces noies j'en ai
ajouté quelques autres de ma façon \ On les distin-
1 Soit pour compléter le texte, soit pour signaler quelques
erreurs. — Eu vo'ci une que j'ai oublié de relever à son lieu,
p. 3. C'est celle qui fait naître Malebranche le 6 août 1638.
C'est le jour précédent qui rst la bonne date. (Jal, Diction-
naire,\). 825 ; d'après les Registres paroissiaux de l'église Saint-
Merry où Malebranche fut baptisé le même jour.)
Enfin voici encore un détail intéressant et tout nouveau sur
Malebranche que j'ai retrouvé trop tard pour le mettre à sa
place. Lors de la Révocation de l'édit de Nantes, le P. de Sainte-
Marthe mit à la disposition des évéques plus de cent oratoriens
pour aller donner des missions aux Protestants. Or, le 6 no-
vembre 1685, un ordre du conseil de la Congrégation envoya le
P. Malebranche « avec le P. Pollet (c'était un de nos plus fa-
meux missionnaires et dont Bossuet faisait cas) de Paris à Rouen
pour prêcher les nouveaux convertis. » (Archives nationales,
MM. 584, page 179.)
Voici ce que rapporte Batterel, dans ses Mémoires inédits
(III, 2" t., p. 249) sur la mission à laquelle prit part Male-
branche. « Nous avions quatre de nos pères à Rouen, savoir : les
Introduction xvu
guera sans peine des premières qui sont imprimées
en caractères ordinaires, tandis que celles-ci sont en
italique. Quelquefois la moitié d'une note appartient
au manuscrit : le reste, toujours en italique, est de
l'éditeur.
Le P. André avait commencé à partager son ma-
nuscrit en livres '. Pour en faciliter la lecture et
simplifier les recherches, j'ai complété cette division,
en partageant chaque livre en chapitres d'égale
importance, précédés chacun d'un sommaire.
Et là s'est bornée ma tâche 2, Je me suis rigou-
reusement abstenu , dans mes notes, de prendre fait
PP. d'Urfé, Pollet,Salmoii et MaleLranche, qui passèrent ensuite
à Dieppe, où ils firent plus de séjour et beaucoup d'exercices de
religion , entre autres une conférence publique de controverse ,
dans la salle de l'Oratoire, qui dura trente - six jours, fut suivie
d'une bénédiction singulière sur les anciens catholiques, et du
retour sincère d'un nombre assez consolant de nouveaux, le gros
étant toujours demeuré également obstiné. Le P. d'Urfé écrivit
« qu'il ne se pouvait rien ajouter au zèle , aux puissantes exhor-
« tations et à la douceur avec laquelle ses compagnons traitaient
« ces nouveaux convertis ; qu'ils avaient un monde terrible à
« leurs instructions. »
1 Le premier va jusqu'cà la page 79 du manuscrit; le second,
de la page 79 à la page 233 , etc.
2 Je ne crois pas qu'il faille longuement indiquer les sources
où a puisé André pour écrire la vie de Malebranche. On les con-
naît par les ouvrages que j'ai cités. Les plus précieuses, qui
étaient la correspondance du philosophe avec gens qui s'appe-
laient Bossuet, le grand Coudé, Leibnitz , etc., n'a malheureu-
sement pas encore été retrouvée. Quant aux divers mémoires
sur .Malebranclie de Lelong, du président Chauvin et du marquis
d'AUemans, .M. Cousin les a publiés intégralement, d'après une
copie ancienne, dont il n'indique pas l'origine, mais où j'ai re-
connu facilement l'écriture du P. Adry. (Biblioth. Cousin,
M. 366, in- 12 de 93 p. — 2 (i'nn. Une note d'Adry apprend qu'il
a copié ces documents sur les originaux.)
Pour la bibliographie de Malebranche, comme aussi l'indica-
tion de tous les travaux dont il a été l'objet, on la trouvera
dans la bibliothèque des ccrivavis de l'Oratoire à kuiueile je
travaille, bien plus complète même qu'elle ne l'est dans ['Essai
de bibtiograp/iie oratorienne.
xviii La Vie du R. P. Malebranche
et cause, soit pour Malebranche contre les jansé-
nistes, soit pour les cartésiens contre les scolas-
tiques, soit pour André contre les jésuites. Si j'avais
eu à apprécier, au lieu de transcrire, j'aurais peut-
être tenu mes lecteurs en garde contre la réaction
antiscolastique à outrance du P. André; j'aurais
probablement signalé l'exagération de son zèle, si
touchant du reste, pour la défense de son maître;
enfin, sans nul doute, j'aurais ajouté que les mau-
vais traitements qu'il eut à subir, excusent, sans le
justifier complètement, le ton d'aigreur qu'il prend
malgré lui, quand il parle de ses confrères. Mais j'ai
plus d'un bon motif pour me dispenser d'intervenir
dans ces litiges. Que si, néanmoins, il m'était arrivé
de laisser voir que je pencherais peut-être vers les
doctrines professées par saint Thomas, je trouverais
ma' justification dans les invitations si pressantes
de Léon XII l de revenir à cette grande école. Quant
à la sympathie pour la personne et les idées de
Malebranche, si vivement qu'elle ail pu être exprimée,
je ne pense pas qu'un oratorien soit obligé de s'en
excuser.
J'ai la confiance que mes lecteurs reconnaîtront
que j'ai recherché sincèrement la vérité et voulu
pratiquer la justice envers tous, sans distinction
d'orthodoxes ou d'hérétiques, d'oratoriens , de jé-
suites ou de partisans de Port-Royal.
Sceaux, Pelit-Chnleau ,
le 15 décembre 18;5.
LA VIE
DU
R. P. MALEBRANCHE
CHAPITRE PREMIER
Naissance de Malehranche (1638). — Ses étu'les. — Il entre à
l'Oratoire ( IGfiO). — Il découvre sa vocation en lisant le Traité
de l'homme de Descartes ( 1664), et se livre cà l'étude de la phi-
losophie. — Il puhlie le premier volume de la Recherche de la
vérité (167'»). — Succès extraordinaire de cet ouvrage. — il
est attaqué par Foucher, chanoine de Dijon.
Depuis qu'il y a des hommes on a toujours philosophé,
c'est-à-dire toujours raisonué sur la nature des choses,
dont nous trouvons dans nous-mêmes ([uel([ue notion
claire ou éhauchéc, sur la nature de Dieu, sur celle de
l'àme , sur les ressorts secrets et sur les causes profondes
(|ui remuent ce vaste univers, dont le bel ordre annonce
à tous les yeux altentifs la gloire de son Créaleur. Mais
en phil()S0[)luint on a suivi diverses routes : les uns,
comme Platon, se déliant do leur propre esprit, ont
couru de royaume en royaume pour demander aux na-
tions les plus anciennes et les plus savantes ([uellc était
la tradition de leurs pères sur les matières dont ils vou-
laient s'éclairer. Los autres, plus remplis d'eux-mèïnes,
BiBL. OR. — vni 1
Bibliothèque Oraiorienne
comme Aristote, Zenon, Épicure, ont cru que, sans avoir
besoin de recourir à l'autorité des premiers temps , il
suffisait, pour s'instruire des vérités les plus cachées,
d'ouvrir les yeux et de consulter la raison. Mais, parce
que les uns et les autres n'avaient point de règle sûre,
ni pour discerner les traditions vraies d'avec les fausses ,
ni pour distinguer la voix de la raison d'avec le bruit
confus de leurs sens, ils donnèrent tous sans exception
dans les plus folles erreurs. On ne doit pas s'en étonner :
ces philosophes étaient païens, et la philosophie est
chréîicnne. Oui, je l'ose dire, elle ne pouvait naître qu'à
la lumière de l'Evangile. Car quoique la foi ne nous soit
pas donnée pour nous apprendre les sciences naturelles,
cependant il est visible que nous avons dans nos livres
saints , sur la religion et sur les mœurs , des principes
de raison qui nous délivrent tout d'un coup, par la voix
courte et abrégée de l'autorité divine , des préjugés qui
ont le plus arrêté les anciens dans la recherche de la
vérité.
Il faut donc être chrétien pour être bon philosophe :
je dis chrétien tout court, qui ne soit d'aucun parti,
d'aucune secte, ni janséniste, ni moliniste, ni cartésien,
ni gassendiste ; en un mot, je dis simplement catho-
lique , parce que la vérité, qui est une et universelle, ne
peut souffrir tout ce qui la borne ou qui la divise. Mais
cela ne suffit pas.
Outre cet équilibre du bon sens, si nécessaire pour
éviter l'erreur, on a besoin encore de bien d'autres avan-
tages pour philosopher avec fruit et avec succès. 11 faut
de la pénétration pour découvrir la vérité , de la force
d'esprit pour l'approfondir, de la justesse pour la bien
démêler de la vraisemblance , de la patience pour se la
rendre familière par de fréquents retours sur les mêmes
choses, de la sagesse pour s'arrêter où il faut, de la piété
La Vie du R. P. Malebranche
pour la rendre utile à la religion, de l'agrément pour la
persuader, un génie étendu pour en envisager tous les
rapports, tous les principes, toutes les conséquences; un
cœur tendre pour elle, et un courage intrépide contre les
persécuteurs qu'elle ne manque jamais d'avoir parmi
des hommes corrompus, dont elle combat les préventions
les plus agréables et les passions les plus emportées; sur
toutes choses, il faut de la bonne volonté pour employer
ces talents à la recherche d'une vérité que peu de gens
estiment.
Tel était le célèbre philosophe dont j'entreprends d'é-
crire l'histoire. Dans le temps même que l'illustre
M. Descartes faisait paraître au jour ses premiers chefs-
d'œuvre sousle nom d' Essaispfdlosophiques'' , naquità Paris,
le 6 août 1638-, le R. P. Nicolas Malebranche, prêtre de
l'Oratoire, le plus fameux de ses imitateurs dans l'amour et
dans la recherche de la vérité. Sa famille est assez connue^.
Le parlement de Paris et celui de Metz en peuvent rendre
témoignage. Son père % qui se nommait aussi Nicolas
1 Descartes, né en 1596, publia en 1637 le célèbre Discours
sur la Méthode avec la Dioptrique, les Météores et la Géométrie
qui sont les essais de cette Méthode. Il mourut en 1650.
2 Entre ti^ois et quatre heures du matin. (Adry.)
2 II y a une famille de Malebranche à Rome, alliée aux Ursins.
— Des documents contemporains et officiels (Archives natio-
nales , MM 578 , f. 1. — Bibliothèque nationale , Cabinet des titres,
vol. 1819, n» 42,002.) font précéder le nom du père de Male-
branche et celui de l'oratorien de la particule de. M. filampi-
gnon décrit ainsi les armes de la famille Malebranclie , d'a-
près, dit-il, les listes des parlementaires : de gueule à une
patte de lion d'argent, descemlante du flanc senestre. [Op. cit.,
page 9, note 1.) Cependant , jjarmi les pièces coiiservées au ca-
binet des litres, la 47«, sorte de r/énéalogie de Malebranche ,
porte des armoiries un peu différentes. Voir encore , dans la
Correspondance inédite, p. 117, un fragment de lettre sur la
généalogie de la famille Malebranche.
^ Mort secrétaire du lui, le 3 mai 1658.
Bibliothèque Oralorienne
Malebranche, était sous le minisLèrcdu canlinal de Riche-
lieu seul trésorier des cinq grosses fermes. Sa mère , Ca-
theiine de Lauzon , était alliée à la maison des Bochart
de Champigny, et avait un frère conseiller d'Etat '. Mais
ce ne sont ni les richesses ni les alliances qui ont rendu
le nom de Malebranche si fameux dans toute l'Europe,
c'est le mérite éclatant de notre philosophe. Il était le
dernier de treize enfants -, dont il n'y en eut que huit qui
survécurent à leur jeunesse =>. On peut lui appliquer à la
lettre ce que dit l'Ecriture ^ : L'esprit est prompt, mais la
chair est faible. Car s'il vint au monde avec un esprit des
plus forts et des plus beaux qui aient jamais paru sur la
terre, il était en même temps d'une faiblesse de corps =,
qui ne lui laissa toute sa vie presque pas un moment
d'intervalle sans douleur. Cela fut cause qu'on ne l'en-
voya point au collège avec ses frères. S'il y gagna ou s'il
y perdit, je n'en déciderai pas. Ce qui est certain, c'est
qu'en peu de temps il dévora les premières difticultés des
sciences avec une facilité d'esprit qui étonnait •=. Ses
1 En 1632, il avait été vice-roi (le Canada, intendant de Bor-
deaux, etc. — Adrij ajoute que le P. de Malehrancho était pa-
rent de M'^'^ Acarie. Les Lauzon sont originaires du Poitou.
Dreux du Hadier ( Bibliotiièque du Poitou) remarque que le
P. Malebranche et Descartes tirent l'un et Vautre leur origine
maternelle du Poitou.
2 De dix , d'après liatterel et Adry.
3 En 1703, un de ses aînés mourut conseiller de la Grande
Chambre et fort estimé dans le Parlement.
'' S. Matthieu, xxvi, 41.
^ Il avait une conformation particulière : l'éiiine du dos tor-
tueuse et le sternum extrêmement enfoncé.
6 11 apprit les quatrains de PiLrac où il In avait du bon sens,
surtout dans ce vers :
Ce que l'on voit de riioiniiie n'est pas l'iiommc.
J^ps Quatrains contenant préceptes et enseignements utiles pour
la vie de l'homme... parurent pour la première fois en 1574, et
La Vie du R. P. Malebranche
frères, qui réussissaient de leur côté, en devinrent jaloux,
La jalousie n'est jamais sans mauvaise humeur. Le jeune
Malebranche en souffrit d'ahord heaucoup'. Mais, soit
vertu, soit tempérament, sa douceur et sa patience lui
rendirent hientôt leur amitié. C'est ainsi ([u'il triomplia
de ses premiers adversaires.
La faiblesse de sa complexion commença dès lors à le
dégoûter du monde. Ne pouvant espérer d'y être fort
longtemps, il tourna ses vues et ses désirs vers les objets
de l'éternité. La poésie et l'éloquence, dont il venait d'ap-
prendre les éléments, lui parurent bien frivoles et peu
dignes " d'occuper un esprit immortel. On lui promit que
la philosophie aurait plus de (juoi le contenter par les
grandes vérités qu'elle enseigne, ce qui lui donna un
désir extrême iVi^n faire l'expérience. A l'âge de seize ans,
sa santé étant ua peuaflermie, il alla commencer son
cours dans le collège de la Marche^ sous M. Rouillard,
fameux péripatéticien. Après quelques jours d'exercice,
le jeune philosophe s'aperçut bientôt qu'on l'avait trompé.
Il ne trouva dans la philosophie ni rien de grand ni
presque rien de vrai : questions de mois, subtilités fri-
voles, grossièretés pitoyables, équivoques perpétuelles,
nul esprit, nul goût, nul christianisme ^
eurent un succès jji-n/llf/ieiix. On les traduisit en grec, en latin,
en titre, en arahe..., et an les réimprima constamment pen-
dant les xvii'" et xvni" sièrlea.
^ Il l'a avoué lui-uièuie depuis.
2 Le texte porte : lui parurent une viande bien creuse pour
occuper... La correction , qui est bonne , est de M. Ilintu'i/ d'Au-
lierive.
^ Le cnllè(/e de la Marche et Winrillf^ , fondé au xiV siècle,
était situé près de la. place Maubert. Les parents de .M.iletiraiicho
habitaient le cloître Notre-D.ime, dit Adry.
'> Idées vaj^ues et absti'aites qui se Jettent pour ainsi dire à
côté des clioses et n'y touchent point. ( I'ontknkllk , Kiogc d(;
M. Tournefort.) — Il n'y a désormais presque personne qui ait
Bibliothèque Oratorienne
Cependant il crut qu'il était de son devoir de s'y ap-
pliquer contre son inclination. Il le fit, et son professeur
en était fort content, à une chose près, qu'il demandait
toujours à voir clair, ne voulant rien croire sans raison,
ce qui parut sans doute d'un fort mauvais augure aux
sectateurs d'Aristote. Ayant fait à l'ordinaire son chef-
d'œuvre, dans une thèse publique, il ne laissa point
comme les autres d'être passé maître es arts ^
Les impertinences et les inutilités de la philosophie
l'avaient rebuté. Il espéra se dédommager en théologie.
Il alla donc en Sorbonne, bien résolu d'y étudier à fond
sa religion. Car il ne pouvait se figurer que la théologie
ne fût pas la science des choses divines, puisée dans
l'Écriture et dans les traditions incontestables. Il y fut
encore trompé. La théologie n'était principalement en ce
temps-là qu'un amas confus d'opinions humaines, de
questions badines, de puérilités, de chicanes, de raison-
nements à perte de vue pour prouver des mystères in-
compréhensibles; tout cela sans ordre, sans principes,
sans liaison des vérités entre elles; barbarie dans le style,
fort peu de sens dans tout le reste. On n'y donnait presque
rien aux dogmes delà fui, au lieu qu'on s'arrêtait volon-
tiers à ces disputes vaines que saint Paul nous ordonne
d'éviter comme des folies -. L'abbé Malebranche (car
c'est ainsi qu'on l'appelait alors, ayant pris depuis peu
l'habit ecclésiasti(iue) fut surpris, au delà de ce qu'on peut
dire, de voir des gens graves traiter sérieusement des
questions la plupart si peu sensées. Accoutumé de bonne
envie d'étudier la métaphysique de l'école, dit Bayle (Nouv. de
la Rép. des lettres, mars 1684) : elle est si pleine d'épines, de
cliimrres et de subtilités.
1 En 1656, il prend les degrés de maître es arts dans l'uni-
versité de Sta.c^ire.
2 Épltre à Tite , ni, 9.
La Vie du R. P. Malebranche
heure à réfléchir, voici ce qu'il trouvait bizarre dans la
méthode des écoles. Dans la philosophie, qui est tout
entière du ressort de la raison , on voulait qu'il se payât
de l'autorité d'Aristote, et dans la théologie, qui doit être
uniquement appuyée sur l'autorité divine, qu'il se payât
de raisons ou plutôt de raisonnements qui, pour l'ordi-
naire, ne sont rien moins que raisonnables ■■. Le voilà
donc encore une fois dégoûté de l'école ^
Cependant il perdit sa mère ^ : perte bien sensible pour
un cœur aussi tendre que le sien. C'était une dame d'un
esprit rare et d'une grande vertu. Elle s'était appliquée
particulièrement à le former, et l'on peut dire que c'est
à elle qu'il a la première obligation de ce langage bril-
lant et naturel que l'on admire dans ses écrits. Quelque
temps après on lui offrit'' un canonicat de Notre-Dame
de Paris. Mais les réflexions que la mort de sa mère lui
avaient fait faire sur la vanité du monde, lui firent songer
à un établissement plus solide. Quoique fort agréable dans
le commerce de la vie, il avait toujours pour la retraite
un attrait singulier, qui, étant contre son naturel vif et
tendre, ne pouvait avoir que Dieu pour auteur: son em-
barras était de se déterminer. Il consulta des personnes
sages % qui le tournèrent du côté de l'Oratoire % ce qui
^ M. de Fontenelle , en parlant des cours de philosophie et de
théologie du P. Malebranche, dit : Il les fit en homme d'esprit et
non en génie supérieur.
2 II étudia cependant trois ans la tliéologie scholastique en
Sorbonne. (Adry.)
3 Le 18 avril 1658, et le ^ mai suivant, son père. (Adry.) —
M. Blampignon dit : « Le 18 août 1658, et le 5 mai de l'année
qui suivit, il perdit son père. » C'est une double erreur.
■* L'abbé de Lauzon. (Lelong.)
s II consulta M. de Lauzon, chanoine de Notre-Dame de Paris,
son oncle maternel.
6 « Oii l'appelaient également la nature et la grâce », seloii
le mot de Fontenelle.
8 Bibliothèque Oratorienne
en efTet lui convenait mieux que tout autre institut. C'est
une congrégation d'ecclésiastiques qui vivent ensemble
sans autre lien quela charité, sans autre engagement que
la bonne volonté, instituée en lOll par le saint cardinal
de Bérullc, pour imiter le sacerdoce de Jésus-Christ et sa
vie apostoli(jue. Tout y est fondé sur le bon sens. On y
a une honnéle liberté, et pourvu qu'on y soit régulier
pour les mœurs et catholique pour la foi, on n'a droit,
selon les règlements, de vous contraindre sur rien : ins-
titut en cela plus sage que les autres sociétés régulières ,
où les particuliers sont obligés de suivre des opinions
qui n'ont souvent d'autres preuves, sinon qui' l'ordre les
soutient '.
Ce fut au commencement de l'année lOBO*, de son âge
la vingt-deuxième, que l'abbé Malebranche entra dans
cette illustre congrégation, la([uelle sans doute ouvrit ses
1 On a insrré ici, dan.'' le jnnnuacrit, sur une feuille détachée
le « Portrait de l'Oratoire , par M. liosstiet » dant Voraison fu-
nèbve du H. P. Bourrjoing , suivi de quelques rmiseiynemenls,
extraits de divers auteurs, sur le P. Marin et sur Hersent.
2 Le \S janvier, et non le 28, comme dit en note le P. André,
ni le 21, comme dit M. Bhnnpignon. (Arcliives nalioiiaios ,
MM 229, liasse F.) Le même document nous dit que Maletjrancite
fut (1 vestu le 26 janvier», et ajoute : « esprit médiocre, boiitil'
(.«zc) et pieux; jugé propre. » Notre ami M. Bemus (Ricbard
Simon, p. 20) a lu, au lieu de houtif, craintif. C'est incontes-
tablement une erreur. Mais comment expliquer ce qualificatif
que Von chercherait en vain dans les dictionnaires? On se rap-
pelle involontairement le mot boutade: un homme \)Oni\ï pourrait
donc être un homme agissant par hoata.àQ, quinteux. Nous sou-
mettons le problème aux philologues.
Cinq mois après son entrée à l'Oratoire , un des frères de
Malebranche, Charles, son aîné de deux ans, siiivit son exemple.
Son inconstance lui fit quitter, puis reprendre l'habit de l'Ora-
toire, et finalement en sortir encore. Pour les distinguer, on ap-
pela pendant quelque temps le P. Nicolas, Malebranche Despe-
liei'S , dit Adry. Mais c'est une erreur qu'a répétée M. Blampi-
gnon: les deux sont ainsi appelés dans les Begistrex du conseil.
{ Arch. nat., MM 580 , p. 121 ; et MM 3S1 , p. 11 et 47.)
La Vie du R. P. Malebrcmche
portes avec joie à un si cligne sujet. Après les épreuves
ordinaires ', où il se distingua par sa ferveur et princi-
palement par sa dévotion tendre pour Notre-Seignenr
Jésus-Christ % il songea aux sciences qui pouvaient con-
venir à son état. Les plus habiles de l'Oratoire lui voyant
un esprit si grand, si ouvert, si facile, voulurent l'en-
gager chacun dans l'espèce d'étude qu'ils avaient em-
brassée. Les théologiens ne lui prêchaient que leur
scholasticiue, le P. Lecointe ' que son histoire, le P. Si-
mon * que son hébreu et ses rabbins. Tout bien consi-
déré, le P. Lecointe l'emporta.
Le P. Maiebranche savait déjà les historiens profanes.
11 étudia, sous la direction du P. Lecointe, les écrivains
ecclésiastiques ^ On lui mit d'abord en main l'abrégé
de l'histoire universelle « du P. Petau , jésuite, livre
excellent, alîn de rapporter toutes ses lectures aux épo-
ques justes qui y sont marquées. Gomme il savait par-
faitement le grec, on lui lit lire ensuite Eusèbe, Socrate,
Sozomène, ïhéodoret et tous les auteurs fonciers de
1 .1 la maiso)i d'Institution ou de noviciat, et non à Saint-
Magloive , comme dit M. Blampignon. Saint- Magloire n'a ja-
mais été le noviciat de l'Oratoire : c'était le séminaire arcliié-
piscopal de Paris, et les jeunes gens qui se disposaient à entrer
à l'Oratoire étaient éprouvés pendant un an dans une maison
spéciale appelée l'fnstitution. M. Blamjiif/non a confondu les
deux maisons: jamais Maiebranche ne résida à Saint- Magloire.
- Voici , d'après une note du manuscrit , les dates de ses or-
dinations : infiO, 28 mars, tonsure et quatre ordres mineurs;
1053, eu mars, sou s- diacre; en septembre, diacre; 1664, prêtre
par l'évèque d'Acqs. {Notre P. Leboux.) Ces dates diverses, sauf
les dernières, sont confirmées par MM 231, Arciiives nationales.
3 Sur le P. Lecointe, voir le //<= volume de cette Bibliof/u}r/ue ,
p. 295.
■'' Le célèbre Uichard Simon.
^ Éloge du P. le Cointe , par M. Grolley, Èphémérides , ïroyes ,
1764.
'' Le De docirina teniporum.
10 Bibliothèque Oralorienne
l'histoire ecclésiastique. Il apprenait les faits très aisé-
ment. Mais il remarqua bientôt le défaut de cette étude,
quoique très belle en elle-même, encore plus agréable que
belle. 11 remarqua bientôt que les derniers faits qu'il
avait lus effaçaient les premiers de sa mémoire, et qu'il
n'apprenait presque rien de nouveau qu'aux dépens de ses
anciennes connaissances. D'ailleurs il croyait qu'en ma-
tière d'histoire on ne finit point ; ce qui le fit résoudre à
l'abandonner, disant qu'il aimait mieux que tous ces
gros volumes qu'on a écrits fussent dans la bibliothèque
que dans sa tète. On ne laissa pas de l'en railler quel([ue-
fois, mais en vain. Il demanda un jour à un savant^
enivré de cette science : « Monsieur, Adam était- il bien
habile dans le paradis terrestre? » Ce docte lui ayant
répondu assurément qu'oui, puisqu'il avait eu toutes les
sciences infuses. « Eh bien ! lui dit le P. Malebranche,
cet homme qui savait tout, ne savait pourtant ni histoire
ni chronologie. » C'est pourquoi il borna tout ce qu'il en
voulait savoir à l'Kcriture et aux histoires originales qui
concernent l'établissement de la religion chrétienne dans
le monde. M. Simon, qui était alors père de l'Oratoire',
profita de cette disposition pour l'engager à l'étude de
l'hébreu et du rabbinisme , sans quoi il prétendait qu'on
ne pouvait bien entendre les Livres saints. La jeunesse
est crédule, les beaux esprits sont curieux, le P. Simon
était dans une estime générale. Il n'en fallut pas davan-
tage pour faire un rabbin du P. Malebranche. Mais
n'aya.nt point trouvé dans l'hébreu, moins encore dans
les rabbins, les ouvertures qu'il y cherchait pour mieux
entendre l'Ecriture, il se contenta de la méditer'. C'est
^ Au P. Lecointe , d'après Lclong.
2 II n'en fut exclu qu'en mai 1678, à la suite de la publi-
cation de son Histoire critique.
3 En 1673, le P. Malebranche donna à. l'hôpital une maison
La Vie du R. P. Malebranche 11
par là qu'il voulut se préparer au sacerdoce , qu'il reçut
à Paris en 1664, âgé de vingt-cinq ans^
Dieu, qui destinait le P. Malebranche pour abattre l'or-
gueil des faux savants aux pieds de la vérité, le condui-
sait ainsi de sciences en sciences pour lui en faire con-
naître par lui-même toutes les erreurs et tous les défauts.
Il s'y appliquait d'abord avec une ardeur incroyable ;
mais, la force de son esprit lui en découvrant bientôt le
faible, il tombait dans une tristesse accablante, car,
surtout en matière de sciences , on n'aime point à se voir
détrompé. C'est redevenir ignorant de savant qu'on se
croyait être. Le P. Malebranche ne pouvait donc man-
quer d'être bien désolé à la vue de cette lumière inté-
rieure, qui ne servait qu'à lui découvrir ses ténèbres.
Confus d'avoir fait tant de pas inutiles dans la recherche
de la vérité, il était comme un voyageur qui , après avoir
longtemps erré par diverses voies, aboutit à l'entrée d'une
sombre forêt, où il n'aperçoit ni route ni sentier.
Telle était la situation du P. Malebranche lorsque, se
promenant un jour sur le quai des Augustins ', il demanda
située proche Saint-Roch, rue Saint- Honoré, se réservant une
pension viagère de 1600 livres, Abandonnant tout le reste à ses
frères du monde. — Ajoutoiis à cette note , qui n'est pas tout à
fait à sa place, ce détail que , sur ces 1600 livres, Malebranche
payait à l'Oratoire une pension de 500 livres.
1 Tout ceci se passait à la maison de l'Oratoire , rue Saint-
Honoré , que Malebranche vint habiter à la fin d'octobre 1661,
après U7i séjour de quelques mois à Notre-Dame des Ardil-
liers, près Saumur. (MM 231, liasse F.) Induit en erreur par
M. Blampignon , M. Ol/é- Laprune fait séjourner Malebranche
à Saint-Maglo/re de 1600 à 1664 (Op. cit., I, p. 6.), et suppose
qu'il y a suivi les leçons de T/iomassin. (Ibid., 45 et 51.) Jamais
Malebranche ne fut l'élève du grand thi^ologien de l'Oratoire ,
7nais des PP. Chancelier et Fauconier, qui étaient, le dernier
surtout, de très zélés augustiniens. (Voir le Prétendu jansé-
nisme du P. de Sainte-iMarthe , p. 10.)
2 D'autres disent rue Saint-Jacques. (Adry.)
12 Bibliothèque Oratorienne
à un libraire s'il n'y avait point de livre nouveau.
L'illustre M. de Clerscllier% mort en KiS'j, venait tout
récemment de donner au public Vllommc, de M. Des-
cartes*. Cet ouvrage posthume, tout informe qu'il est,
a des beautés singulières. On le lui présenta. Quoicjue le
P. Malebranche fût alors extrêmement prévenu contre
ce nouveau philosophe, qu'il ne connaissait encore que
par le mal qu'il en avait ouï dire autrefois à son régent
de philosophie, il en parcourut quelque chose. 11 y trouva
du bon sens, il en admira la méthode, il l'acheta. Ayant
commencé à lire cet ouvrage tout de suite avec son appli-
cation ordinaire, il y découvrit des vérités si lumineuses,
déduites avec un ordre si merveilleux, et surtout une
mécanique du corps humain si admirable, si divine, qu'il
en fut extasié. Je ne saurais mieux exprimer l'impres-
sion qu'il en ressentit, qu'en rapportant ce (|ue lui-même
en a souvent raconté à ses amis : la joie d'apprendre un
si grand nombre de nouvelles découvertes lui causa des
palpitations de cœur si violentes, qu'il était obligé de
quitter son livre à toute heure, et d'en interrompre la
lecture pour respirer à son aise'. Tout extraordinaire
que cela puisse paraître, je suis assuré (|ue les gens de
bon goût qui connaissent ^\* Descartes, n'en seront point
surpris, car il faut rendre justice à ce grand homme,
malgré les gens d'école qui ne sont ses adversaires (|ue
parce qu'ils le sont du bon sens. C'est le génie le plus
grand, le plus original qui eût avant lui paru dans le
monde: je n'excepte que saint Augustin'. On trouve
1 Claude ClerselUer, l'oniei/ient pf l'appiii du caitésianifme ,
édita plusieurs des ouivr/ges de Descurtes.
2 1664.
^ L'invisible et inutile vérité, dit M. Fontenelle, n'est pas ac-
coutuiuée à trouver tant de «ensibilité parmi les hommes.
^ il. Descartes, dit M. de Fontenelle, auteur le plus original
La Vie du R. P. Matebranche 13
dans ses écrits tous les agréments capables de charmer
la r;iison. Un goût de vérité qui saisit d'abord ; une
clarté qui réveille, un ordre qui enlève; une manière
d'écrire noble, fernie, courte, précise, avec une liaison
de principes, une étendue d'esprit qui en donne à tous
ceux (]ui ont les yeux assez forts pour envisager une si
grande lumière. Profond dans ses principes et néanmoins
facile, juste dans ses conséquences, son caractère parti-
culier c'est d'être inventif, lié, suivi, raisonné, heureux
en découvertes, ingénieux dans ses hypothèses, fécond
en expédients pour les enchaîner ensemble et pour leur
donner ce tour de système dont, avant la naissance de sa
méthode, on n'avait d'exemple que dans l'astronomie et
encore un exemple bien imparfait. Aussi a-t-il eu la gloire
de changer la face de l'univers par ce goût de bon sens
qu'il a eu le bonheur d'introduire dans toutes les sciences.
Mais à qui en eut- il la principale obligation ? C'est ce
qu'on va voir dans la suite de cette histoire ^ .
qui ait peut-être jamais été, est le premier qat ait considéré les
forces centrifuges des corps mus en rond, et le premier qui en ait
prétendu tirer la pesanteur. Cette idée est si belle, si ingénieuse,
si conforme au plan général de la nature, si agréable même pour
ceux qui ont un certain goût de physique, qu'elle mérite de n'être
abandonnée que pour des difficultés invincibles et qu'à la der-
nière extrémité, et d'autant puisqu'il est fort à craindre qu'en y
renonçant il ne faille aussi renoncer pour jamais à savoir ce que
c'est que la pesanteur des corps.
1 On avait philosophé trois mille ans durant sur divers principes,
et il s'élève dans un coin de la terre un homme qui change toute
la face de la philosophie, et qui prétend faire voir que tous ceux
qui sont venus avant lui n'ont rien entendu dans les principes
(le la nature, et ce ne sont pas de vaines promesses; car il faut
avouer que ce nouveau venu donne plus de lumière sur la con-
naissance des choses naturelles que tous les autres ensemble n'en
avaient donné. Cependant, quelque bonheur qu'il ait eu à faire
voirie peu de solidité des principes de la iihilosophie commune,
il laisse encore dans les siens beaucoup d'obscurités impéné-
trables à l'esprit humain. Ce qu'il nous dit, par exemple, de
li Bibliothèque Oratoricnne
La lecture de V Homme de M. Descartes ^ n'avait fait que
mettre en goût la curiosité du P. Malebranche. Il voulut
avoir tous ses ouvrages : sa Méthode, ses Méditations, ses
Principes. Ayant d'abord conçu que et; n'était pas assez
de les lire en courant, comme une histoire, il les médita;
et parce que pour les bien entendre il faut savoir les ma-
thémati([ues, il y joignit l'étude de ces belles sciences,
qu'il apprit parfaitement, et afin que la tendre piété qu'il
avait toujoLU's eue dès son enfance n'en souffrît pas, il
résolut de rapporter toutes ces nouvelles études à la reli-
gion. A la faveur de cette lumière qu'il avait toujours en
vue, il envisagea la philosopbie de M. Descartes par tous
ses côtés. De qucbjue manière qu'il la regardât, il y trou-
vait un agrément singulier ^ fondée sur des idées claires,
elle charmait son esprit, et comme tout y est appuyé sur
l'existence d'un Dieu créateur et moteur de la nature,
sur la spiritualité et l'immortalité de l'âme, son cœur
était pénétré de joie de voir une philosophie si bien
d'accord avec la religion, qu'elle ne peut faire un pas sans
Dieu.
Il donna trois ou quatre années à cette sorte d'étude,
en y employant la méditation encore plus que la lecture.
C'est par là qu'il se rendit tellement maître de la philo-
l'espace et de la nature de la malière est sujet à d'étranges dif-
ficultés, et j'ai bien peur qu'il n'y ait plus de passion que de lu-
mière dans ceux qui paraissent n'en être pas effrayés. (Nicole,
Essais de morale, t. I, p. 34, De la faiblesse de l homme.)
1 La lecture de Descaries fit sur le P. Malebranche ce que la
lecture de Malherbe acait fait vingt ans auparavant sur le cé-
lèbre La Fontaine , qui était entré comme lui dans l'Oratoire ,
mais qui en était sorti deux ans après sans avoir pu soupçonner
le rang qu'il devait tenir un jour sur le Paimasse français'
mais qui , ayant lu par hasard une ode du père de la poésie
française , se trouva ainsi comme changé en un autre homme,
et pmt dire avec le Corrège , a la vue d'un tableau de Hapha'cl :
Et moi aussi je suis peintre. (Adry.)
La Vie du R. P. Malehranche 15
Sophie de M. Descartes que, trente ans après, il l'avait
encore assez présente pour pouvoir répondre à coup sûr
si telle ou telle chose y était ou n'y était pas, en se rap-
pelant seulement les principes dont il voyait aussitôt les
conséquences par le moindre eiïort d'esprit. Ce n'est pas
qu'il eût de ces vastes mémoires, qui retiennent un livre
mot pour mot, et moins encore de ces génies bornés qui
se laissent tellement préoccuper en faveur d'un auteur,
qu'ils n'ont des yeux que pour ses belles qualités sans
en avoir pour ses défauts. Non, le P. Malehranche recon-
naissait dans M. Descartes, comme dans les autres
hommes, des marques de la faiblesse de l'esprit humain ;
entre autres choses il ne pouvait goûter quelques endroits
de sa métaphysique, où parmi les vérités les plus lumi-
neuses il apercevait bien des ténèbres, principalement sur
l'essence des choses, sur la nature des idées, sur les
vérités éternelles, etc. Il avait autrefois lu les ouvrages
philosophiques de saint Augustin, où ces matières lui
avaient paru mieux traitées et plus approfondies. Il les
relut; et, en effet, après une longue méditation il trouva
que le Docteur de la grâce avait mieux connu l'esprit, et
que M. Descartes, qu'on peut justement appeler le doc-
teur de la nature, avait mieux connu le corps : on verra
bientôt en quoi. Il crut donc que de l'un et de l'autre on
pourrait faire quelque chose d'accompli. Dans cette pen-
sée, s'étant rendu maître de leurs principes, il les rap-
procha pour les comparer ensemble. La vérité n'a point
de peine à s'accorder avec la vérité. La métaphysique
sublime de saint Augustin parut toute faite pour la phy-
sique de M. Descartes, et la physi({ue de M. Descartes
pour la métaphysique de saint Augustin. Ce premier
succès l'encouragea. Il entreprit d'écrire ses pensées ;
d'abord sans autre dessein que de s'instruire plus à fond,
et aussi pour apprendre à s'exprimer nettement, ce qui
16 Bihliothèqve Oratorienne
ne s'apprend d'ordinaire que par le travail de la compo-
sition. La Recherche de la vérité lui paraissait, comme à
saint Augustin, d'une obligation indispensable à l'iiomme,
qui est fait pour la connaître ; c'est la matière ({u'il se
proposa et le lilre qu'il donna à son ouvrage. Cet ou-
vrage, le plus fameux de son temps, fut commencé en
1668% l'auteur n'étant encore que dans sa trentième
année. Son dessein général est d'animer tous les hommes
à la reclierche de la vérité, de leur montrer dans eux-
mêmes les obstacle? qui s'y opposent, et de leur expliquer
les moyens qu'on doit prendri; pour y arriver. Les obsta-
cles sont les préjugés sans nombre et de toute espèce
dont on s'aveugle. Les moyens se réduisent à quelques
règles infaillibles pour se former un jugement sûr.
Comme cet ouvrage est le fondement de tous les autres
livres du P. Malebranclif, il est à propos d'en donner
ici une analyse exacte: 1° afin de rassembler dans un
seul point de vue tous ses principes, dont quelques lec-
teurs peu attentifs ou peu éclairés ont de la peine à voir
la suite ; 2° afin que l'on voie les motifs des oppositions
que trouva d'abord le livre dans certains esprits pré-
venus*.
* C'est à l'annce suivante , 27 mai 11)69, que nous trouvons un
oriive du conseil dp VOvatoire envoyant Malebranche àSaumur.
(M.M 580, p. J21.) C'était j)robahl.enient pour le mettre avec son
frère, dont l'inconsfance donnait des inquiétudes. « Mais je
doute, dit Balterc'l (dans ses Mi'iiioiros, p. 312, et non dans If
Registre du Conseil, comme dit M. Blanipi(j non pour avoir mal
lu Adnj),je doute que cet ordre ait eu son exécution. (Voir
encore p. 121, note 2, et p. 122, note 1.)
2 On demandera peut-être, ajoute ici le P. André, pourquoi,
au lieu de pousser les conquêtes du P. Malebranche dans le
royaume de la vérité, je m'amuse à les décrire. Je réponds :
\° qu'il faudrait eu être capable; 2" que je n'ai point les secours
nécessaires pour y réussir; 3" il faudrait être à l'ai-is ou dans
une" grande ville, ou etc.; je suis en province, etc.. il faudrait
La Vie du R. P. Malcbranche 17
Le P. Malebranche , ayant achevé' ces trois premiers
livres de la Recherche de la vérité, les montra par forme
de consultation à un de ses amis, qui en fut si charmé,
qu'à l'heure même il conclut à l'impression. La qualité
d'auteur qui a pour l'ordinaire tant d'attrails pour les
jeunes savants, n'en avait point pour notre philosophe.
L'intérêt en avait encore moins. 11 fallut donc le prendre
par un autre endroit. On lui dit que le moyen de s'assu-
rer de la vérité de ses principes, c'était de les abandonner
à la censure du public, où, malgré la prévention et la
cabale, il se trouve toujours quantité de personnes éclai-
rées, sincères, équitables, qui ne man([ueraient pas de
lui rendre justice. Il se rendit à cette raison, car il aimait
qu'on lui découvrît ses erreurs et ses fautes. Mais comme
il avait en horreur tout ce qui pouvait le distraire, il ne
donna son manuscrit qu'à condition qu'on ne lui parlât
point d'aller mendier des approbations et des privilèges
pour l'impression. Son ami se chargea de tout. 11 porta
d'abord l'ouvrage à M. Pirot% alors censeur des livres.
Ce docteur, élevé dans les ténèbres de l'école d'Aristote,
ne put voir sans chagrin qu'on y donnât tant d'éloges à
M. Descartes, sans égard ni respect pour les décrets de
la faculté qui l'avait interdit à ses collèges ^ Il refusa
être libre, et je me trouve lié. Eq un mot, il faudrait qu'avec beau-
coup de pénétration je me ti'ouva?se dans une situation plus favo-
raLle , etc. (Suif, dans le manuscrit, une minutieuse analtjse
de 60 2)ages in-folio, du premier volume de lu Recherche de la
vérité.)
1 C'est à Ilaroi/ (Seine-ef-Oise) , oii l'Oratoire avait depuis
1624 îine ntaisoti de repos et d'études, que Malebranche aciteea
son livre. (Adry, Bibliothèt/ue.)
2 1631-1713. C'était un des théologiens les plus estimés du
tetnps. liossuct l'honorait de son amitié.
3 Arrêt du Parlenjciit en laveur d'Aristote contre les chimistes,
en 1629. — Voir Cousin, De la persécution du cartésianisme ,
dans les rraf,'mcnts de philosophie moderne.
18 Bibliothèque Oratorienne
tout net son approbation, disant que ce livre sentait fort
le cartésianisme, et qu'il ne voulait passe mettre en
mauvaise odeur dans l'Université, en approuvant des opi-
nions contraires à toute l'antiquité.
L'ami du P. Mal(îl)ranche ne se rebuta pas. Il fit cou-
rir dans Paris le manuscrit qu'on lui avait confié, de
sorte que de main en main il tomba bcureusemcnt dans
celles de M. l'abbé d'Aligre, fils du cbancelier de Franco,
le second de ce nom. Cet abbé avait les deux qualités (juc
le P. iMalebranche soubaitait le plus dans ses lecteurs :
une solide piété jointe à beaucoup de pénétration d'esprit.
Il était même plus babile que ne le sont ordinairement
les plus savants abbés de sa condition. Si l'on en veut
savoir davantage, on peut s'adresser à son al)baye de
Saint-Jacques de Provins, où il mourut il y a cinq ou six
ans ^ dans une si grande réputation de sainteté ' qu'il
s'est acquise principalement par son esprit de retraite,
par ses austérités extrêmes et par sa prodigieuse libéra-
lité envers les pauvres. Lisant avec ces dispositions la
'Recherche de la vrrité, cet ouvrage ne pouvait manquer
de lui plaire inliniment. Il y voyait les matières les plus
curieuses traitées d'une manière si chrétienne, qu'il en
fut touché. Croyant donc que ce serait faire au public un
tort considérable que de l'en priver plus longtemps, il en
résolut l'impression. Comme il tenait les sceaux à la
place de M. le chancelier son père, il n'avait qu'à parler.
Mais parce qu'on lui dit que le censeur des livres avait re-
fusé son sullVage à celui-ci, M. l'abbé d'Aligre le manda
pour lui en demander les raisons. M. Pirot avoua sincè-^
1 Vers 1710.
2 M. Arnaud dit d'un gentilhomme normand qu'il était allé à
Provins auprès de M. l'abbé de Saint-Jacques pour mener la même
vie que cet abbé, qui n'est pas moins pénitente que celle de la
Trappe. {Letires,.lV, 1. 193.)
La Vie du R. P. Malebranche 19
rement que l'ouvrage ne contenait rien de contraire ni à
la foi ni aux bonnes mœurs, que même il lui paraissait
beau ; mais que, sentant le cartésianisme, il aimait mieux
qu'un autre l'approuvât que lui. « Je ne vous demande
point, dit le pieux abbé, d'autre approbation que l'aveu
que vous me venez de rendre, » et après avoir fait don-
ner l'ouvrage à M. de Mézeray, liistoriograpbe de France,
pour examiner s'il ne renfermait rien de contraire aux
maximes de l'Etat, il fit expédier gratis le privilège né-
cessaire pour l'impression. Elle se fit chez André Pralard
et fut acbevée le 2 mai 1674. A peine ce premier volume
de la Recherche de la vérité parut-il au jour, qu'on lui
donna des applaudissements extraordinaires'. On y
admirait, entre autres, la beauté du dessein, l'ordre des
matières, la clarté de la méthode, la majesté du style,
la naïveté des tours, la pureté du langage, la pénétration
de l'auteur, la profondeur de ses réflexions, la sublimité
de ses principes, la justesse de ses conséquences, une
éloquence naturelle, brillante, une érudition bien placée,
des écarts de morale bien ménagés pour égayer la méta-
physique, une intelligence rare des choses de Dieu, le
fond de la nature découvert, nos facultés approfondies,
les choses les plus abstraites revêtues de couleurs sen-
sibles : raison, esprit, beaux sentiments, belles images,
agrément partout, et, ce qui est infiniment plus estimable
1 Ce livre fit beaucoup de bruit , et, quoique fondé sur des prin-
cipes déjà connus, il parut original. L'auteur était cartésien;
mais, comme Descartes, il ne paraissait pas l'avoir suivi, mais
rencontré... La diction, outre qu'elle est pure et châtiée, a
toute la dignité que les matières demandent, et toute la grâce
qu'elles peuvent souffrir. Ce n'est pas qu'il eiit apporté aucun
soin à cultiver les talents de l'imagination; au contraire, il s'est
toujours attaché à les décrier, mais il en avait naturellement
une fort noble et fort vive, qui travaillait pour nn ingrat malgré
lui-même, et ornait sa raison en se cachant d'elle. (Fomenelle.)
20 Bibliothèque Oratorienne
que tout le reste, un certain goût de christianisme qui
pénètre tous les bons cœurs.
Il y eut encore une chose qui ne contribua pas peu au
grand succès de ce livre. M. Arnauld, si connu par son
génie étendu, par sa vaste érudition, par la fécondité de
sa plume et bien plus par ses malheurs, jouissait alors
avec ses amis de la paix que le bon pape Clément IX
leur avait accordée en 1668 ^ Ce docteur, qui régnait
depuis longtemps dans la république des lettres avec une
réputation à laquelle ses persécutions passées donnaient
encore un nouveau lustre, fut un des premiers qui se
déclara hautement pour le P. Malebranche. Il en faisait
l'éloge dans toutes les compagnies. Ses amis, de leur
côté, ne s'y épargnaient pas. Il n'en fallut pas davantage
pour donner à tout Paris la curiosité de le lire, et, pour
peu que l'on eût d'esprit et de bon goût, cette lecture
était toujours suivie d'admiration.
Toutefois on ne peut pas dire que le succès de la
liecherche de la vcrité fut entièrement complet. Toute la
pédanterie de collège frémissait à la vue de ces applaudis-
sements t|ue l'on donnait à un mérite qu'elle ne pouvait
reconnaître, parce qu'il obscurcissait, ou plutôt parce
qu'il éclairait trop le sien. Il semblait qu'il prévît ce qui
est arrivé, que cet ouvrage serait sa ruine. Elle voulut
donc en empêcher le débit. Mais, comme ces pauvres gens
savent mieux crier ([u'écrire, on ne verra pas sitôt paraître
leurs arguments.
Les plus grands ennemis du P. Malebranche ne seront
donc pas les premiers à lui déclarer la guerre. Un cha-
noine de Dijon, nommé Foucher% en voulut avoir l'hon-
1 On sait comhien cotte paix de Clément IX dura peu, et cotn-
ment les violents des deux partis rendirent inutiles les essais
de conciliation de ce papr.
2 Sur ce philosophe et sa controverse avec Malebranche , voir
La Vie du R. P. Malebranche 21
iieur ; c'était un philosophe académicien, dont la secte,
qui alTecte de ne rien savoir, cherche la vérité, non pour
la trouver, mais pour se convaincre qu'on ne la trouve
pas. Je doute fort que cet homme ait jamais pu ou même
voulu se persuader à lui-même qu'il ne savait rien.
Mais je ne doute pas que son petit ouvrage ' contre le
P. Malebranche n'en persuade bien des gens, car il y fait
paraître une ignorance profonde et du dessein et des sen-
timents de l'auteur même qu'il entreprend de combattre.
D'abord il prétend que le P. Malebranche a voulu don-
ner une méthode dans les trois premiers livres de la
recherche, par la plaisante raison qu'il a écrit méthodi-
quement. II trouve mauvais qu'il ait supposé dans son
lecteur quelque notion du bon sens, qu'il n'ait point
prouvé ni les vérités nécessaires, ni celles de la foi, que
contre la coutume des écoles païennes il ait parlé de
Dieu en philosophant. Il lui attribue la contradictoire de
son opinion sur les idées ; il confond sur la même matière
ses principes avec ceux de M. Descartes, quoiqu'il soit
visible qu'en ce point le maître et le disciple sont diamé-
tralement opposés-. On me pardonnera si je n'en dis
point davantage. On peut lire son livre, qui parut sur la
fm de l'année 1(374 ou du commencement de la suivante
avec ce tilre : Criiique de la Recherche de la vérité oà Von
examine en même temps une partie des principes de M. Des-
cartes, ou Lettre d'un académicien.
l'ouvragr de M. Vahhii liabbe. (Paris, Didier, 1867, in -S".)
M. fiable reproduit une partie des erreurs de M. Itlarnpignon ,
que nous avons signalées.
' Son ouvrage était assez l.iieii éci'it.
- Il attaque plutôt des propositions incidentes que le fond du
livre. Brouillant tout en lionnète homme, plus de cœur que d'es-
prit.
CHAPITRE II
Malcbranche. publie le deuxième volume de la Recherche de la
vérité (1675). — Succès grandissant de cet ouvrage. — L'as-
semblée générale de l'Oratoire vote des remerciements à Ma-
lebrancbe. — Relations avec la princesse palatine Elisabeth.
— Malebrancbe compose les Conversations chrétiennes {1616).
— 11 publie, l'année suivante, les Méditations pour se disposer
à l'humilité et à la pénitence (1677). — Objections qu'où fait
sur certains points de la Recherche,
Cependant le P. Malebrancbe, animé par le succès du
premier volume de sa Recherche, travaillait fortement au
second : ce qui l'obligea à ditférer sa réponse à M. le cba-
noine Foucber. Mais une autre main s'arma incontinent
pour sa querelle. Le P. dom Robert Desgabcts, bénédic-
tin de la congrégation de Saint-Vannes', lit la Critique
de la critique «. C'est le titre qu'il donna à son livre, où il
fait bien voir qu'il n'entend guère mieux l'auteur qu'il
défend que celui qui l'avait combattu. On peut bien ju-
ger que celui-ci ne demeura pas sans répliquer % ni
1 // y était entré en 1636, et ij mourut en 1G7S. C'était un
habile métaphysicien , qui se rendit célèbre aussi par sa décou-
verte de la transfusion du sang.
2 Imprimée à Paris en 1075.
3 Réponse à la critique de la Critique de la Recherche de Ici
vérité sur la philosophie des académiciens, vers 1685. On avait
déjà répliqué sur le reste de la critique de la Critique, dès 1679.
La Vie du R. P. Malebranche 23
celui-là sans repartir; mais cela ne vaut pas la peine
qu'on s'y arrête.
Pendant que ces deux auteurs se battaient ainsi, sans
vouloir entendre le sujet de leur dispute, la Recherche de
la vérité se trouva finie et parut tout entière vers la fin
de l'année 1675. Le P. Malebranche mit à la tète du
second volume une préface, où il répondit à M. Foucher
d'une manière assez vive, lui reprochant surtout la né-
gligence avec laquelle il l'avait critiqué , sans se donner
la peine de le comprendre. Et, afin qu'on ne s'avisât
plus désormais de l'attaquer dans l'espérance d'avoir
une réponse , il déclare qu'il n'en fera point à ceux qui
lui paraîtront avoir plus de zèle pour la dispute que pour
la vérité. Et tels sont assurément la plupart des critiques.
Ensuite, il reprend ses principes et continue son ouvrage,
dont voici l'analyse des trois derniers livres ^
Tel était, à peu de chose près, le second volume de
la Recherche de la vérité, qui parut à Paris avec une se-
conde édition du premier, à la fin de septembre 1675.
Comme il ne s'était pas trop fait attendre, il trouva les
esprits dans la situation favorable où les avait mis le
commencement de l'ouvrage. A la lecture qu'on en fit,
les applaudissements redoublèrent. Le premier volume
avait fait dire au public que jamais homme n'avait si
bien connu l'esprit humain que le P. Malebranche, et
celui-ci faisait dire hautement que les replis du cœur hu-
main n'avaient jamais été si bien développés. Sa mé-
thode, qui est celle de M. Descartes, mise dans le plus
beau jour par des exemples propres pour les faire goûter,
charmait également toutes les personnes que le démon
On peut voir, sur cette discussion , l'ouvrage de M. Rabbe , que
nous avons cité plus haut .
1 Ci-tte analyse va, dans le manuscrit, de la patjc 79 à la
paijc 140.
i24 Bibliothèque Oralorienne
de la pédanterie ne possédait pas. Les libraires avaient
peine à suffire à la foule des curieux de Paris et des pro-
vinces qui leur demandaient la Ikcherche de la vérité. Ce
livre pénétra même jusqu'à la cour, pays pour l'ordinaire
aussi inaccessible à la pbilosopbic qu'à la religion. Le
duc de Chevreuse', qui avait hérité de son illustre père
le duc de Luynes' toute la pénétration d'esprit néces-
saire pour comprendre ces sortes d'ouvrages, fut celui
qui se distingua davantage parmi les plus grands qui
voulurent se défaire, par les leçons du P. Malebranche ,
de l'ignorance grossière qui, en ce temps -là, était un
des apanages de la qualité. Nous verrons bientôt que
des princes du sang ne rougirent point de suivre son
exemple.
Les pères de l'Oratoire tenaient alors à Paris leur as-
semblée générale'. On peut bien juger que des per-
1 Clutrles-Uimoré- Albert de Luynes ( lG4(i-1712 ). // est sur-
tout connu par sa liaison avec Fcnelon. Voir sur lui Saint-
Simon , qid l'appelle un ministre d'État incognito.
2 Le célèbre ami de Port-Royal. (Voir Sainte-Beuve.)
3 La quinzième. Vvici le texte de ces félicitations que ne
donnent pas les Extraits imprimés : « L'Assemblée , ayant été in-
formée des ouvrages modernes que plusieurs de nos Pères ont
donnés au public avec beaucoup d'approbation et de succès dans
le clergé et parmi les savants, en a été extrêmement consolée,
et a nommé quelques-uns de ses Pères pour en témoigner sa
satisfaction: au P. Charles le Cointe pour ses .innales de l'É-
glise gallicane, au P. Cabassut pour ses ouvrages sur les con-
ciles et sur le droit canon , au P. Pasquier Quesnel pour l'édi-
tion nouvelle de Saint Léon, pour la Morale tirée de l'Évan-
gile et pour ce qu'il a fait sur notre office de Jésus , comme aussi
pour le recueil auquel il travaille pi'ésentement de quantité d'o-
puscules du feu P. Morin. Pareilli-ment au P. Simon, pour divers
ouvrages pleins d'érudition qu'il a faits; et enfin au P. Male-
branche pour un traité qu'il a publié et qui est estimé de tout
le monde. Elle a désiré aussi que le P. Tliomassin fût convié et
prié de mettre en lumière l'ouvrage qu'il a fait sur V Incarnation
et autres. » (Page 7 des Actes originaux, Archives de l'Ora-
toire.)
La Vie du R. P. Malebranche
sonnes, que la seule charité unit ensemble, sans intérêt
temporel (jui les divise, furent bien sensibles à l'honneur
que répandaient sur eux les succès de leur confrère. Ils
en furent si touchés, qu'ils ordonnèrent tout d'une voix
que l'on ferait des remerciements au P. Malebranche de
ce qu'il travaillait utilement pour le public. C'est ainsi
que ceux qui gouvernent doivent marquer aux sujets qui
sont utiles la reconnaissance que la jalousie n'étouile
que trop souvent dans le cœur des particuliers.
La réputation de la liechcrche de la vérité ne se ren-
ferma point dans les bornes de la France. Elle se répan-
dit aussitôt dans tous les États de l'Europe où les sciences
ont quelque accès : en Italie, en Espagne, mais principa-
lement en Allemagne, en Hollande, en Angleterre. En un
mot, partout où la langue française est connue. C'est
pourquoi on fut obligé d'en faire d'abord édition sur édi-
tion \ de sorte que, depuis 1674 jusqu'en 1678, il en
parut presque tous les ans une nouvelle : quatre de Pa-
ris, une de Lyon sous le nom de Strasbourg, deux d'Am-
sterdam, sans parler des traductions latines-, que l'on en
fit en divers endroits, pour mettre l'ouvrage entre les
mains de tous les savants.
Un succès si complet et un applaudissement si général
avaient sans doute de quoi flatter le P. Malebranche,
mais voici une chose qui lui lit infiniment plus de plaisir.
La princesse Elisabeth, (illc aînée du fameux électeur
palatin % qui disputa si malheureusement la couronne
1 1G77, nouvelle édition tic la lipchrrchp , on deux volumes,
avec un troisième d'éclaircissements , achevée d'imprimer h;
30 juin !(;78. — IB7S, nouvelle édition de la tiechcrclw , in-'t".
2 Eu lOs'l , ]iremière traduction latine par M. l'Enfant, mi-
nistre à HiTlin, à Genève. Le latin en est peu élégant, même
grossier.
3 Frédéric V, qui pprilit à la halaille de Pra;/iii' non seule-
ment lu Bnlièine, inalx toux ses Etats.
26 Bibliothèque Oratoriennc
de Bohème à l'empereur Ferdinand II, fut si charmée de
la Recherche, qu'elle en voulut connaître l'auteur. Cette
illustre héroïne, que la philosophie avait consolée de la
perte d'un royaume, était un de ces génies rares, à qui
rien ne coûte. Joignant toute la délicatesse de l'esprit
des femmes avec toute la force de l'esprit des hommes,
elle brillait également dans les cercles de la cour et dans
les assemblées des savants. Elle avait appris dans sa
première jeunesse, comme par manière de récréation,
tout ce qu'il y a de plus curieux dans les sciences, et ce
que les plus beaux esprits ont bien de la peine à acqué-
rir; elle avait une égale facilité pour les mathématiques
et pour la métaphysique, pour les connaissances les plus
relevées et pour les belles-lettres qui sont à la portée des
moindres esprits. Mais ce qui me paraît plus estimable,
elle avait un courage que toutes les disgrâces de sa mai-
son ne purent ébranler; une humeur toujours contente,
que les plus grands revers ne pouvaient altérer. Belle,
vertueuse, agréable, en un mot, à sa religion près, qui
était la protestante-cal vinicnne, c'était une princesse ac-
complie. Aussi M. Descartes, qui se connaissait en mérite
autant qu'homme du monde, la choisit, en 1641, préféra-
blement à tous les princes de l'Europe, pour lui dédier
son grand ouvrage des Principes de la philosophie. Elle
n'avait plus les agréments de la jeunesse lorsque le livre
du P. Malebranche lui tomba entre les mains. Mais, par
la réflexion et par l'expérience, elle avait acquis une soli-
dité de raison qui lui en fit goûter toute la profondeur.
Depuis M. Descartes, elle n'avait rien lu de si beau. Elle
en voulut connaître l'auteur. Pour cela, elle s'adressa à
M'^oPabbcsse de Maubuisson, princesse palatine, sa sœur ' ;
1 Voir, sur cette princesse, Saint-Simon (édition Cliéruel-Ré-
gnier), VI, p. 2oS.
La Vie du R. P. Malcbranche 27
et elle voulut honorer l'auteur d'une lettre de compli-
ments, dans laquelle cette grande princesse lui témoi-
gnait une estime, une conllance, une bonté tout extraor-
dinaires.
Le P. Malcbranche était humble, sans être sauvage. Il
fut très sensible à cet honneur et à tant de marques
d'estime de la part d'une princesse qui passait pour un
prodige d'esprit et de bon goût, d'autant plus qu'il
croyait avoir trouvé la plus belle occasion de signaler
son zèle, en s'eiForçant de ramener au sein de l'Église
romaine une princesse , dont la conversion en aurait at-
tiré infailliblement plusieurs autres. Dans cette vue, il lui
écrivit, et, après lui avoir marqué sa reconnaissance dans
les termes les plus tendres et les plus respectueux, il lui
parla de philosophie, d'où il passa, selon sa méthode or-
dinaire, à la religion. La lettre était forte et solide. Mais,
soit que les préjugés en cette matière soient plus forts
qu'en toute autre, soit que l'âge les eût rendus insur-
montables, soit que la haine des ennemis de sa mai-
son, qui étaient presque tous catholiques, eût attaché à
leur religion des idées odieuses , qui lui en faisaient un
monstre, ou plutôt parce que la conversion du cœur
n'est point l'ouvrage du raisonnement ou de l'éloquence
humaine, le P. Malebranche n'eut pas auprès de la prin-
cesse Elisabeth le même succès que M. Descartes auprès
de la reine Christine ^
1 L'entreprise était d'une extrême difficulté. La princesse Éli-
sabetli avait contre l'Église romaine la prévention la plus forte ,
soutenue par les passions les plus puissantes. Car, sans parier
de son éducation en Hollande, elle se voyait environnée de princes
protestants, la jilupart ou ses jiarents ou ses alliés. Les oppres-
seurs de sa maison étaient catholiques. Le pouvoir exorbitant
que les flatteurs de la cour de Home attribuent aux jiapes, même
pour les clioses spirituelles, par exemple pour les dispenses,
lui paraissait uu scardale. Quelques abus tolérés parmi nous
28 Bibliothèque Oratorienne
La guerre contre le sieur Fouchcr lui réussit plus
heureusement. Car ce bon chanoine ayant voulu répon-
dre à la préface du second volume de la Recherche, où
l'on montrait assez clairement une partie du mauvais
goût de sa critique, le P. Malebranche lit un avertisse-
ment de cin(| ou six pages dans lequel, n'attaquant que
la première de ses réponses, il l'abattit avec tant de
force, que son ennemi fut contraint de capituler. Un ami
commun s'en mêla : Foucher s'excusa. Le P. Malebran-
che pardonna, et, pour faire voir la sincérité de son re-
dans le culte public, ou plutôt dans les dévotions populaires, la
révoltaient contre tout le reste. « Considérez, je vous prie, lui
écrÏA'it le P. Malebranche , madame la princesse votre sœur, qui
souffre beaucoup sans doute de se voir séparée de comuiunion
d'avec vous. Considérez parmi nous tant d'àmes saintes qui sont
fort troublées de voir qu'une personne , aussi savante que Votre
Altesse, autorise, par son exemple, ceux qui ont fait schisme
avec leurs frères, et vous..., etc.» Le P. Malebranche accom-
pagna sa lettre du troisième volume de la Rrrherchp de la vé-
rité. M'"" de Maubuisson envoya l'un et l'autre à Herford, où ils
pi'oduisirent des efl'ets bien différents. La princesse Elisabeth ad-
mira les Eclaircissr)//enfs du P. Malebranche autant que ses
autres livres. Mais quant à la lettre dont il les avait accompagnés,
elle ne jugea pas à propos de la reconnaître comme de lui. Elle
ne remarquait, disait- elle, ni son style, ni sa manière de rai-
sonner. C'est ce qu'elle ré pondit à madame sasœur, ajoutant qu'elle
priait l'auteur d'entrer avec elle en controverse , « mais s'il veut
bien m'apprendre à aimer Dieu avec plus d'ardeur. »
Les cœurs droits ne sont point à l'épreuve d'un soupçon d'ar-
tifice. I\I'"<^ de Maubuisson souffrit impatiemment qu'on la crût
capable d'une fraude , même pieuse ; car on appelle ainsi , par
abus, les mensonges les plus exécrables. Mais elle fut encore
plus touchée de l'aveuglement prodigieux oii elle voyait sa sœur,
de ne pas comprendre que la foi étant une, selon l'Écriture, il
ne peut y avoir qu'une seule confession qui sauve. Néanmoins
elle regarda comme un bon présage que la princesse Elisabeth
voulût bien être instruite sur la morale chrétienne. Elle crut que
c'était une ouverture pour aller à tout le reste. Elle en écrivit
au P. Malebranche. Elle le pria de faire une deuxième lettre.
Elle espérait qu'elle serait plus efficace que la première. Le P. Ma-
lebranche ne fut pas de son avis : il avait beaucoup de zèle,
La Vie du R. P. Malebranche 29
tour, il supprima généreusement, dans les éditions de son
livre qui suivirent sa réconciliation, la préface et l'aver-
tisscmcnt qui combattaient la critique et son apologie.
Ceux qui savent combien les auteurs sont idolâtres de
leurs moindres ouvrages pourront juger par là combien
le P. Malebranche était au-dessus de ces petites fai-
blesses qui déshonorent si fort la république des lettres.
Ce fut environ ce temps- là qu'il entreprit son livre
des Conversations chrétiennes; voici à quelle occasion:
Vers la fin de l'été de 1676, étant à Marines', proche
mais sou zèle était sage. Ayant remarqué, par la réponse de la
princesse Élisabetli , qu'elle ne voulait point entrer en contro-
verse, il douta que des exhortations fissent impression sur un
esprit qui était en garde contre la vérité. 11 se contenta d'écrire
à M""= de Maubuisson une lettre qui pût lui être envoyée. 11 y
traitait, en peu de mots, le sujet qu'elle avait marquée, mais
sans perdre de vue son dessein. Cette lettre n'eut pas plus de
succès que la première. La princesse Elisabeth se détrompa vo-
lontiers à l'égard de la lettre du P. Malebranche. Elle n'en fit pas
de même à l'égard de la religion. Elle répondit qu'il était vrai
que Jésus- Christ ne répand son esprit que dans ceux qui lui
étaient unis , comme au chef de l'Église , conservant la charité
avec leurs frères, qui en sont les membres; que cela est clair
dans sa parole; mais qu'il n'était pas si clair que cette partie
de l'Église, qui est unie au pape, fût l'Église tout entière;
qu'ainsi elle s'en tenait à ce qui est indispensable jusqu'à ce que
Dieu lui montrât une meilleure voie; que le changement de
communion, bien loin de l'humilier, comme on lui disait, la
pourrait, au contraire, enfier d'orgueil, parce qu'elle se verrait
applaudie par la plus considérable partie du monde; qu'au reste,
elle convenait avec le P. Malebranche dans les clioses essen-
tielles; qu'elle lui était fort obligée du soin qu'il prenait de son
àme; qu'elle se recommandait à ses prières, ne doutant pas (jn'il
ne fût un véritable membre du corps de Jésus -Christ; mais
qu'elle ne pouvait se rendre à ses préjugés ni espérer de vivre
assez longtemps pour examiner toutes les controverses. En eft'et,
elle ne survécut à sa réponse que peu de mois. Car elle mourut
vers la fin de 1679.
1 L'Oratoire y avait un établissement depuis Ui 1 8. Matebraneke
aimait à aller s'y l'epo^er.
30 Bibliothèque Oraloricnne
Pontoisc, chez M. Je duc de Chevreuse, dont nous avons
déjà parlé, ce duc, homme d'esprit et fort zélé, qui avait
remarqué dans la Uecherche de la vérité plusieurs beaux
endroits pleins d'onction , et qui lui semblaient très pro-
pres pour démontrer la religion et la morale de Jésus-
Christ, le pria de les recueillir en un petit volume, afin
de les rendre plus utiles au public. La proposition était
trop conforme à l'inclination du P. Malebrancbe pour
n'être pas acceptée. Il mit aussitôt la main à l'œuvre : et,
pour donner un nouveau tour aux principes qu'il avait
déjà établis dans la Recherche, il prit le style des conver-
sations. 11 crut que cette manière d'écrire, étant moins
sérieuse et plus éloignée de la méthode ordinaire, serait
plus du goût du commun des hommes, qui voudraient
bien apprendre la philosophie, mais sans philosopher ^
Le P. Malebrancbe , ayant achevé les Conversations
chrétiennes en 1676, les fit imprimer à Paris la même
année, sans nom d'auteur; ce qui donna occasion à un
autre de se les attribuer. Voici le fait : on y voit d'une
part un exemple de vanité assez commune, et, de l'autre,
un exemple de modestie fort rare. Cet ouvrage avait été
fait à la campagne avec beaucoup de précipitation. Il
s'agissait de satisfaire la curiosité d'un ami et d'un grand
sur une matière aussi intéressante que la raison et la re-
ligion. C'en était trop pour obliger le P. Malebrancbe à
se hâter. Aussi le style des Conversations était d'abord si
négligé, qu'il n'était pas facile d'y reconnaître l'auteur de
la Recherche de la vcrité. Ce;endant, comme elles trai-
taient les sujets du monde les plus beaux et d'une manière
fort ingénieuse, et que d'ailleurs Paris était au goût de
philosopher, la première édition fut bientôt enlevée. Un
1 L'analyse des Conversations s'étend de la page 144 du mss
jusqu'à la page 199.
La Vie du R. P. Malebranche 31
ecclésiastique de province, apparemment lyonnais, qui
se trouvait alors à Paris, vint s'offrir au P. Malebranche
pour en faire faire une seconde édition à Lyon. Le père
y consentit, retoucha son ouvrage en plusieurs endroits,
et lui en confia l'exemplaire corrigé. Il faut remarquer
que cet ecclésiastique était binôme, c'est-à-dire de ces
gens qui ont un nom pour Paris et un autre pour la pro-
vince. Je ne sais point le premier : Vaugelade était le se-
cond. Ayant donc obtenu ce qu'il demandait, peut-être
d'abord sans dessein , car il ne faut juger mal de per-
sonne , il fit une lettre pour servir de préface aux Conver-
sations chriiiennes, et, pour montrer qu'il en usait de
bonne foi, il l'envoya au P. Malebranche qui, encore
qu'il ne la trouvât pas fort bonne, lui permit de la mettre
à la tête de son livre, de peur de lui déplaire. Mais il ne
laissa pas d'être un peu étonné , quand il apprit que son
ouvrage paraissait à Lyon sous le nom de l'abbé de Vau-
gelade, qui en recevait les compliments, sans les vouloir
partager avec personne. Voyant toutefois que la vérité
n'en souflrait point, et que son livre, quoique sous un
étendard étranger, lui faisait chaque jour de nouvelles
conquêtes, il demeura dans le silence. 11 crut qu'il était
de la charité de ne point révéler au public la honte de
son frère. Mais un libraire de Bruxelles ne fut pas si
scrupuleux : il ne devait pas l'être; il crut qu'il était de
la justice de rendre cet ouvrage à son véritable père. Il
le fit en 'IG77, dans une troisième édition qu'il intitula,
comme on a fait depuis presque pour tous les livres du
P. Malebranche, par V Auteur de la 'RechercJœ de la vérité.
Le mensonge est timide. Vaugelade n'osa s'inscrire en
faux contre le libraire, et, après quelques mois de gloire,
il fut obligé de passer le reste de ses jours dans l'ob-
scurité.
Le P. Malebranche, s'étant aperçu que plusieurs per-
32 Bibliothèque Oratorienne
sonnes intelligentes avaient été touchées de ses Conversa-
tions chrétiennes, résolut de mettre les mêmes vérités qu'il
y avait établies en forme de méditations, pour les rendre
encore plus édifiantes. Il prit pour modèle saint Augustin
dans ses Soliloques, qui ne sont autre chose que des en-
tretiens avec la raison universelle, ou le Verbe éternel
qui éclaire tous les esprits, et dont il apprend les plus
beaux principes de la métaphysique et de la religion. Sur
ce plan , le P. Malebranche commença ses Méditations
chrétiennes. Les quatre premières étaient achevées sur la
fm de 1676; mais, craignant que cette manière de se
faire instruire par le Verbe divin, quoiqu'il soit évident
({ue nous ne voyions rien que dans sa lumière, ne cho-
quât certaines personnes peu éclairées, qui sont toujours
prêtes à blasphémer ce qu'elles ignorent, il abandonna
cet ouvrage. Nous verrons, dans la suite, les raisons qui
l'obligèrent à le reprendre sans en changer la forme. 11
se contenta alors de composer de petites méditations ,
suivant sa méthode ordinaire. Elles consistent dans une
considération souvent fort courte, mais quelquefois un
peu trop philosophique, et dans une élévation de cœur à
Dieu toujours fort tendre et fort affectueuse. Son dessein
est d'inspirer à l'homme des sentiments d'humilité et de
pénitence. 11 savait que l'orgueil et l'amour du plaisir sont
les plus grands ennemis de la religion chrétienne. 11 entre-
prend de les combattre, en nous faisant considérer notre
bassesse et notre corruption; c'est pourquoi il découvre
l'homme à lui-même sous les trois rapports qui le ren-
dent plus digne de mépris et de haine : comme créa-
ture, comme lils d'un père pécheur, comme pécheur lui-
même.
Comme créature, l'homme n'est qu'un pur néant, que
faiblesse, que ténèbres, qu'iiupuissance, etc.;
Comme fils d'un père pécheur, c'est un malheureux.
La Vie du R. P. Malebranche 33
un réprouvé, un enfant de colore, que Dieu abandonne,
dépouillé et sans armes, à la fureur de ses ennemis, etc.;
Comme pécheur lui-même et volontairement coupable,
c'est un apostat, un traître, un monstre volontaire, qui,
séparé de Jésus-Chrisl, mériterait de porter tout le poids
de la colère d'un Dieu vengeur.
Les conclusions pratiques sont faciles à tirer. Entrons
dans les sentiments de Dieu à notre égard. Cjomme créa-
ture, l'homme n'est rien : il faut donc le mépriser;
comme tîlsd'un père pécheur, il ne mérite aucune grâce :
il ne faut donc lui rien accorder; comme pécheur lui-
même , il est digne de mille supplices : il faut donc l'y
condamner, l'y conduire, et nous-mêmes l'exécuter.
A la suite de ces méditations, il y a un traité fort court:
De l'adoration en esprit et en vérité. Le P. Malebranche
la fait consister en deux points : à penser comme Dieu
pense, et à vouloir comme Dieu veut. Penser comme
Dieu pense, c'est-à-dire porter de lui le jugement éternel
(lu'il porte de lui-même: qu'il est intini, qu'il est Dieu,
que devant lui nous ne sommes rien, et que, pour avoir
([ueique société avec lui, nous avons besoin d'un média-
teur Homme-Dieu qui en soit le lien. Vouloir comme
Dieu veut, c'est-à-dire aimer toutes choses dans l'ordre
et à proportion qu'elles sont aimables: Dieu, par exemple,
iniiniment plus que ses créatures, et ses créatures, à pro-
portion qu'elles sont plus excellentes, ou par leur nature,
ou par la grûcc de Dieu, ou par leurs mérites acquis par
le bon usage de leur libre arbitre. Or ce vrai culte de
Dieu ne se peut trouver que dans la religion chrétienne,
dans laquelle seule nous avons la vraie foi cl. la vraie
charité. Par la foi nous pensons comme Dieu pense, et
par la charité nous voulons comme Dieu veut.
Par la foi nous pensons comme Dieu pense ; je dis
par la foi en Jésus-Christ, par laquelle nous reconnais-
34 Bibliothèque Oratorienne
naissons que Dieu est si grand, qu'il n'y a qu'un Dieu qui
puisse l'honorer et satisfaire pour nous ; en un mot nous
donner avec lui quelque rapport, quelque société.
Par la charité nous voulons comme Dieu veut : je dis
encore par la vérité en Jésus-Christ, en qui seul Dieu nous
aime, et en qui seul nous l'aimons, comme il le mérite,
infiniment plus que toutes ses créatures, et toutes ses
créatures selon l'ordre immuable de la justice, qui est
la loi indispensahle des intelligences.
On voit bien que ces vérités ont rapport aux principes
établis dans les Conversations chrétiennes. Aussi ne les
avait- on réduites en méditations que dans le dessein de
les y joindre. Mais, quelques personnes ayant souhaité que
le P. Malebrancheles fitin)primer à Paris, il y ajouta des
considérations pour tous les jours de la semaine avec
deux excellentes prières. Ces considérations et ces prières
me paraissent bien meilleures que les méditations. Elles
sont plus dans le goût de ces sortes d'ouvrages; au lieu
que les autres, en quelques endroits, ont je ne sais quoi
de trop philosophique. Mais on trouvera ici de quoi s'édi-
fier avec moins île peine ; on y voit simplement exposées
les plus grandes vérités de la religion ; des passages de
l'Écriture fort touchants avec un mystère important pour
chaque jour de la semaine. On me permettra d'entrer dans
quelques détails pour faire voir combien le P. Malebranche
était éloigné du sentiment de ces chrétiens superbes qui
ne veulent point s'abaisser jusqu'à se prescrire des pra-
tiques de piété journalières, sans lesquelles j'ose avancer
qu'il est impossible de conserver longtemps l'esprit de
religion que nous devons avoir. Ce grand homme, esprit
fort s'il en fut jamais, n'avait point la ridicule faiblesse
de vouloir se distinguer du simple peuple par le mépris
de ces petites choses, qui lui paraissaient essentielles, car
nous savons qu'il suivait lui-même fidèlement les règles
La Vie du R. P. Malebranche 35
qu'il donne ici aux autres, de prendre chaque jour quel-
qu'un de nos mystères pour l'honorer plus particuliè-
rement.
C'en est assez pour mon dessein. Ce petit livre fut im-
primé', avec l'approhation de M. Pirot, en 1677 ^ On le
lut, on le goûta; on fut surpris de voir une dévotion si
tendre dans un philosophe.
C4ependant le P. Malebranche jouissait en paix du
succès de ses ouvrages, qui semblait augmenter de jour
en jour tant à Paris que dans les pays étrangers. Mais
comme il aimait la vérité plus que l'estime des hommes,
il eût souhaité , qu'au lieu de ces applaudissements , qui
ne lui apprenaient rien, on lui fît plutôt de bonnes diffi-
cultés, qui lui donnassent occasion de faire l'épreuve de
ses principes en y répondant, et de s'instruire plus à
fond par la méditation de ces premières vérités, ou même
de se rétracter des erreurs qui pourraient lui avoir
échappé ; car il n'était point de ces orgueilleux philo-
sophes qui ne peuvent souffrir la censure, comme s'ils
étaient infaillibles. 11 aimait qu'on lui proposât des objec-
tions , pourvu qu'on y procédât de bonne foi et avec un
esprit d'équité ; c'est pourquoi, à l'exemple de M. Des-
cartes, il était le premier à exciter les savants à lui en
faire, et à les mettre par écrit. Mais la défaite du pauvre
Foucher, qui , après quelques légers combats , avait été
obligé de rendre les armes, les tenait tous en respect.
Ainsi on ne l'attaqua point dans les formes, si ce n'est
peut-être dans des cahiers de collège, où il a toujours été
permis d'attaquer tous les bons livres sans que les au-
^ Il accorda ce livre à l'importunité de la femme d'un libraire
[Roulland , ajoute le P. Lrlon;/] , qui lui avait autre/bis fourni
des livres. (M.tnuPCi'it de Troyos, p. 15.)
- Nouvelle édition en 1701. Paris, in- 24, sous le titre : Ré-
flexions.
36 BiblioOièque Oratorienne
leurs se croient obligés tic se défendre contre de pareils
assauts.
Tout ce que le P. Malebranchc put obtenir alors fut
donc que ses amis lui rapportèrent de vive voix les diffi-
cultés que l'on formait contre ses principes dans les con-
versations de Paris et dans les conférences des savants.
Par ce moyen, il apprit ce que l'on trouvait à redire dans
sa Recherche de ia venir. Ordinairement ce ne sont que des
propositions incidentes, qui ne font rien au système,
mais qu'il est néanmoins à propos de retenir pour la
suite de l'histoire : on trouvait donc à redire :
Dans k P'^ livre. — 1^ Qu'il eût admis d'un côté dans
l'homme un principe actif de nos déterminations, et nié
de l'autre (|ue l'homme fût capable de se donner à lui-
même (|ueli]ue nouvelle n)odilication physique, réelle,
positive : ce qui parait renfermer contradiction.
2*^ Qu'il eût dit que la volonté ne peut déterminer
diversement l'impression naturelle qui le porte vers le
bien, qu'en commandant à l'entendement de lui repré-
senter quehjue objet particulier, expressions schola-
stiques et ambiguës.
3° Qu'il eût dit (ju'il ne faut pas s'étonner si nous
n'avons pas d'évidence des mystères de la foi , puisque
nous n'en avons pas même d'idées. On voit biin qu'il
parle des idées claires , telles que sont les idées du corps
et des figures géométriques. Mais les criti([ues ne ver-
ront jamais ce que tout le monde voit.
4" Qu'il eût dit qu'Adam n'était point porté à l'amour
de Dieu et aux choses de son devoir par des plaisirs pré-
venants, parce que la connaissance qu'il avait de son
bien , la joie qu'il ressentait sans cesse comme une suite
nécessaire de la vue de son bonheur en s'unissantà Dieu,
pouvaient suffire pour l'attacher à son devoir, et pour le .
faire agir avec plus de mérite que s'il eût été comme j
La Vie du R. P. Malebranche 37
déterminé par des plaisirs prévenants, c'est-à-dire de la
manière que nous le sommes dans notre état, à cause des
plaisirs prévenants de la concupiscence , qui ont besoin
de contrepoids. Critiquer cette proposition, n'est-ce pas
chicaner ?
5° Qu'il eût dit que la délectation prévenante est la
grâce de Jésus- Christ, comme s'il eût voulu dire qu'il
n'y a point d'autre grâce acluelle que celle-là , vu qu'il y
en a que Jésus-Christ ne nous a point méritées, ce qui
est une calomnie trop manifeste.
6° Qu'il eût dit qu'il est très difficile de prouver qu'il
y a des corps ; il prétend même qu'il est impossible de
le démontrer géométriquement. Opinion qui devait égale-
ment choquer et les péripatéticiens qui sentent, et les
cartésiens qui raisonnent.
Dans le 11^ livre. — l" Qu'en expliquant la mémoire et
les habitudes corporelles , il n'eût point parlé de la mé-
moire ni des habitudes spirituelles : comme si les auteurs
étaient obligés de tout dire, et de parler de ce qu'on ne
peut savoir avec évidence.
2° Qu'il eût expli(iué la transmission du péché originel
par la communication qui se trouve entre le cerveau de
la mère et celui de son enfant : nouveauté inconnue à
toute l'antiquité ; mais il ne s'agit que d'une explication
et non pas d'un dogme de foi.
3'^ Qu'il eût décrié des auteurs aussi fameux que Ter-
tullien, Sénèqueet lAIontaigne, en les citant pour exemple
des imaginations fortes et contagieuses : ce qui doit fort
déplaire à nos orateurs tant sacrés que profanes, dont la
plupart ne persuadent l'esprit qu'en étourdissant la rai-
son comme Tertullien , ou en l'éblouissant comme Sé-
nèque, ou en la séduisant comme Montaigne.
Dans le 111° livre. — 1° Qu'il eût osé dire que c'est
Dieu qui nous éclaire, que c'est Dieu qui nous enseigne
BiBL. ou. — VIII ^i
38 Bibliothèque Oratorienne
toute vérité, et, par conséquent, que c'est en Dieu seul
que nous voyons les idées de toutes les clioses , que nous
connaissons comme dans la raison universelle, dont la
lumière partout présente rond tons les hommes raison-
nables : erreur nouvelle qui était une vérité fort ancienne
du temps de saint Augustin.
2° Qu'il eût osé avancer que nous n'avons point
d'idée claire de la nature ni des modilicalions de notre
âme, (.'t <}ue nous ne la connaissons que par sentiment
intérieur : opinion diamétralement opposée à celle de
M. Doscartes et par là une hérésie chez les cartésiens.
A° Qu'il eût assuré, contre les usages reçus dans les
écoles, que ce n'est point rendre raison des choses que
de les expliquer par des termes de logique, par des
termes vagues et généraux, c'est-à-dire qui ne réveil-
lent dans les esprits aucune idée particulière ni d'être,
ni de manière d'être, tels que sont les mots de nature,
de forme, de vertu, de facultés, de pouvoirs, termes
scientifiques qui ne sont clairs que parce qu'ils sont fa-
miliers; c'est à quoi les péripatéliciens trouvèrent fort à
redire.
4" Qu'il eût semblé faire entendre, dans la conclusion
des trois premiers livres, que nos sens sont en toutes
rencontres plus utiles à la conservation de la santé que
les règles de la médecine ; que notre raison , bien consul-
tée à la lumière de l'Evangile, suffirait absolument pour
nous instruire de nos devoirs, sans que nous ayions fort
besoin de la lumière des autres hommes : d'où certaines
personnes trop promptes à juger concluaient sans façon
que le P. IMalebranche regardait les médecins et les direc-
teurs comme des gens assez inutiles dans le monde.
Je ne trouve point qu'on ait relevé aucime des proposi-
tions du IV" livre, où il traite des inclinations; du moins
on n'en dit rien à l'auteur ; mais on reprit :
» La Vie du R. P. Malebranche 39
Dmis le V^ livre. — Qu'il eût distingué l'amour du plai-
sir et de la joie, comme si cela pouvait souiTrir la moindre
difficulté pour des esprits attentifs ; mais il y a des théo-
logiens qui, admettant la grâce efficace par elle-même
dans un certain sens, auront toujours intérêt de con-
fondre ces trois choses.
Dans le YP livre. — Qu'il eût ôté aux causes secondes
la puissance d'agir par une efficace propre, c'est-à-dire
aux corps la puissance d'agir les uns sur les autres, et
aux esprits créés la puissance d'agir sur les corps par
une efficace propre, pour la donner tout entière à Dieu
Seul, comme la seule cause vérilable qui produit dans
l'univers tout ce qu'il y a de réel et de physique.
Voilà les principales choses que l'on trouvait à redire
dans la Recherche de la vérité. Les théologiens et les phi-
losophes , les cartésiens et les péripatéticiens semblaient
avoir conspiré ensemble pour la critiquer; néanmoins,
avec cette différence que les cartésiens parlaient avec
beaucoup de modération et en honnêtes gens, suivant
leur méthode ordinaire ; au lieu que les "péripatéti-
ciens, irrités de voir tous leurs mystères exposés à
la risée publique, ne gai-daient aucune mesure dans
leurs ^ déclamations , aussi suivant leurs anciennes
coutumes. Le P. Malebranche en ayant été informé
par ses amis tâcha de satisfaire à tout le monde par des
Éclaircissements^ : la méthode qu'il y observe, c'est de
les appeler tous au tribunal de la raison universelle
pour s'instruire, et à celui de l'équité naturelle pour
lui faire justice, en ne lui prêtant point des pensées qu'il
n'eut jamais. En un mot, il y explique ses sentiments
avec une telle clarté , qu'ordinairement il n'est pas pos-
* Ces Éclaircissements forment le troisième volume de la Re-
clierclie , et dans quelques éditions le quatrième.
AQ Bibliothèque Oratorienne
sible de les entendre sans les embrasser. Je n'en dirai
point davantage, parce que nous aurons occasion d'éclair-
cir ailleurs d'une manière moins ennuyeuse toutes les
opinions critiquées du l\ Malebranche qui ont besoin
d'éclaircissements. J'ajoute seulement une chose, que ses
explications eurent dans le monde autant de succès que
son livre lui-même, et qu'elles servirent beaucoup à faire
de nouvelles conquêtes à la vraie philosophie.
CHAPITRE III
Le P. de Valois publie les Sentiments de M. Descartes touchant
l'essence et la propriété, des corps opposés à ceux de l'Église
(1680). — Ses calomnies contre Malebranche et les cartésiens.
— Le P. Malebranche hésite à lui répondre. — Il le fait par
deux petits traités. — Analyse de ces traités. — Lettre de Ma-
lebranche àBasnage. — Il publie sa Défense (16S2).
Le pédantisme était au désespoir. Il y voyait son règne
s'affaiblir de jour en jour , même dans les collèges ; l'ob-
scurité mystérieuse de son langage, qui autrefois le faisait
admirer, commençait à le rendre méprisable ; son air
grave et ses manières décisives, dont il avait coutume de
se parer pour imposer aux ignorants, n'était plus qu'un
masque ridicule qui ne trompait plus personne. Enfin,
chassé de toutes les compagnies sensées, il n'osait plus
se montrer que sur les bancs ; et encore y trouvait-il
quelquefois bien des contradictions de la part de certains
esprits audacieux, qui le venaient insulter jusque sur
son trône. C'était M. Descartes qui lui avait donné le
premier coup, dont il avait été ébranlé. Mais celui que
venait de lui porter le P. Malebranche l'avait atterré. Il
résolut de se venger de l'un et de l'autre. Mais la difficulté
était de leur opposer un adversaire assez hardi pour les
attaquer, assez fort pour leur résister, et qui, par son
esprit ou par le crédit de ses consorts, fût assez bien
i'i Bibliothèque Oratorienne
soutenu pour... entreprendre une guerre où tant d'autres
avaient déjà succombée
Le P. Louis le Valois, jésuite ', qui fut depuis confes-
seur des trois fils de France, les ducs de Bourgogne,
d'Anjou et de Perry', crut avoir tous ces avantages, et
il faut tomber d'accord qu'il en avait du moins une
partio. C'était un bomme bardi , cbaud , entreprenant, qui
ne manquait point d'esprit, ni même d'une certaine éru-
dition, et qui était d'un corps illustre, capable de le sou-
tenir dans toutes ses entreprises. Mais il faut le laisser
lui-même achever son caractère par sa conduite, afin
qu'on ne m'accuse pas de lui prêter quelque trait pour
le rendre odieux.
Étrangement prévenu en faveur des opinions schola-
stiques, où il avait été nourri dès son enfance, et contre
les sentiments de M. Descartes dont on lui avait fait un
monstre dans sa compagnie, le père le Valois* entre-
prend do le combattre, ou plutôt de l'anéantir avec tous
les cartésiens. Pour réussir dans ce dessein que fait-il?
Attaquer ces messieurs du côte de la raison , cela eût été
trop dangereux : il les prend du côté de la foi, et, parce
qu'ils étaient inébranlables dans la créance des dogmes
qui sont véritablement décidés, il s'appliqua à tirer de
leurs principes des conséquences erronées, pour les
rendre suspects d'hérésie malgré qu'ils en aient. Ce
1 Exagération. (P. Lelong.)
2 Les Jésuites sont assez connus dans le monde pour qu'il soit
besoin d'en faire le caractère; je dirai seulement que, pour en
avoir une juste idée, il ne faut croire ni tout le mal qu'on en dit ,
ni tout le bien qu'ils en pensent.
3 Les trois arrière-petits-fils de Louis XIV. — Il y a dans le
manuscrit hrioispour Anjou.
* Né à Melun, en décembre 1639, professeur de philosophie à
Caen, tt depuis père des retraites. Il mourut à Paris , le 12 sep-
tembre 1700, supérieur de la maison professe.
La Vie du R. P. Malebranche 43
n'est pas loTit : il clioisil pour le fond de son livre la
matière la plus propre à révolter tous les bons catho-
liques. C'est la présence réelle et corporelle de Notre-
Seigneur dans la sainte Eucharistie. Je mets en fait,
qu'il n'y a pas un seul cartésien dans l'Eglise romaine,
qui ne soit prêt de donner tout son sang pour défendre
les vérités que le concile de Trente a définies sur cette
matière. Il tire hardiment des canons du saint concile
de Trente, qu'il explique à sa façon, de prétendues con-
clusions théologiques, dont il nous fait un nouveau for-
mulaire que nous devons indispensablement signer, si
nous voulons être orthodoxes. C'est la décision de ce
grand casuiste, un peu trop sévère pour un jésuite. Et
pour effrayer davantage les ignorants et les simples,
dont il semble vouloir former un parti contre tout ce qu'il
appelle cartésiens, il intitule son livre : Sentiments de
M. Descartes, touehant l'essence et les propriétés du corps,
opposés à la doctrine de l'Église et conformes aux erreurs de
Calvin sur le sujet de l'Eucharistie ^ . Il dédie ce bel ouvrage
à tous les archevêques et évêques de France, en leur
disant d'un ton de maître : « Messeigneurs, je cite devant
vous M. Descartes et ses plus fameux sectateurs : je les
accuse d'être d'accord avec Calvin et les calvinistes sur
des principes de philosophie contraires à la doctrine de
l'Eglise; c'est à vous, Messeigneurs, à en juger. » Ce
qu'il leur prouve fort doctement par l'autorité de l'Ecri-
ture, des Pères et des conciles. Après quoi il les exhorte à
prononcer leur jugement définitif contre M. Descartes et les
cartésiens, à nous marquer ce qu'il y a de bon et de mau-
vais dans leur philosophie, à ne K's point épargner, sous
prétexte de les retenir dans l'Eglise, les assurant, au reste,
qu'ilsnehasardaientrien,qucle Saint-Siège ne manquerait
i L'ouvrage parut en 1680, à Paris.
44 Bibliothèq\ie Oratorienne
pas d'approuver leurs décisions, que le roi les soutien-
drait; que tous les théologiens catholiques les en conju-
raient , que c'était le vœu commun de toute la France ,
qui, sans cela, ne pouvait s'empêcher de craindre quel-
que désordre dans l'Etat. Cela s'appelle parler en jésuite,
qui se croit soutenu de l'autorité du roi. « Mais avant que
vous prononciez, Messieurs, dit- il en concluant, ayez la
bonté de lire la dissertation que je vous présente. Elle vous
fournira toutes les informations nécessaires; et, si vous
y trouvez peu de politesse, j'espère que vous n'y remar-
querez point de passion. » Il faut qu'il n'eût guère bonne
opinion de la pénétration de nos prélats, car la passion
paraît partout dans son livre; mais, en récompense, il
en avait assez de celle de ses lecteurs, car dans l'avertis-
sement qui suit son épître exhortatoire, il leur fait une
espèce d'excuse de ce qu'il a peut-être parlé avec trop de
chaleur.
Je viens au ( orps de son ouvrage. Il est divisé en trois
parties : dans la première, il emploie quatre-vingt-dix-
huit pages, pour prouver que M. Descaries enseigne que
l'essence du corps consiste dans l'étendue, comme si per-
sonne en pouvait douter. Dans la seconde , il oppose la
doctrine de M. Descartes sur l'essence de la matière à la
doctrine du saint concile de Trente qui, évidemment,
n'en dit pas un seul mot, et qui même semble avoir
affecté de substituer partout le terme d'espèce ou d'appa-
rence au lieu de celui d'accidents, pour ne point con-
fondre ce qui est de foi avec ce qui ne peut être tout au
plus qu'une simple conclusion théologique bien ou mal
t'.rée ; dans la troisième, il compare la même doclrine de
M. Descartes avec celle de Calvin sur la nature du corps;
d'où il conclut, que ces deux auteurs, qu'un catholique
devait rougir de mettre en parallèle, sont donc aussi
d'accord sur le fond du mystère de la divine Eucharistie.
La Vie du R. P. Malebranche 45
Il me serait aisé de justifier la foi de M. Descartes
contre des accusations si visiblement calomnieuses; mais,
pour me renfermer dans mon sujet, je me borne au récit
de ce qui regarde le P. Malebranche, dans le livre de ce
hardi jésuite ; et, afin d'ôter le scandale qui en pourrait
naître, je vais d'abord découvrir les ressorts secrets qui
ont pu lui faire croire qu'il n'agissait que par le mou-
vement d'un saint zèle.
On sait assez l'aversion que les jésuites ont pour les
jansénistes, et d'ailleurs il est certain que les premiers
jansénistes de France, les Arnauld, les Nicole, etc.,
furent aussi des premiers à se déclarer pour la philoso-
phie de M. Descartes. Ces deux idées de janséniste et de
cartésien sont donc entrées en même temps dans l'esprit
des Pères jésuites, et s'y étaient tellement fortifiées, que
l'une ne se réveillait presque jamais sans l'autre. Il n'est
que trop visible que cela suffit à la passion , pour con-
clure que tous les cartésiens sont jansénistes. Le P. Ma-
lebranche est le plus fameux des cartésiens, il ne peut
donc manquer d'être janséniste. Ajoutez que le P. Male-
branche est prêtre de l'Oratoire. Or les prêtres de l'Ora-
toire sont jansénistes : c'est un axiome chez les bons
Pères ; le P. Malebranche est donc janséniste. Enfin
M. Arnauld en veut à notre théologie; le P. Malebranche,
attaquant notre maître Aristote, en veut évidemment à
notre philosophie. Ils ont donc conspiré ensemble pour
nous détruire. Le P. Malebranche est donc janséniste.
Il ne faut donc point le ménager non plus que les autres.
On a beau se récrier contre les jésuites : ces raisonne-
ments sont naturels dans la disposition d'esprit où ils se
trouvent ordinairement. C'est tout ce que je puis faire
pour justifier les emportements du P. le Valois, à la
faveur d'une ignorance invincible. En voici quelques
traits :
46 Bibliothèque Oratorienne
Il accuse le P. Malebranche d'avoir une philosophie
hérétique, et une théologie extravagante et même très
pernicieuse. Une philosophie hérétique, parce qu'il sou-
tient qu'il est de l'essence du corps d'avoir quelque
étendue. La preuve n'est-elle pas bien forte? Une théo-
logie extravagante et même très pernicieuse : pour le
prouver, le P. le Valois fait un écart dans lequel, s'aban-
donnant au feu de sa rhétorique, il demande avec beau-
coup de chaleur si ce n'est pas une pernicieuse doctrine
que d'enseigner comme le P. Malebranche, dans sa
RcrJierche de la vérité : 1" que le péché originel n'est autre
chose dans les enfants que le règne ou la victoire de la
concupiscence, la concupiscence rien autre chose que
l'effort naturel que les traces du cerveau font sur l'es-
prit pour s'attacher aux objets sensibles ; 2" que les
objets matériels n'envoient point d'espèces qui leur res-
semblent; 3° qu'il n'y a que Dieu assez puissant pour
agir en nous, et pour nous faire sentir le plaisir et la
douleur ; 4° que c'est faire une injustice à Dieu que de
produire. dans son corps des mouvements qui l'obligent,
en conséquence de sa première volonté, c'est-à-dire des
lois générales de la nature, à nous faire sentir du plaisir
lorsque nous n'en méritons pas; 5" enfin que Dieu pu-
nira, par des douleurs qui ne finiront jamais, les in-
justes plaisirs des voluptueux.
Dans ces deux derniers articles de la théologie perni-
cieuse du P. Malebranche, le P. le Valois, suivant les
règles d'une logique toute particulière, conclut une hé-
résie formelle dans la morale : C'est, dit-il en propres
termes, que tous les plaisirs que reçoit un homme en
péché mortel, sont donc autant de péchés: péché s'il
mange, péché s'il regarde une fleur, péché s'il lit un bon
livre, péché s'il va au sermon et qu'il y trouve du plaisir.
Toutes ces conséquences ne sont-elles pas manifestement
La Vie du R. P. Malebranche 47
conteiuics dans ce principe : qu'il ne faut point, abuser
du pouvoir que nous avons dans cette vie, en nous procu-
rant des plaisirs qui ofTensent Dieu, et qui nous dérè-
glent? Il est manifeste que c'est là le premier et l'unique
sens que présentent les paroles du P. Malebranche.
Après cette belle digression, le P. le Valois revient
enfin à son sujet, et se donne beaucoup de mouvement
pour montrer que le Père de l'Oratoire est hérétique sur
le mystère de l'Eucharistie : sa preuve est digne de re-
marque. Le P. Malebranche avait dit deux choses :
1° Que son opinion sur la nature de la matière était
sans doute fausse, si elle était contraire à la foi de la pré-
sence réelle de Jésus- Christ dans le sacrement de nos
autels.
2" Que les manières dont on explique les dogmes de la
foi , n'étant point de foi , on peut croire les dogmes , non
seulement sans admettre les explications que les théolo-
giens de l'école ont coutume d'en apporter chacun à sa
façon, mais encore sans comprendre qu'on en puisse
jamais trouver qui soient capables de dissiper entière-
ment les ténèbres de l'esprit humain. Rien de plus catho-
lique, rien de plus sensé au jugement de toutes les per-
sonnes équitables. Cependant le P. le Valois trouve dans
cette vérité incontestable le principe de l'hérésie calvi-
nienne, et voici, en deux mots, son raisonnement. On le
lira, si on le peut, sans indignation.
Calvin dit que Notre- Seigneur a bien parlé distincte-
ment de la présence de son corps et de son sang dans la
cène, mais qu'il n'a point déterminé la manière de cette
présence, c'est-à-dire, comme il s'en déclare, s'il y est
réellement ou en figure. Le P. Malebranche dit aussi
que l'Eglise a bien décidé la présence réelle du corps et
du sang de Jésus-Christ dans l'Eucharistie, mais qu'elle
n'a rien déterminé sui la manière de cette réalité, c'est-
48 Bibliothèque Oralorienne
à-dire si le corps de Jésus-Christ y est sans aucune éten-
due ou avec quelque étendue. Donc le P. Malebranche et
Calvin sont d'accord ensemble sur le fond du mystère de
l'Eucharistie. Peut-on sans frémir voir faire à un saint
prêtre un pareil outrage, sur un pareil fondement! Est-ce
donc la même chose de dire que le corps de Jésus -Christ
n'est qu'en figure dans l'Eucharistie et de dire qu'il y est
réellement, mais qu'il n'y est pas, comme le prétendent
quelques théologiens scholastiques, sans aucune étendue.
En vérité, quand on voit les auteurs jésuites raisonner de
cette sorte contre ceux qui n'ont pas la complaisance
d'entrer aveuglément dans toutes leurs opinions , je n'o-
serais dire ce qu'on est tenté de croire. Mais nous ne
sommes pas encore à la fin des calomnies du P. le Valois.
Voici un fait qui surprendra peut-être davantage que tout
ce que j'ai rapporté, uniquement par la nécessité indis-
pensable d'une juste défense.
En 1679, il y avait quelques années que cet auteur
avait achevé son livre contre M. Descartes et ses disciples,
mais depuis ce temps-là, dit-il lui-même, la Providence
l'avait occupé à tant d'autres choses, qu'il n'avait eu ni
le loisir de lire ce que les cartésiens auraient pu faire dans
cet intervalle, ni même la pensée de s'informer s'ils
avaient fait quelque chose. Après cela, il faut s'attendre
de sa part à une grande exactitude. Cependant, je ne sais
par quel hasard, il lui tomba entre les mains une troi-
sième édition de la Recherche de la vérité en 1677. Il la
lut ; et il s'imagina si fortement que le P. Malebranche
y retractait une erreur qu'il lui reprochait dans son
livre, que la délicatesse de sa conscience en fut blessée.
Néanmoins il ne se crut pas obligé de la retrancher du
corps de son ouvrage. Il se contenta de lui en faire ,
comme il parle, une espèce de réparation dans un aver-
tissement au lecteur. On ne sera point fâché de la voir
La Vie du R. P. Malebranche 49
ici tout entière, car elle est d'un genre tout à fait singu-
lier : « Il est vrai, dit -il, que l'auteur de la Recherche de
la vérité retracte, dans cette troisième édition, une erreur
qu'il avait laissé glisser dans la première sur le sujet du
péché originel , et que je lui reproche dans le chapitre V
de la première partie de mon livre. Mais il est si vrai
qu'il est ou peu savant en théologie ou fort téméraire,
qu'il n'a pu se dédire de cette erreur sans en avancer
deux autres. N'est-ce pas une erreur de dire qu'il
est absolument impossible qu'un enfant naisse d'une
mère pécheresse ou pénitente, qu'il ne naisse en pé-
ché? N'est-ce pas encore une autre erreur de soutenir
que l'âme d'un enfant est délivrée dans le baptême pour
quelque temps de la domination du corps, et qu'elle fait
alors un acte libre d'amour de Dieu , sans lequel elle ne
pourrait être justifiée. » Il n'y a pas un seul mot de vé-
rité dans tout ce discours. Il est faux que l'opinion du
P. Malebranche sur le péché originel soit une erreur,
puisqu'on enseigne ordinairement dans les écoles , après
saint Augustin, qu'il a suivi avec le Maître des sentences,
que le règne ou la victoire de la concupiscence est ce
qu'on appelle péché originel dans les enfants , et péché
actuel dans les hommes libres. II est encore plus faux
qu'il ait retracté cette opinion ni dans l'édition citée ni
dans aucune autre. Il est faux qu'il ait jamais avancé
qu'il est impossible qu'un enfant naisse d'une mère pé-
cheresse ou pénitente , qu'il ne naisse pécheur. Il a dit
seulement que, selon l'ordre établi de la nature, cela est
nécessaire, ce qui est de foi. Enfin il est faux qu'il ait
osé dire que, sans un acte libre d'amour de Dieu, les
enfants ne pouvaient être justifiés dans le baptême. Il a
proposé les deux moyens dont ils le pouvaient être,
comme vraisemblables, en donnant une alternative qui se
trouve même dans le passage rapporté par le P. le Valois.
50 Bibliothèque Oratorienne
Je laisse les rétlexions qu'il y aurait à faire sur un
procédé si énornîo, pour reprendre le fil de ma narra-
tion. Le livre du P. le Valois parut sous le nom em-
prunté de Louis de la Ville ^ ; car quelque hardi que fût
ce jésuite, il n'osa y mettre le sien. Tout Paris en fut
ému, chacun selon la disposition de son cœur. Les uns
criaient à l'hérésie, et les autres à la calomnie. Le peuple
crédule, qui ne lit d'ordinaire que les titres des ouvrages
qu'il voit affichés aux coins des rues, se croyait encore
environné de calvinistes d'autant plus dangereux qu'il
ne les connaissait pas. Ceux qui lisent les livres, mais
avec trop de confiance sur la bonne foi des auteurs ou
avec trop peu d'attention pour en découvrir les faux rai-
sonnements, se laissaient abattre et prosterner par les
manières décisives du sieur de la Ville. Mais ceux qui
examinent les choses de près, qui, dans les combats
d'esprit, se font une loi de comparer les faits et les
preuves avant que de porter leur jugement, étaient éga-
lement frappés d'étonnement et d'indignation. Leur
étonnement était de voir un homme masqué, sans com-
mission et sans aveu, qui osait paraître en public au
nom de tous les théologiens catholiques pour demander
à tous les prélats de France la condamnation d'une héré-
sie imaginaire; et leur indignation de voir les calomnies
sortir en foule de sa bouche pour accabler tant de per-
sonnes de mérite reconnues pour honnêtes- gens. Les
Pères jésuites me permettront d'appeler ainsi ceux qui
admettent sans exception tous les articles de foi décidés
par l'Eglise, et qui ne veulent faire schisme avec nul
homme (|ui les admet, quelque opinion (ju'il ait d'ail-
leurs. Si les personnes indifférentes furent si indignées
de cette atroce accusation du sieur de la Ville contre ces
1 Voir le journal de Trévoux, décembre 1706.
La Vie du R. P. Malebranche 51
bons philosophes , on peut bien juger que les personnes
intéressés, je veux dire les cartésiens, n'étaient point
sans agitation. Ils étaient outrés ; et ils l'étaient à un
point, que l'on voyait assez que leur religion leur était,
comme elle devait l'être, intiniment plus chère que leur
philosophie. Ce n'est pas qu'ils appréhendassent rien de
la part de nos prélats, dont le plus grand nombre était
trop éclairé pour ne point apercevoir que tout ce fracas
n'était qu'un jeu de passion , où l'on s'efforce de venger
Aristote aux dépens de M. Descartes. Mais ils sentaient
bien qu'ils avaient beaucoup à craindre de la crédulité
des peuples qui suivent toujours aveuglément l'impres-
sion que leur donnent ceux qui ont l'apparence de la
piété, qui se piquent de sincérité, et qui, en effet, ne
sont établis dans l'Eglise que pour les instruire de la
vérité.
Le P. Malebranche n'était point sans émotion , il sen-
tit l'outrage qu'on lui faisait, en répandant des soupçons
téméraires sur la purett^de sa foi, surtout dans un siècle
où l'on était si porté à mal penser de son prochain en
cette matière ^ Il en était d'autant plus offensé, que
tous ses livres ne respiraient que soumission à l'Evan-
gîle, que docilité à l'Eglise , et qu'il faut s'aveugler, mais
d'un aveuglement exécrable, parce qu'il ne peut être que
volontaire, pour ne point voir qu'il n'y a qu'un catho-
lique romain qui puisse parler comme il fait sur tous
les points controversés... Mais ce qui le rendait plus
sensible à l'accusation du sieur de la Ville, c'est qu'il
savait mieux que personne quelle est la force des préjugés
^ Cea trois derniers mots , en cette matière , manquent dans la
copie (Mss. de Troyes) communiquée au P. Lelonçj. Aussi celui-
ci trouvait-il la réflexion bonne à supprimer. Ce qu'il n'eiît pro-
hahlement pas dit de la réflexion rendue moins générale et de-
venue tout à fait vraie.
52 Bibliothèque Oratorienne
populaires, et que la plus évidente apologie n'en efface
presque jamais toutes les mauvaises impressions : la
raison n'en est pas difficile à trouver.
Les amis du P. Malebranche étaient encore plus ani-
més que lui, et la plupart voulaient qu'aussitôt il mît la
main à la plume pour empêcher la calomnie de se ré-
pandre. Ils lui disaient que l'auteur de cette calomnie
l'ayant mis au nombre des cartésiens accusés, il devait
prendre part à leur querelle. Qu'il était manifeste qu'on
lui en voulait plus qu'à aucun autre de ces philosophes ;
qu'on avait tâché de rendre ses principes ridicules ;
qu'on lui avait même imputé des hérésies particulières.
Et enfin que s'il avait assez de patience pour souffrir
qu'on le traitât impunément d'une manière si outra-
geante, c'était une lâcheté criminelle d'abandonner la
cause de la vérité, et de laisser prendre aux ennemis de
la foi les avantages que le sieur de la Ville ne rougissait
point de leur accorder.
Le P. Malebranche trouvait ces raisons fort solides,
mais il en avait d'autres pour ne se point presser. Il
avait protesté qu'il ne répondrait pas à ceux qui l'atta-
queraient sans l'entendre. Comme Louis de la Ville n'est
pas fort délicat sur la bonne foi , il espérait de l'équité du
public que son livre ferait plus de bruit et d'éclat, que
de tort à la vérité. D'ailleurs il voyait les esprits de part
et d'autre dans une trop grande agitation. Il se sentait
lui-même trop ému, et il craignait que, s'il écrivait dans
ce premier mouvement, il ne lui échappât quelque trait
qui blessât trop son ennemi , et qui le rendît irréconciliable.
Il prit donc le parti d'attendre que les esprits, devenus
plus calmes, fussent en état de l'écouter avec la tranquil-
lité nécessaire pour porter un jugement équitable ^
1 Les philosophes gassendistes ne furent point si patients.
Comme ils mettent l'essence de la matière dans la solidité ou
La Vie du R. P. M alebranche 53
Cependant, pour les mettre dans cette favorable situa-
tion, il composa deux petits écrits, qu'il laissa courir
anonymes. Le premier est une lettre supposée d'un de
ses amis où, par la fâcheuse nécessité d'une juste défense,
il fait en peu de mots le portrait du sieur de la Ville, de
manière, toutefois, que s'il est désavantageux, cet au-
teur n'a droit de s'en prendre qu'à lui-même, car le
P. Malebranche ne découvre que les traits les plus
visibles qui paraissent dans chaque partie de son ouvrage:
son insolence dans son épître dédicatoire à tous les prélats
du royaume, où, s'imaginant avoir le mot du pape, le
secret du roi , l'aveu de tous les théologiens catholiques,
l'approbation de toute la France , il les exhorte à con-
damner son fantôme d'hérésie sur les seules informations
qu'il a l'honneur de leur présenter; sa mauvaise foi
dans son avertissement au lecteur, composé en appa-
rence pour faire au P. Malebranche une espèce de répa-
ration, et, en effet, pour lui faire le plus sanglant
outrage en lui attribuant la rétractation d'une vérité
impénétrabilité de ses parties, d'où suit nécessairement l'étendue,
le sieur de la Ville leur avait aussi intenté un procès d'hérésie.
Le célèbre voyageur M. Dernier (célèbre médecin, natif d'An-
gers, voyagea dans les Indes et fut médecin du grand Mogol. 11
donna une relation de ses voyages estimée, et un judicieux abrégé
de la philosophie de Gassendi dont il était zélé défenseur. Mort
à Paris en 1C68), qui était alors leur chef, craignant de voir
fondre sur eux les anathèmes de l'Église, entreprit au plus tôt de la
défendre... Mais ce fut un peu aux dépens des cartésiens qu'il
abandonnerait volontiers aux censures, pourvu qu'on épargnât
lesgassendistes. Car il tâcha de faire diversion en faisant tourner
la tète au sieur de la Ville contre d'autres opinions de M. Des-
cartes. Je suis obligé d'avertir que dans les accusations du gas-
sendiste , il y a une ignorance et même une stupidité fort gros-
sière. Car je ne veux pas excuser les défauts de son esprit au
dépens de sa bonne foi. Son écrit est intitulé : Éclaircissements
sur le livre de M. de la Ville. Bayle en parle, mars 1684 , dans
les Nouvelles de la république des lettres. Voir aussi Œuvres
d'Arnauld, l. XX.\Vlli^
54 Bibliothèque Oratorienne
quil a toujours crue très catholique, et deux erreurs
grossière-;, non seulement auxquelles il ne pensa jamais,
mais dont le contraire se trouve manifestement dans le
passage même que transcrit Louis de la Ville ; sa témé-
rité dans tout le corps de son livre, où, au lieu de s'en
tenir précisément aux articles de foi décidés par le saint
concile de Trente, sur le sujet de l'Eucharistie, il en
forge de nouveaux sous le spécieux nom de conséquences
théologiques tirées à sa manière, pour les faire signer
aux cartésiens, sur peine d'être calvinistes, en croyant
même la réalité.
Cela est étrange; mais Louis de la Ville parle avec
une hardiesse qui abat les imaginations faibles, en dépit
du bon sens. C'est pourquoi le P. Malebranche, pour les
relever de cet abattement injurieux à la raison, les rap-
pelle au livre de VExposiUon de la foi. C'est l'ouvrage du
célèbre M. Bossuet. Ce grand prélat venait de le mettre
au jour % avec l'approbation du souverain Pontife et de
tout le clergé de France. Il y expose, avec une admirable
précision, la doctrine de l'Eglise catholique sur toutes les
matières controversées entre nous, en distinguant, pour
leur ôter tout prétexte de nous calomnier, ce qui est de
la foi, d'avec ce qu'on abandonne aux disputes de l'école.
C'est donc là et non pas dans les ouvrages de je ne sais
quels auteurs ténébreux, que nous devons chercher la
créance qu'il faut tenir sur la présence de Notre-Seigneur
dans le plus auguste de nos sacrements. Or je défie que
l'on y trouve qu'il demande aux calvinistes, pour deve-
nir catholiques, ce que M. de la Ville demande aux car-
tésiens pour l'être : je veux dire la créance de ce nouvel
article de foi, que le corps de Jésus- Christ est dans
l'hostie consacrée sans aucune étendue.
1 En 1671.
La Vie du R. P. Malebranche 55
Le P. Malebranche, après avoir montré qu'il serait
aisé aux cartésiens de convaincre flMiérésieM. de la Ville
sur la même matière , si le bon sens leur permettait de
raisonner comme lui, en concluant qu'il ne tient point la
réalité du corps de Notre- Seigneur dans l'Eucharistie,
puisqu'en y détruisant toute l'étendue, il détruit toute
idée du corps, finit sa lettre par ces paroles judicieuses :
« Nous devrions. Monsieur, imiter la simplicité de nos
pères, conserver les avantages que la tradition nous
donne sur les hérétiques et ne les point combattre avec
armes pareilles ; je veux dire avec la raison qui leur est
commune avec nous. Nous devrions nous unir ensemble
dans les mêmes sentiments de la foi , nous arrêter préci-
sément aux définitions de l'Eglise et ne pas dominer
injustement sur les esprits , car ajouter à la foi ou obli-
ger à croire des opinions de philosophie, fussent- elles
très claires et très conformes à la raison , n'est pas un
moindre crime que de retrancher quelque dogme défini
par un concile œcuménique. »
Il fallait en demeurer là, car c'était assez d'avoir fait
voir, dans la personne de Louis de la Ville, la folie et l'i-
nir[uité de ces théologiens brouillons qui, par un zèle éga-
lement dépourvu de science et de charité, voudraient
qu'on regardât comme hérétiques tous ceux qui n'entrent
point dans leurs sentiments. Mais le P. Malebranche ne
fut pas tout à fait le maître de s'arrêter après l'avance
qu'il avait faite dans sa Recherche, que, s'il était à pfopos,
il expliquerait la manière dont on pouvait accorder l'opi-
nion des cartésiens sur l'essence de la matière avec ce
que les Pères et les conciles nous ont laissé comme de
foi sur le mystère de l'Eucharistie. On le somma de sa
parole, on le pria, on le fléchit. Il trouva un système
dont peut-être le plus grand défaut est de n'être pas an-
cien , car s'il avait seulement l'âge des accidents absolus
56 Bibliothèque Oratorienne
qui ne sont pourtant pas si vieux qu'on le pense , je ne
doute nullement qu'on ne lui donnât la préférence sur
tous les autres, malgré les difficultés qu'il renferme,
comme tous les systèmes que l'esprit humain peut ima-
giner pour éclaircir nos incompréhensibles mystères.
C'est le sujet du second écrit que le P. Malebranche fit
alors, sous le titre de Mémoire pour expliquer la possibilité
de la transsubstantiation^. En voici l'analyse' que je fais
sur un exemplaire corrigé de sa main , et que je prie
qu'on lise avec un esprit d'équité.
1 Ce mémoire , dit Bayle , mérite d'être lu , car c'est une ma-
nière d'explication diflërente de toutes celles qu'on avait vues. Ce
mémoire a été réimprimé à Amsterdam, chez Marc -Michel Reg,
1769, sous le titre : L'explication de la possibilité de la trans-
substantiation, 15 pages. Dans le même volume, on trouve,
avant Vexplication, un Traité de l'infini créé... Et à la fin, deux
Traités delà confession et de la communion , de 37 pages. Dans
le titre, il y a, par le P. Malebranche de l'Oratoire. Le Traité de
l'Infini créé, de 148 pages, petit in-l2, est précédé d'une préface
de l'éditeur de 12 pages, d'une vie du P. Malebranche de 22 pages,
d'un catalogue des ouvrages du P. Malebranche de 14 pages,
et d'un mémoire présenté à M. de Sartines, directeur général de
la librairie de France, par un libraire, au sujet de la visite
ordonnée par ce magistrat, et de la suspension de l'impression
du Traité de l'Infini créé. Ce mémoire de 12 pages. Voir Biblio-
thèque française ou Histoire littéraire de du Sauzet, t. XLII ,
pe part., p. 162. Extrait d'une lettre , en 1746. M. du Sauzet y
fait mention d'un manuscrit sous le titre de V Infini créé, et en
fait l'éloge. Ce Traité de l'Infini créé, rempli d'un bout à l'autre
de paradoxes des plus singuhers et des plus hardis , ne paraît pas
digne du P. Malebranche. Le P. André n'en parle point dans son
histoire {On voit que cette note n'est ])as du P. André.) , mais
seulement de l'explication de la possibilité de la transsubstantia-
tion, que Bayle avait vue imprimée vers 1682, et dont il fait men-
tion dans son Journal de la république des lettres, etc. L'éditeur
de V Infini créé semble supposer que l'Explication en était comme
une suite, et que ces doux ouvrages n'avaient point encore paru
avant l'édition de 1769.
2 Nous reproduisons cette analyse parce qu'elle est courte et
que ces petits traités de Malebranche sont devenus très rares.
La Vie du R. P. Malebranche 57
Il y a trois difficultés considérables dans le dogme de
la présence réelle et corporelle de Notre- Seigneur dans
l'Eucharistie : 1° la multiplication d'un même corps en
plusieurs lieux ; 2° la réduction d'un corps humain
dans un si petit espace ; 3° la conversion admirable de la
substance du pain au corps de Notre-Seigneur. Le P. Ma-
lebranche tâche d'expliquer ces trois choses.
La multiplication d'un même corjffs en plusieurs lieux : parce
que Dieu peut produire le même corps en plusieurs lieux
à la fois, s'il peut le vouloir en plusieurs lieux à la fois,
car sa volonté est sa puissance. Or Dieu peut vouloir
le même corps en plusieurs lieux à la fois ; car 1" en
cela il ne parait aucune contradiction ni de la part de
Dieu, qui est tout-puissant, ni de la part de la chose pro-
duite ou à reproduire qui ne peut lui résister; 2" Dieu, en
créant un corps en un lieu, ne s'ôte point le pouvoir de le
produire ailleurs en même temps ; autrement il faudrait
dire que la puissance de Dieu diminue par l'usage qu'il
en fait, et que ce ne serait qu'en détruisant ici cette
boule, par exemple, qu'il se rendrait le pouvoir de la
créer dans un autre endroit ; 3° Dieu peut reproduire le
même corps après l'avoir anéanti durant quelques mo-
ments , ce qui n'empêche pas que ce corps ne soit tout le
même qu'auparavant. Donc ni la diversité, ni la distance
des lieux ne peuvent aussi empêcher que ce corps ne soit
partout le même, si Dieu veut le reproduire partout le
même en même temps. C'est à ceux qui osent borner la
puissance de Dieu à démontrer qu'il y a contradiction,
que Dieu puisse en même temps vouloir pour Paris ce
qu'il veut pour Rome.
La réduction d'un corps humain dans un espace aussi
étroit qu'une hostie, le P. Malebranche l'explique par ce
principe évident que l'étendue déterminée ni telle gran-
deur n'est point de l'essence du corps humain , qui est le
58 Bibliothèque Oratorienne
môme et dans le sein de sa mère et dans les bras de sa
nourrice, dans sa jeunesse et dans son âge parfait, quoi-
qu'il n'ait pas toujours la même étendue déterminée ou
la même grandeur. Dieu peut donc réduire le corps de
Jésus -Christ dans l'hostie consacrée à tel espace qu'il
lui plaira, sans lui rien ôter de ce qui est essentiel
au corps humain, c'est-à-dire l'arrangement des parties
nécessaires pour que c^ soit un véritable corps humain,
le({uel , certainement, doit avoir quelque chose qui le
distingue d'avec le corps d'une plante, le corps d'une
.pierre, etc. , car il faut que ce soit le même corps qui a
été crucitié pour nous, le même que la sainte Vierge a
porté dans son sein, le mènie qu'elle a nourri de son
lait, le même qui a été livré aux Juifs, et entin le même
qui est au plus haut des cieux.
La conversion admirable de la substance du pain au corps
de Jésus -Christ s'explique avec la même facilité, confor-
mément à la tradition des Pères, car Dieu peut faire
tout d'un coup ce qui ne se fait que successivement,
selon les lois de la nature. Or, dans les jours de la vie
mortelle de Jésus-Christ, le pain dont il se nourrissait
se changeait en son corps et devenait réellement sa chair
par une conversion successive et naturelle du pain en
chyle, du chyle en sang, du sang en chair, etc. Donc il
n'y a nulle contradiction que Dieu, maintenant, fasse tout
d'un coup et d'une manière surnaturelle une semblable
conversion de pain au corps de Jésus -Christ. De sorte
que ce corps sera toujours le même en France et en
Italie, sur la terre et dans le ciel, comme il demeurait
autrefois le même, soit qu'il mangeât du pain de Judée,
ou de Galilée, ou d'Egypte.
Ainsi n'est-il pas clair et manifeste que tous les articles
de foi décidés par le saint concile de Trente sur le sujet
de l'Eucharistie demeurent inébranlables ? Nous y avons
La Vie du B. P. Malei-rcuiche 59
Jésus-Christ tout entier, puisque nous y avons son corps,
son âme et sa divinité. Nous y avons son vrai corps et
non pas une simple figure de son corps , puisque nous y
avons un corps véritablement humain uni à son âme.
Nous y avons un corps réel et non pas un corps imagi-
naire, puisque nous y avons, non pas une substance vague
et indéterminée qui n'a aucune propriété du corps, mais
une substance particulière et déterminée, qui, ayant les
trois dimensions du corps, répond parfaitement à l'idée
naturelle qu'en ont nécessairement tous les esprits,
même ceux qui la combattent.
C'est l'impression qui reste lorsqu'on lit attentivement
le mémoire du P. Malebranche sur la possibilité de la
transsubstantiation ; je ne sais si on en sera aussi content
que de sa lettre anonyme ci -dessus rapportée , mais je
sais bien que ce grand homme formait uniquement sa
foi sur les décisions de l'Eglise, qu'il avait fort étudiées,
et non pas sur ces sortes d'explications, soit qu'il les
trouvât de lui-même ou qu'il les apprît des autres.
Outre la connaissance particulière que j'ai eue de ses
dispositions par ses entretiens, par ses lettres, par ses
manières toujours chrétiennes, j'en ai encore une preuve
de fait évidente.
Basnage\ ministre de Hollande, s'avisa dans son his-
toire latine de l'hérésie des apollinaristes de lui attri-
buer un système ass'^z bizarre pour expliquer le dogme
delà présence réelle, système, il est vrai, qu'il expose
dans son mémoire, mais d'une manière qu'on voit assez
qu'il ne l'adopte pas. Aussi l'ai -je trouvé rayé de sa
main dans l'exemplaire que l'on m'a communiqué, où il
ne paraît plus que le système que j'ai rapporté, qui est
* Célèbre auteur protestant , né à Rouen en 1653 et mort en
1723.
60 Bibliothèque Oralorienne *
pour le moins fort ingénieux. Le P. Malebranche ayant
su l'iniquité du ministre protestant lui fit tenir ce billet
où il parle de lui-même en tierce personne :
« Je vous donne avis, Monsieur, que les sentiments du
P. Malebranche sur la manière dont se fait la transsub-
stantiation, n'est point celui (juc vous lui attribuez dans
votre libre De hœrcsi Apollinari. Si de ces deux manières
qui sont dans le mémoire, dont vous avez pris ce que
vous dites, il était obligé d'en choisir une, ce qui n'est
pas, il se déterminerait plutôt pour la seconde que pour
la première, qui est celle que vous lui attribuez. Mais il
n'est pas de ceux qui veulent expli({uer ce mystère. Il se
contente de croire ce que l'Eglise en a défini, etc. ^ «
Je rapporte ce fait en passant, pour apprendre aux
philosophes, par un illustre exemple, à croire sans rai-
sonner les mystères de la foi que l'Eglise nous pro-
pose, et pour fermer la bouche, s'il est possible, à
certaines gens qui, étant obligées par leur vocation d'em-
ployer tout leur zèle à convertir les hérétiques en ortho-
doxes, ne l'emploient bien souvent qu'à transformer les *
orthodoxes en héréti(iues, par leurs atroces calomnies.
Quoiqu'il en soit, les deux écrits dont j'ai parlé ne
servirent pas peu à faire revenir les esprits en faveur des
cartésiens. La mauvaise foi et le peu d'intelligence du
sieur de la Ville y paraissaient dans un jour si éclatant, j
que cela, joint au mauvais goût de son ouvrage, le fit '
tomber des mains des plus curieux lecteurs. En un mot,
après quelques mois de bruit et d'éclat, on n'en parlait
presque plus que dans le collège d'où il était sorti.
Le P. Malebranche, voyant le public tranquillisé, crut
qu'il était temps de se défendre à visage découvert, et de
1 Cette lettre , inédite , ne se trouve pas dam le Manuscrit de
Troyes.
La Vie du R. P. Malebranche 61
citer Louis de la Ville à son tribunal, afin qu'on ne l'ac-
cusât plus d'abandonner ni la vérité, ni sa réputation à
la discrétion des premiers téméraires qui les voudraient
attaquer. H fit donc un écrit fort curieux , auquel il
donna ce titre : Défense de l'Auteur de la Recherche de la
vérité contre l'accusation de M. de la Ville, où Von fait voir
que s'il était permis à un particidier de rendre suspecte la foi
des autres sur des conséquences bien ou mal tirées de leurs
principes, il n'y aurait personne qui pût se mettre à couvert
du reproche d'hérésie ^ .
Ce petit ouvrage respire un air de politesse et de chris-
tianisme, qui fait un extrême plaisir au lecteur, surtout
quand il a lui-même les qualités essentielles à l'honnête
homme*.
D'abord, après une courte exposition du fait, le P. Ma-
lebranche avoue ingénument que M. de la Ville, en at-
taquant sa foi, l'a très sensiblement offensé. A l'égard
des autres injures par lesquelles cet auteur tache de le
noircir : « Je n'ai, dit-il, rien à lui répondre. Je ne le cite-
rai point devant les juges ordinaires pour me faire une
réparation publique, et je n'userai point des autres voies
permises par la loi naturelle pour me faire rendre ce que
je puis, en conscience, lui abandonner. Je suis tout ce
qu'il lui plaira, ignorant, visionnaire, mais je ne suis
point hérétique. Je ne suis point soupçonné d'hérésie, du
moins par ceux qui me connaissent. Si je le suis main-
tenant , c'est un malheur que je ne puis éviter ; mais , si
c'est un crime, ce n'est pas moi qui l'ai commis. » En-
suite, laissant là tous les écarts du sieur de la Ville, il
vient au principe de l'étendue essence de la matière, sur
quoi il fait remarquer :
1 Cet ouvrage parut en 1682.
2 Nous reproduisons encore cette analyse pour les mêmes rai-
sons.
62 Bibliothèque Oralorienne
1° Que ce principe lui est commun avec tous les Pères,
qui l'ont toujours supposé comme incontestable, et prin-
cipalement avec saint Augustin , qui non seulement l'a
supposé, mais qui en conclut que l'âme est plus noble
que le corps, qu'elle en est distinguée réellement, qu'elle
est immortelle, et plusieurs autres vérités de la dernière
importance pour la religion.
2° Que c'est évidemment une notion commune, que si
Dieu avait anéanti toute lélendue du monde, toute la
matière dont le monde est composé serait anéantie.
3° Que dans la Recherche de la vérité il avait dit qu'il ne
croyait pas qu'on pût tirer de ce principe aucune consé-
quence opposée à la foi : ce qu'avant lui, on avait soutenu
en Sorbonne et dans des thi'ses publiques, et dans un
temps où cette école n'était point certainement taxée
d'être cartésienne.
4° Qu'il désavouait formellement dans ce même ou-
vrage toutes les conséquences hérétiques, et même le
principe s'il les renfermait: ce principe ne pouvant être
vrai, si les conséquences en sont fausses. « Je veux néan-
moins, continue le P. Malebranche , que M. de la Ville
ait raisonné juste, el que des conséquences liérétiques
soient parfaitement bien tirées du principe, mais ni moi,
ni beaucoup d'autres ne les voyons pas , ces consé-
quences : et il est certain que la foi ne dépend ni de la
pénétration, ni de l'étendue d'esprit. » D'où il conclut
qu'encore que l'on soit assuré que certains principes ren-
ferment des conséquences impies, nul particulier n'est en
droit de traiter d'hérétiques ceux qui soutiennent ces
principes, pourvu qu'en même temps ils désavouent ces
conséquences.
Autrement, qu'arriverait-il dans l'Église? Il est évi-
dent qu'on pourrait traiter d'hérétique toute la terre. Le
P. Malebranche le prouve, et, par une générosité qui
La Vie du. R. P. Malebranche 63
n'est pas ordinaire dans les guerres des savants, il ne tire
point ses preuves de ce qu'il y a de moins raisonnable
dans k'S sentiments des philosophes scholastiques, pour
les rendre odieux ou ridicules, mais de ce qu'il y a
de plus généralement approuvé et sur quoi ils se croient
si forts, qu'ils insultent sans cesse à leurs adversaires. Il
s'arrête à trois articles , les voici :
1° Que les bêtes ont des âmes qui connaissent, qui ai-
ment, qui sentent, et par conséquent plus nobles que les
corps qu'elles animent.
2° Que les objets sensibles, comme le soleil, le feu, les
aliments, etc., sont, par des vertus qui leur sont propres,
les véritables causes du plaisir et de la douleur, que l'on
sent à leur occasion.
3° Que l'essence de la matière ou du corps, en général,
ne consiste point dans l'étendue.
Assurément, il faut supposer que le P. Malebranche
ait pris ses avantages, pour emporter sur les philosophes
de l'école une victoire aisée. Voyons néanmoins, si de ces
trois principes si généralement reçus parmi eux, on ne
pourrait point tirer des conséquences directement oppo-
sées à ce que nous enseigne la foi. On en sera surpris:
mais, si l'on y pense bien, on ne le sera peut-être que de
voir des principes si communément reçus, si féconds en
mauvaises conséquences.
Car, 1° si les bêles ont des âmes qui connaissent, qui
aiment, qui sentent, et par conséquent plus nobles que
les corps qu'elles animent, ne s'ensuit-il pas, ce qui fait
horreur, que Dieu serait injuste, que Dieu voudrait le dé-
sordre, que Dieu ferait des choses inutiles, ({ue l'âme de
l'homme serait mortelle, que presque tous les hommes
sont des cruels et des barbares * ?
1 Bayle dit dans sos Nouvelles cIp mars lfi84, sur IMmo des
bètes : Jamais peut-être rien n'a été plus insoutenable que de
64 Bibliothèque Oratorienne
Que Dieu serait injuste, puisqu'il produirait tous les
jours une infinité d'âmes pour être malheureuses, vérita-
blement malheureuses , puisqu'elles souffrent de la dou-
leur; malheureuses contre la justice, puisqu'elles sont
innocentes; malheureuses, sans espérance d'être conso-
lées dans une autre vie, puisqu'elles sont mortelles.
Donc il n'est pas vrai , ce que dit saint Augustin contre
les pélagiens, pour leur démontrer l'existence du péché
originel \ que, sous un Dieu juste, on ne peut être misé-
rable sans l'avoir mérité.
Que Dieu voudrait le désordre , puisqu'il ferait des
âmes, qui sont plus nobles que les corps, pour les sou-
mettre à des corps et pour les en rendre esclaves, et
pour ne leur proposer d'autre bien ni d'autre fin dernière,
que la jouissance de ces mêmes corps. Ce qui est visible-
dire que les actions de? hêtes partent d'un principe connaissant,
et néanmoins que les bêtes n'ont pas la force de conclure une
chose d'une autre. La secte de M. Descartes, dit encore Bayle,
s'est élevée jusqu'à la nature de Dieu pour y chercher des argu-
ments invincibles contre la connaissance des bêtes, et on peut
dire qu'elle y en a trouvé d'assez bons.
1 Quod autem tibi vinim est 7ion esse animam in corpore vi-
ventis animantis , quanquam videatur absurdum , non tamen
doctissimi homines quibus id placuit defuerunt neque nunc
arbitror déesse. (S. Augustin, De quantit. animas, cap. xxx.)
Du temps des Césars , plus de trois cents ans avant Auguste , les
stoïciens soutenaient qu'il n'y avait que de la ressemblance entre
nos actions et celles des bêtes : un lion, selon eux, ne se met-
tait point en colère quoiqu'il déchirât en pièces tout ce qu'il trou-
vait devant lui. Impelus hahrat ferox, rahiem feritatem incur-
sum; iram quidcm non inagis quam luxuriam. Senèque disait
d'un lion qui avait sauvé un malheureux : Nec voluit facere,
nec bene faciendi animo fecit. Irasci non magis sciunt quam
ignoscere et quamvis rationi inimica sit ira , niimquam tamen
nascitur, nisi iibi rationi locus est. Tota ferarum , ut extra,
ita intra forma humanx dissimilis est.
Et Diogène a dit tout cela plus de trois cents ans avant les
stoïciens de Rome. 11 a cru et enseigné en termes formels que
les bêtes n'ont ni sentiment ni connaissance.
La Vie du R. P. Malebranche 65
ment contre les lois de la subordination, qui veut que le
moins noble soit soumis au plus noble, et que le bien
rende meilleurs ceux qui en jouissent.
Que Dieu ferait des êtres absolument inutiles dans
le monde, puisqu'en effet les âmes des bêtes ne sont
bonnes à rien, ni pour conduire leurs corps, parce que
n'ayant point de liberté, elles n'ont sur eux aucun véri-
table pouvoir ; ni pour l'usage de l'homme, pour qui Dieu
a tout fait, car ce n'est point l'âme de mon cheval qui me
porte , c'est son corps ; ce n'est point l'âme d'un poulet
qui me nourrit, c'est sa chair.
Que l'âme de l'homme pourrait bien être mortelle de
sa nature, puisque les âmes des bêtes, quoique distin-
guées de leurs corps, s'anéantissent naturellement lorsque
ces corps se détruisent.
Que presque tous les hommes sont des cruels et des
barbares; des tyrans qui, pour nourrir leurs corps, font
tous les jours mourir des âmes; qui pour flatter une chair
pécheresse détruisent des âmes innocentes , et ce qui est
plus horrible, s'il est vrai qu'elles aient du sentiment,
qui les condamnent malgré leur innocence à des douleurs
plus fâcheuses que la mort même, à être égorgées, assas-
sinées, déchirées, massacrées; en un mot, à des sup-
plices auxquels ils condamneraient à peine les plus
grands scélérats. Il y a des peuples entiers qui tirent cette
dernière conséquence du principe commun des philo-
sophes, que les bêtes ont des âmes distinguées de leur
corps; si le zèle de M. de la Ville l'eût transporté dans
les Indes, il eut peut-être changé de sentiment ^
' D'ailleurs, à quoi peuvent servir les âmes des bêtes, puis-
qu'elles ne sont pas libres. On ne peut nier que Dieu ne puisse
faire des machines dont tous les ressorts soient si bien disposés
qu'elles aient les mêmes opérations que les bétes; donc des âmes
leur sont inutiles. M. Descartes a fait un livre (son Homme) pour
66 Bibliothèque. Oratorienne
2" Si les objets sensibles sont les véritables causes du
plaisir et de la douleur que nous sentons à leur occasion,
que s'ensuit- il encore? Examinons les choses sans pré-
jugé. C'est une maxime générale, selon laquelle tous les
hommes se conduisent, qu'on doit aimer et craindre ce
qui a la puissance de nous faire du bien ou du mal , de
nous faire sentir du plaisir ou de la douleur, de nous
rendre heureux ou malheureux; et qu'on doit aimer et
craindre cette cause à proportion du pouvoir qu'elle a
d'agir en nous. Donc si le feu, le soleil, en un mot les
objets de nos sens ont un véritable pouvoir d'agir en
nous, c'est-à-dire de nous faire, comme cause véritable,
du bien ou du mal, du plaisir ou de la douleur, nous
pouvons les aimer et les craindre. Or l'amour et la crainte
sont une espèce de culte et d'honneur que nous rendons
à l'objet aimé ou craint, à cause de la puissance qu'il a
d'agir en nous. Donc nous pouvons rendre au feu, au so-
leil , à tous les objets de nos sens , une espèce de culte et
d'honneur; donc il n'est pas nécessaire que tous les
mouvements de notre âme , ses amours et ses craintes ,
ses désirs et ses joies tendent vers Dieu : le partage est
donc permis entre Dieu et la créature. Mais quel est
l'homme, quel est le chrétien, qui ne frémisse pas à la
vue de cette conséquence , que bien des personnes trou-
vent pourtant fort juste et manifestement liée avec le prin-
cipe de l'efficace des causes secondes.
3° Si l'essence de la matière ou du corps, en général,
ne consiste point dans l'étendue, il s'ensuit enfin, mais
évidemment, que nous n'avons point d'idée claire et dis-
tincte de la matière, et par conséquent que l'essence de
le prouver. Bestias vero absit ut opinemur pœnœ damnationis
obnoxias,quas justum est ut miseriœ sint expertes, quœnec bea-
titudinis possuntesse participes. (S. Augustin, De pecc. origin.,
cap. XL, n» 46.)
La Vie du R. P. Malehranche 67
la matière nous est inconnue, et par conséquent que
nous ne pouvons point savoir si la matière n'est point
capable de penser, de vouloir, de sentir. Et par consé-
quent, que nous n'avons plus de preuve démonstrative
de la distinction de l'âme et du corps; et par conséquent,
que nous ne pouvons plus démontrer par la raison l'im-
mortalité de nos âmes, en faisant voir aux libertins
que nos âmes, substances intelligentes, étant réellement
distinguées de nos corps, substances étendues, la dis-
solution du corps ne peut entraîner la destruction de
l'âme. Les philosophes de l'école y pensent-ils , de
fournir ainsi des armes aux plus grands ennemis de la
religion?
« Enfin, poursuit le P. Malebranche , de ce principe,
que l'essence du corps ne consiste pas dans l'étendue, je
pourrais encore tirer bien des conséquences opposées à la
foi : mais cela n'est pas nécessaire. Je voudrais bien plu-
tôt, s'il était possible, accorder avec elle toutes les philo-
sophies, et quelque impies que soient les conséquences
que je puis tirer des sentiments des philosophes de l'é-
cole, je croirais manquer à la charité que je leur dois, si
à l'exemple de M. de la Ville, je tâchais là-dessus de
rendre leur foi suspecte.
« Toutes les vérités tiennent les unes aux autres ; on
ne peut soutenir de faux principes , dont ceux qui savent
l'art de raisonner ne puissent tirer une infinité de consé-
quences contraires à la religion. De sorte que, s'il était
permis de rendre suspecte la foi des autres sur des consé-
quences tirées des principes dont ils sont persuadés ,
comme il n'y a point d'homme qui ne se trompe en
quelque chose, il n'y en a point aussi qu'on ne pût trai-
ter d'hérétique. C'est donc ouvrir la porte aux querelles,
aux schismes, aux troubles mêmes et aux guerres civiles,
que de laisser ainsi aux hommes la liberté de dogmatiser
68 Bibliothèque Oraiorienne
et de rendre suspecte la foi de ceux qui ne sont pas de
leur sentiment. Tout le monde a intérêt de regarder,
comme des calomniateurs et des perturbateurs du repos
public, ceux qui tiennent cette conduite; mais la liberté
de philosopher ou de raisonner sur des notions com-
munes, ne doit point être ôtée aux hommes. C'est un
droit qui leur est naturel , comme celui de respirer. »
Le P. Malebranche ajoute ensuite un beau sentiment
dont il a bien fait voir la sincérité par sa conduite tou-
jours pacifique, même à l'égard de ceux qui n'aiment
point la paix. « On peut bien juger par les conséquences
dangereuses que je viens de tirer des principes , sur les-
quels les péripatéticiens croient triompher de leurs ad-
versaires, combien j'en pourrais tirer d'autres encore
plus fâcheuses, si je me donnais la liberté de choisir
dans tout le corps de leur philosophie ce qu'il y a de
moins raisonnable; mais, quelque avantage qu'il y ait,
dans les disputes des théologiens aussi bien que dans les
combats des gens de guerre , à attaquer toujours , j'aime-
rais mieux me défendre même faiblement, que;.de vain-
cre et de triompher en attaquant. Car enfin je ne com-
prends pas comment, de ceux qui se soumettent à toutes
les décisions de l'Eglise, on se plaît à en faire des héréti-
ques et des impies, sur des conséquences qu'ils désa-
vouent. La victoire, ce me semble, est bien funeste, lors-
qu'on n'a versé que le sang de sa nation. »
Mais, après tout, il fallait se défendre plus directement.
C'est pour cela que le P. Malebranche soutient, à la fin
de son apologie, avec toute la confiance que donne la vue
de la vérité :
1° Qu'il a démontré dans sa 'Recherche, que l'étendue
n'est point une manière d'être , mais un être véritable ,
une chose, une substance, en un mot, matière ou corps ;
et qu'il y a répondu en plusieurs manières aux preuves
I
La Vie du R. P. Malebranche 69
de sentiment par lesquelles les libertins confondent les
deux substances dont l'homme est composé.
2° Que M. de la Ville n'a nullement fait voir, comme
il l'avait entrepris, que ce sentiment fût contraire à la
transsubstantiation, qu'il ne s'est objecté que les réponses
ou les diftîcultés des cartésiens les plus faciles à résoudre
pour triompher plus aisément de ses adversaires, qu'il
n'a point combattu les siennes, qu'apparemment il ne
les a pas sues, et que de l'humeur dont est ce monsieur,
on ne se croit point obligé de les lui dire.
3° Qu'il a eu la hardiesse d'ajouter au concile de
Trente plusieurs articles de foi ou plusieurs interpréta-
tions que nul particulier n'a droit de donner, après les
défenses expresses portées par la bulle de Pie IV, sous
peine d'excommunication.
4° Que la réparation d'honneur qu'il fait semblant de
lui faire dans son avertissement au lecteur est un affront
véritable, une action qui, (pour m'arrêter aux termes
charitables du P. Malebranche), a du moins toutes les
apparences d'une mauvaise foi qui surprend, et d'une
malignité qui révolte. « Cependant, conclut le P. Male-
branche, je prie Dieu qu'il lui pardonne ses emporte
ments, qu'il modère son zèle, et qu'il lui inspire pour ses
frères un esprit de douceur, de charité, de paix; je ne
sais pas s'il a trouvé du plaisir à m'outrager comme il a
fait, mais je puis bien l'assurer que j'ai beaucoup de
douleur et de peine, que la nécessité de défendre la vérité
m'ait obligé de donner quelque défiance de sa bonne foi ;
et que j'aurais au contraire bien de la joie, s'il pouvait
savoir combien je l'honore, combien je l'aime et le crains
sincèrement en Celui en qui nous sommes tous frères. »
C'est ainsi que la vérité doit se défendre, en tempérant
ce qu'elle a d'amer pour ses ennemis, par la douceur de
la charité; aussi la défense du P. Malebranche eut-elle
70 Bibliolkèque Oratorienne
dans le monde tout le succès qu'il en pouvait désirer. Le
public fut édifié de voir un modèle de réponse modérée
aux calomnies les plus atroces. Il l'eût été bien davan-
tage , s'il eût su que le P. Malebranche était parfaitement
.nstruit, que M. de la Ville, son accusateur, n'était autre
chose qu'un jésuite masqué. Je crois même qu'il savait
dès lors que c'était le P. le Valois. La belle occasion ,
pour un bel esprit calomnié, de faire de lui et de sa so-
ciété déjà si odieuse, des portraits qui auraient diverti
toute la France à leurs frais , sans qu'ils eussent droit de
s'en plaindre; mais notre philosophe avait pour maxime
de ne se défendre que par la force de la raison , et de se
laisser plutôt accabler, que de mettre dans ses apologies
rien qui ne fût absolument nécessaire pour sa justifica-
tion, ou plutôt pour la défense de la vérité, qu'il aimait
plus que lui-même. Si la pratique de cette maxime ne lui
fut pas toujours avantageuse, elle le fut en cette ren-
contre. La modération d'un savant offensé parut si extra-
ordinaire, qu'elle charma tout le monde. Les jésuites
mêmes, auparavant fort échauffés, se calmèrent un peu,
ou du moins parurent plus calmes, n'ayant pas le mot à
dire à un homme qui , après avoir seulement paré les
coups de leur confrère, ne faisait précisément que mon-
trer ce qu'il aurait pu faire, si la raison lui eût permis de
les imiter. II est aussi à croire que le P. le Valois recon-
nut sa faute. C'est le jugement que la charité veut que
nous en portions; car, s'il ne l'eût point reconnue, se
voyant regardé comme atteint et convaincu de calomnie,
aurait-il pu se taire en conscience? Il est vrai que, s'il ne
se justifia point, il ne fit pas non plus de rétractation de
ce qu'il avait faussement avancé. Mais il est évident qu'il
n'avait nulle raison pour ne se point justifier s'il eût été
innocent, au lieu qu'il en pouvait avoir plusieurs appa-
rentes pour ne se point rétracter, quoique coupable. Car
La Vie du R. P. Malebranche 71
il est si aise de nous persuader ce qui nous iavorise. Il
pouvait prétendre que, n'ayant pas mis son nom à son
livre, il était dispensé de le reconnaître; que le P. Male-
branche lui-même, ayant dit dans sa défense qu'il ne lui
demandait pas ce qu'il pouvait en conscience lui aban-
donner, il n'était pas obligé à une réparation qu'il n'exi-
geait pas; que les calomnies étaient si notoires, que sa
rétractation désormais serait inutile : qu'il y allait de
l'honneur de sa Compagnie, et pour l'intérêt d'un parti-
culier, il ne fallait pas sacrifier la réputation d'un corps
si nécessaire à l'Eglise. Enfin , qu'il y avait des casuistes
qui l'exemptaient de ce devoir. C'est encore une fois ce
que la charité m'oblige de dire. Car je ne puis croire
qu'un religieux employé au salut des âmes dans les re-
traites ^ qui fut choisi ensuite pour être confesseur des
enfants de France, qui dans cet emploi édifia toute la
cour, qui au lit delà mort, à Paris, le 12 septembre 1700,
demanda pardon à ses confrères pour n'avoir pas été
assez rigoureux observateur de sa règle, ait été sans re-
pentir à l'égard d'un crime aussi noir, que de supposer à
un prêtre des hérésies dans un livre public.
Mais si la calomnie ne se peut effacer que par la ré-
tractation, que deviendra cette vie édifiante? C'est ce qui
fait trembler pour tous ces esprits brouillons qui, se pa-
rant des apparences du zèle, font dans l'Église métier
d'accusateurs en matière de religion. L'expérience dé-
montre qu'il y en a fort peu qui ne se rendent coupables
de calomnies : et de ces calomniateurs, où sont ceux qui
réparent leur calomnie par le seul moyen que la loi four-
nisse '/
^ En 1696 ou 16!i7 il a l'ail un livre intitulé: Œuvres spiri-
tuelles sur divers sujets de piété, qui tut publié par le P. Bre-
ton non n.
CHAPITRE IV
Portrait d'Arnauld. — Comment il devint l'adversaire de Male-
branche (1679). — Le Traité de la nature et de la grâce
(1680). — Conférence avec Bossuet. — Malehranche publie
ses Méditations chrétiennes (1683), et son Traité de morale.
— Entretien avec le grand Condé. — L'oraison funèbre de Ma-
rie-Thérèse d'Autriche.
Jusqu'ici le P. Malehranche n'avait eu à comhattre que
de faihles ennemis : un hon chanoine dont la force ne
consistait que dans l'obscurité de ses raisonnements, et
un jésuite qui n'était à craindre que par l'autorité de son
corps; aussi en était-il venu facilement à bout. Le pre-
mier, après quelques légers combats, demanda grâce à
son vainqueur; et le second, après avoir commencé la
guerre avec beaucoup de vivacité fut repoussé avec tant
de sagesse, (ju'il ne crut pas qu'il fût de la politique de
revenir à la charge. Il fallait un plus grand adversaire
pour faire paraître dans toute son étendue la force d'es-
prit de notre philosophe. 11 le trouva dans le fameux
Arnauld.
On a parlé dans le monde si diversement de cet auteur,
que je crois qu'il est à propos d'en donner ici le vrai por-
trait, sans le défigurer comme font ses ennemis, et aussi
sans le flatter comme font ses partisans. Dieu merci, je
ne consulte ni les uns ni les autres, mais seulement
La Vie 'lu /?. P. Malebranche 73
l'idée que m'en fournis-^oiU l'histoire assez connue de sa
vie et l'étude de ses ouvrages.
Antoine Arnauld , docteur de Sorbonne, d'une famille
illustre dans la robe et dans l'épée , avait hérité de ses
ancêtres un grand esprit et un grand cœur K Né avec un
génie vif , étendu, pénétrant, soutenu d'une vaste mé-
moire et d'une imagination forte, il apprit toutes les
sciences avec une rapidité inconcevable. Mais il s'appliqua
particulièrement h celles qui conviennent à l'état ecclé-
siastique, qu'il avait embrassé dès sa première jeunesse.
Dès lors il étudia à fond l'Ecriture sainte, l'histoire de
l'Église, les Pères, les conciles, surtout saint Augustin ,
dont il fit toujours son auteur favori. Se trouvant du ta-
lent pour écrire, il consacra sa plume à la religion. 11 se
proposa deux grands objets : la destruction de l'bérésie
de Calvin, qui désolait en ce temps-là une bonne partie
de la France, et la ruine de ce relâchement affreux, que
les nouveaux casuisles avaient introduit dans la morale
chrétienne et dans la discipline de l'Eglise; on sait avec
quel succès il y travailla. 11 réduisit les calvinistes à ne
pouvoir lui répondre que par des injures. Il réveilla le
zèle des catholi(|ues contre les doctrines relâchées. Il en-
gagea par ses écrits les évèques et les papes mêmes à
prendre pour les exterminer des résolutions assez vigou-
reuses; en un mot, on ne peut nier sans injustice qu'il
n'ait rendu à l'Eglise des services très importants. Heu-
reux s'il n'en eût point diminué le prix par les troubles
dangereux' qu'il y a excités au sujet de Jansénius-. Ce qui
' Le P. M-ilf!iraiiche disait de M. Arnauld que c'était un homme
de beaucoup d'esprit, toujours prêt à dire contra.
2 Après son Apologie de JnnKp.niux , puhliée avant 1653, la
reine, poussée par le cardinal Mazarin, voulut l'envoyer à Rome.
C'était le soumettre à l'Inquisition; mais le Parlement repré-
senta que cela était' cnn'ru're à nos usac:p=, que si on voulait
BiBL. OR. — VIII 3
74 Bibliothèque Oratorienne
fut pour lui une source de fautes et de chagrins qu'il au-
rait bien pu s'épargner; mais il fallut satisfaire son natu-
rel bouillant et impétueux, amateur de la dispute, en-
nemi de son propre repos, perturbateur de celui des
autres. Il est pourtant à croire que ce fut toujours avec
de bonnes intentions, car on ne se fait point juge de son
cœur, et d'ailleurs il est certain qu'il avait beaucoup de
piété. Mais toutes ses bonnes intentions n'cmpêclicrent
pas que sa vivacité ne dégénérât quelquefois en empor-
tement, qu'elle ne lui fit souvent mal prendre le sens des
auteurs qu'il entreprenait de combattre, et qu'elle ne se
rendît prescjue toujours trop sujette à vouloir faire pas-
ser ses sentiments particuliers pour des articles de foi,
trop prompt à juger désavantageusement de ses ennemis,
trop facile à croire le mal qu'on lui en disait, trop précipité
à le redire lui-même au public, lorsqu'il s'était mis dans
l'esprit qu'il était de la gloire de Dieu qu'il se défendît
aux dépens de ses persécuteurs, qui, en effet, lui en
donnaient bien l'exemple par les calomnies perpétuelles
qu'ils débitaient contre lui , et encore trop entêté à sou-
tenir ce qu'il avait une fois avancé, à moins qu'une dé-
monstration ne le forçât de s'en dédire.
Enfin, on n'en peut disconvenir, M. Arnauld était un
grand homme; mais, on me permettra de le dire, sans
doute qu'il eût été encore plus grand , s'il etît été plus
condamner M. Arnauld il fallait lui faire son procès en France.
Le cardinal avoua qu'il avait ignoré en cela nos usages, et
demanda excuse à tout le moude. Son livre de la Fréquente
communion , en 1643, réfuta doctement le P. Semaisons, jésuite.
Dix-neuf évèques de France s'opposèrent à la condamnation que
l'on en poursuivait à Rome. On lit un crime à M. Arnauld de ce
qu'il appelait dans la préface de son livre saint Pierre et saint
Paul les deux chefs de l'Église. Les Jésuites firent condamner à
Rome la proposition détachée, et ils en conclurent qu'indirecte-
ment le pape avait condamné tout le livre.
La Vie du R. P. Malebranche 75
modéré et plus maître des saillies de son imagination un
peu fougueuse ' .
Tel est l'adversaire que Dieu suscita au P. Male-
branche en 1679, de la manière que je le vais rapporter,
en reprenant les choses de plus haut pour les faire mieux
entendre. Nous avons dit que M. Arnauld fut un des pre-
miers qui donnèrent vogue au livre de la Recherche de la
Vérité. Je ne doute doute nullement que ce ne fut par
une estime sincère pour ce bel ouvrage; mais il y a toutes
les apparences du monde qu'il y entra un autre motif
plus puissant sur l'esprit de ce docteur. Le P. Male-
branche était un homme qui pouvait faire beaucoup
d'honneur à son parti. On songeait à le gagner : on y
travailla, on crut même y avoir réussi, lorsqu'il arriva
plusieurs petits incidents qui firent voir qu'ils s'étaient
trompés.
Dans les entretiens que le P. Malebranche eut avec
ses amis sur les matières de la grâce, il lui échappa sou-
vent de dire que ce que MM. de Port-Royal en avaient
écrit était un galimatias où l'on ne pouvait rien com-
prendre. De plus il avait fait un éclaircissement à la fin
de sa Recherche, dans lequel il prouvait que Dieu agit tou-
jours par les voies les plus simples par rapport à ses
desseins. Il y établissait ce grand principe, qu'il y a cer-
taines lois générales selon lesquelles Dieu prédestine et
sanctifie ses élus en Jésus-Christ; que c'est là ce qu'on
appelle l'ordre de la grâce; comme les volontés géné-
rales selon lesquelles Dieu produit et conserve tout ce qui
' J'ai fait un caractère de M. Arnauld, écrivrit le P. André
à M. de Marbeuf, dont les premiers traits plairont beaucoup
aux jansénistes et les derniers aux Jésuites, et tous ensemble
aux personnes raisonnables qui ne cherchent que la vérité sans
prévention ni pour ni contre. (Cousin, Fragments de philoso-
phie moderne, p. 231.)
76 Bibliothèque Oralorienne
est dans ce monde visible, ce qu'on appelle l'ordre de la
nature. Après quoi il ajoutait modestement qu'il laissait
aux autres à tirer les conséquences. Il ne fallait pas au-
tant d'esprit que Ton en donne aux jansénistes pour voir
qu'elles élaient contraires à leur théologie. Mais voici un
événement qui leur ôLu tout lieu d'en douter.
11 y avait à Paris, dans la maison de i'Dratoire de
Saint-llonoré, un jeune père fort entêté des sentiments
de Jansénius. Il arriva comme par hasard que le P. Ma-
lebranche eut avec lui une dispute dans laquelle il eut le
bonheur de le convaincre ^ et de la solidité de ses prin-
cipes et de la fausseté des sentiments de l'Augustin
d'Ypres, qu'il lui montra être bien dillerent de l'Augustin
d'ilippone. Quelque temps après, ce jeune père-, fort
habile dans l'histoire, fut nommé par son générai pour
enseigner dans le séminaire de Saint-Magloire la théologie
positive, c'est-à-dire celle qui consiste dans la simple
exposition des dogmes de sa foi tirés de l'Ecriture, et dé-
cidés par les conciles. 11 demanda au P. Malebranche un
1 II se rendit au sentiment de so7i adversaire , ce qui est bien
rare dans les disputes de tliéologie. (Adry.)
2 C'était le P. le Vassor, janséniste, matehranchiste. enfin cal-
Yinisto. Il écrivit en WolhiwdaX Histoire de Louis XIII; il disait
de .lansénius qu'il avait lu saint Augustin avec les lunflti's de
Calvin... Ne à Orléans vers 1648. quitte l'Oratoire vers If.oo, se
retire eu Hollande en 1605; sa mort en Angleterre en 171S. U
était d'une grosseur et d'une graisse énorme..., vante beaucoup
le livre du F. le Porc, son confrère, contre Jansénius. {Aussi
Jurieu , dans /'Esprit de M. Arnauld, raconte-t-il que quelques
ecclésiastiques lui firent la malice de mettre sur la porte de sa
chambre : Céans on vend du porc trais à l'enseigne du veau gras.)
Le P. le Porc passant par la Flèche, bien reçu chez les Jésuites,
fait faire une nouvelle édition , vers 1700, de son livre : Les .<rew-
timents de saint Augustin sur la grâce , opposés à ceux de Jan-
sénius, (gros in -4»), augmenté d'une dix-septième preuve pour
faire voir l'opposition des sentiments de saint Augustin avec l'es-
prit de piété. Voir Histoire des ouvrages des scav., mars 1700,
p. 1-24.
La Vie du Ft. P. Malebranche 11
petit traité sur la grâce pour lui servir de guide en cette
matière. Il l'obtint et en suivit les principes. Il se déclara
hautement contre Jansénius. La chose même alla si ioin,
que, dans ses conférences, il avait coutume de dire ((ue
cet évêque n'avait lu saint Augustin qu'avec les lunettes
de Calvin. Cela fit grand bruit à Paris. On ne parlait que
delà conversion du professeur de Saint-Magloire, jusque-là
reconnu pour un parfait janséniste. On lui demanda qui
avait fait ce miracle, et il eut la générosité de dire que
c'était au P. Malebranche qu'il en avait l'obligation.
M. Arnauld, qui comptait beaucoup sur ce professeur,
fut très sensible à la perte qu'y faisait son parti , d'autant
plus qu'elle fut accompagnée de plusieurs autres. Car on
vit alors la différence qu'il y a entre combattre les
hommes par autorité, et les combattre par raison. Les
molinistes, qui, depuis quarante ans de guerre, n'avaient
presque employé contre les jansénistes que l'épée des
souverains, n'avaient fait que les confirmer dans leurs
opinions dangereuses, au lieu que le P. Malebranche,
par la voie pacifique des entretiens particuliers, et en ne
leur parlant que raison , en convertit plusieurs en peu de
jours.
Pendant que les conversions se multipliaient et que les
nouveaux convertis déclaraient partout, à l'exemple du
professeur de Saint -Magluire, l'obligation qu'ils avaient
à l'auteur de leur changenietit, tous les bons jansénistes
en murmuraient, surtout MM. de Port- Royal. Mais ils
n'avaient point lieu de se plaindre. Le P. Malebranche,
en combattant leurs erreurs, savait toujours dédommager
leur amour-propre en parlant de leurs personnes avec
beaucoup d'estime; de sorte i[ue iM. Arnauld ne put en-
core se résoudre à se fâcher contre un homme qui en
usait si honnêtement.
Le professeur de Saint-Magloire, voyant ces bons effets
78 Bibliothèque Oratorienne
de la science et de la vertu du P. Malebranche, s'imagina
qu'une conférence entre ces deux grands hommes les
pourrait réunir dans les mêmes sentiments. Il connais-
sait particulièrement M. de Roucy % marquis de Saint-
Preuil, homme d'esprit et de mérite, ami commun de
l'un et de l'autre, et de plus allié de M. Arnauld, dont
il avait épousé une parente. 11 lui déclara son dessein. Le
marquis le goûta et offrit sa maison pour la conférence.
M. Arnauld et le P. Malebranche, qui, malgré l'opposi-
tion de leurs sentiments, avaient jusqu'alors été fort bons
amis, acceptèrent la proposition avec joie. On prit jour.
On vint au rendez-vous. M. Arnauld, accompagné du
fameux P. Quesnel ' et de M. le comte de Tréville ^; et le
P. Malebranche avec le professeur de Saint- Magloire,
qui avait engagé l'affaire *.
Ce fut le comte de Tréville, de simple soldat avancé
par son mérite à la charge de capitaine des mousque-
taires achevai sous Louis XIII, qui ouvrit la séance. Il
avait de l'esprit, de la science, et surtout une estime
infinie pour saint Augustin. Il fit d'abord un long dis-
cours fort étudié pour montrer ce que nul bon catholique
ne peut contester que, sur les matières de la grâce et de
la prédestination, ce grand docteur est l'oracle qu'il faut
interroger, puisque l'Eglise, dans tous le? temps, lui a
fait elle-même cet honneur.
1 Branche de la Rochefoucauld. C'était le fils de ce Saint-
Preuil, qui fut décapité par ordre de Richelieu, en décembre
1641.
2 Quesnel, à ce moment, n'était fameux que dans le bon sens
du mot.
3 Ou de Troisville , qui quitta le monde brusquement à la
mort d'Henriette d'Angleterre. Voir dans Sainte-Beuve, Port-
Royal, de curieux détails sur lui.
'• D'après Adry, c'est le P. Quesnel qui avait lié la partie. Le
dîner où l'on se rencontra fut offert par le marquis de Roucy,
en mai 1679.
La Vie du R. P. Malebranche 79
Le P. Malebranche, aussi grand admirateur de saint
Augustin que M. Arnaulcl , n'eut point de peine à con-
venir de ce principe. Il ajouta seulement qu'il fallait
bien entendre ce Père, c'est-à-dire selon les règles de la
bonne critique et selon l'analogie de la foi, que saint
Augustia a eu à défendre contre les hérétiques. Après
être convenu de cette première vérité qui est fondamen-
tale dans les disputes de la grâce, quoi qu'en disent
ceitains théologiens, le P. Malebranche commença avec
son air tranquille et modeste à exposer ses sentiments
sur cette matière. Mais à peine avait- il ouvert la bouche
pour dire une parole, que la vivacité de M. Arnauld ne
lui permettait point de passer outre. Le principe de son
système était que Dieu agissait presque toujours dans
l'ordre de la grâce aussi bien que dans celui de la nature
par des lois générales. Le docteur l'interrompit là. Il
essayait en vain de prouver et d'expliquer ce beau prin-
cipe qui est évident pour quiconque est capable de ré-
flexion. Mais on ne l'est plus, dès là qu'on est préoccupé.
M. Arnauld ne voulut entendre ni preuve ni explication.
Il avait toujours à y opposer tantôt une question, tantôt
une conséquence, tantôt un passage de saint Augustin,
et par-dessus le tout une prévention de cinquante années
pour le sentiment de Jansénius, où il avait été élevé
presque dès son enfance, tellement que le P. Male-
branche, qui n'avait ni les forces ni la volubilité de
langue de son adversaire, fut obligé de n'être que simple
au(lit''ur, dans une conférence qui n'avait été résolue que
pour le faire parler. Enfin, las d'une dispute où l'on
n'avançait point, il dit que puisqu'on ne lui permettait
pas de s'expliquer de vive voix, il s'engageait à mettre
par écrit ses sentiments et à les communiquer à M. Ar-
nauld , à condition qu'il les examinerait avec une atten-
tion sérieuse, et qu'il lui proposerait aussi paa' écrit ses
80 Bibhulhèque Orutorienae
difficultés. Ce parti fut approuvé par luulc la compagnie,
et l'on se retira aussi bons amis qu'on le pouvait être
au sortir d'une contestation assez échauflTée. Ainsi Unit la
conférence du P. Malel)ranclie avec M. Arnauld. Elle se
tint au mois de mai 1679 : ce qui est à remarquer pour
la suite.
Le P. Malebranche songea incontinent à exécuter sa
promesse. Il y avait longtemps ([ue ses amis, (jui le
trouvaient par expérience aussi profond théologien que
philosophe pénétrant, le sollicitaient à écrire sur la
grâce. Les mouvements de sa conscience, qui lui disait
de communiquer à ses frères les lumières que Dieu lui
donnait, ne le pressaient pas moins. Mais jus(|uc-là
plusieurs raisons l'avaient empêché de s'y rendre. Il avait
une aversion extrême pour les contestations : il crai-
gnait d'exciter les passions des hommes sur une matière
sur laquelle ils n'étaient que trop animés. Il voyait dans
les deux partis (jui divisaient l'Eglise un acharnement
furieux à traiter d'hérétiques tous ceux qui n'entraient
point dans leurs opinions; et surtout, dit-il lui-même,
il sentait un chagrin mortel quand il était obligé de
monter sur le théâtre et de parler au public. En un mot
il fallait un engagement aussi sacré ((u'une parole doimée
pour vaincre là-dessus toutes ses répugnances. Il en
apporte un autre motif encore plus chrétien dans sa
réponse au premier volume des Réflexions iMlosophiqucs
et théologiques de M. Arnauld :
« Si dans ce siècle on n'était pas si obstiné à soutenir
que Dieu n'a point une volonté sincère de sauver tous les
hommes, il ne serait pas si nécessaire d'établir des
principes propres à détruire celte malheureuse opinion.
Mais la nécessité de combattre les erreurs fait découvrir
les principes qui sont propres à cet effet. Je proteste de-
vant Dieu que c'a été le motif principal (jui m'a pressé
La Vie du R. P. Malehranche 81
d'écrire. J'espère (|u'on me croira sur ma parole tou-
chant ce qui s'est passé dans mon cœur \ »
Après donc avoir tout de nouveau bien médité h la
lumière de l'Ecriture et des conciles qui ont décidé ce
que nous en devons croire comme de foi , il commença
son Traité de la nature et de la grâce, qui a tant fait de
bruit dans le monde. Il y a bien de l'apparence qu'il en
trouva le plan tout dressé dans le petit écrit qu'il avait
donné sur cette matière au professeur de Saint-Magloire,
dont nous avons parlé. (Jiioi qu'il en soit,, il se propose
principalement dans ce traité deux choses : la première ,
de justifier les anathèmes d^s souverains pontifes contre
les cinq fameuses propositions ; et la seconde, d'empêcher
les cartésiens, qu'il avait toujours dans le cœur, dose
perdre éternellement en outrant les droits de la raison
aux dépens de la foi , dont la raison même démontre la
nécessité. Mais afin de n'otlenser personne, voici les
règles de modération qu'il se prescrivit : de parler de la
grâce, comme si jamais l'on n'en eût disputé ; de ne s'at-
tacher nommément à aucun auteur humain , ni pour le
soutenir, ni pour le comhattre; de ne citer que des au-
torités infaillibles, l'Écriture sainte, parce que iMM. les
jansénistes en font une étude particulière, et la raison
parce que les cartésiens entendent parfaitement ce lan-
gage; enfin, de se contenter d'établir la vérité toute pure,
sans attaquer ni directement ni indirectement ceux qui
venaient troubler son repos après avoir troublé celui de
l'Église par leurs contestations indiscrètes. Ces règles
élahlies, le P. Malehranche intitula son livre Traité de la
nature et de la grâce, parce qu'en effet dans les trois dis-
cours qui le partagent, il parle tour à tour de l'une et de
l'autre par rapport à son dessein.
' fj-ttres du P. Malehranche (Paris, 170!)), p. t«0.
82 Bibliothèque Oralorienne
Dans le premier discours , il prouve la nécessité des
lois générales de la Providence, dans l'ordre de la nature,
et dans celui de la grâce.
Dans le second, il traite de la grâce du Créateur qu'on
peut appeler naturelle , parce qu'elle appartient à la pre-
mière institution de la nature, et de la grâce du Sauveur,
qui est surnaturelle, parce qu'elle est donnée à des in-
dignes par la médiation d'un Dieu réparateur de la na-
ture.
Dans le troisième, il explique la liberté naturelle à
l'homme, et la manière dont la grâce la fortifie depuis
que lo péché l'avait rendue si faible et si impuissante
pour le bien.
Son dessein général c'est de rendre Dieu aimable à ses
créatures, en leur montrant que dans la construction de
son Eglise par Jésus-Christ, il agit constamment de la
manière la plus sage, la plus juste, la plus miséricor-
dieuse qui se puisse, en se comportant toujours selon ce
qu'il est, c'est-à-dire en Dieu, en être infiniment parfait.
Dans l'exécution de ce dessein par rapport à la grâce,
le P. Malebranche devait faire trois choses : faire con-
naître Dieu, qui en est l'auteur; faire connaître Jésus-
Christ, qui, en tant qu'homme, en est le distributeur;
faire connaître le cœur humain, qui en est le sujet. Mais
parce qu'il ne suffit pas de consulter ici la raison, il fal-
lait encore, en traitant de la grâce, faire voir aux Péla-
giens qui ne sont encore que trop communs, sa néces-
sité, sa gratuité, son efficacité.
Sa nécessité, c'est-à-dire, comme le dit partout saint
Augustin après Notre -Seigneur lui-même, que Ton ne
peut faire aucun bien sans elle.
Sa gratuité , c'est-à-dire qu'elle n'est point due aux
mérites naturels, ni aux vertus humaines les plus hé-
roïques.
La Vie du H. P. Malebranchc 83
Son efficacité, c'est-à-dire que sa force lui vient d'elle-
même , puisqu'elle n'est autre chose que l'action de Dieu
sur notre cœur ^ .
Voilà , en substance , tout ce que renferme le Traité de
la nature et de la grâce, où l'on voit en peu de paroles
plus de vraie théolosfie, c'est-à-dire plus de raisonnements
solides et sans équivoques sur les vérités de la foi, que
dans les plus gros volumes qui ont paru de nos jours sur
cette matière. H ne tiendra qu'au lecteur équitable d'en
faire la comparaison pour vérifier par lui-même la pro-
position que j'avance; mais ce qu'il y eut en cela de plus
étonnant, c'est qu'un ouvrage si profond, si bien soutenu
dans toutes ses parties, si plein d'agréments pour les
personnes capables de goûter la belle métaphysique,
n'ayant été commencé qu'au mois de juin 1679, se trouva
fini au mois d'août de la même année , ce qui fit dire
quelque temps après au premier auteur de la 'République
des lettres " ces paroles sensées que je rapporte ici pour
1 Suit dans le manuscrit une longue analyse du Traité de la
nature et de la grâce, qui va de la page 240 h tapage 278.
2 Bayle, dans les Nouvelles du mois d'août 1684. Bayle faisait
imprimer, à ce qu'on dit, les ouvrages du P. Malebrauche en
Hollande, chez Reinier Leers. Le P. Malebranche disait que Bayle
approuvait tous les principes de la Recherche de la véiité. JM. de
Crouzas,fils d'un colonel, devint professeur de philosophie.il était
protestant, natif de Lausanne. Il a beaucoup écrit surtout contre
le pyrrhonisme. M. de Fouché, secrétaire de l'Académie, dans le
volume de 1730, en faisant son éloge, rapporte ce fait: Un jour,
étant à Leyde , il eut plusieurs conversations avec Bayle sur le
pyrrhonisme, sur quoi insistait fort ce dernier. M. Bayle, peu de
tpmps apri'S, fut attaqué d'une migraine violente. 1\L de Crouzas
alla le voir, et lui dit en entrant : Assurément, Monsieur, vous
ne nierez pas que la migraine soit un mal. Bayle répondit qu'il
ne voyait pas pourquoi on tirait cette conséquence. On disputa
de part et d'autre, et Bayle ne convint de rien. L'historien
ajoute qu'apparemment , si la dispute eût duré plus longtemps,
l'argument de M. Crouzas fût devenu encore plus fort.
Le fameux Scot , cordelier, raisonnait à peu près de môme
Si Biblioihèque Oratorienne
faire connaître ce que les plus beaux esprits en pensèrent
alors, excepté néanmoins ceux qui avaient intérêt de
penser autrement.
« Quand même, dit-il, on ne conviendrait pas de l'hy-
pothèse de l'auteur, on serait contraint d'avouer qu'on
n'a peut-être jamais formé eu si peu de temps un sys-
tème si bien lié sur aucun point de théologie de la pro-
fondeur du mystère de la grâce; et on ne lui rendrait
point justice, si on ne reconnaissait qu'on ne peut avoir
le génie plus vaste, plus étendu, plus net et plus péné-
trant. Ainsi, ceux qui se plaignent qu'on ne comprend
rien dans ses livres, s'en doivent prendre ou à la petitesse
de leur esprit ou au peu d'habitude qu'ils ont avec les
matières abstraites. » Il pouvait ajouter sans crainte,
ou à leur prévention ou à leur peu d'équité.
Le P. Malebranche, ayant achevé son traité, songea
incontinent à s'acquitter de sa parole. Il en envoya une
copie à M. de Roucy, sur la tin d'août 1679, pour la faire
tenir à M. Arnauld , le priant en même temps d'écrire à
ce docteur que s'il voulait bien se donner la peine de
lire cet ouvrage et d'en dire son avis, ce fût sous cette
condition qu'il n'en jugeât qu'après l'avoir examiné de
telle sorte, qu'il fût assuré de l'avoir entendu parfaite-
ment. Mais il arriva un contretemps qui fut cause de
bien des malentendus de part et d'autre.
Ce docteur avait jugé à propos de sortir de France '
pour se dérober aux nouvelles persécutions que ses en-
nemis commencèrent à lui faire au mépris de la Paix de
contre ceux qui nient la liberté de l'homme. Après en avoir donné
différentes preuves il conclut ainsi : « Si nos adversaires ne se
rendent point à toutes ces raisons, qu'on prenne un bâton, et
qu'on les frappe jusqu'à ce qu'ils conviennent qu'on est libre de
ne les plus frapper. »
1 11 était parti le 17 juillet 1679 pour les Pays-Bas.
I
La Vie du R. P. Malebranche 85
Clément. Ils avaient trouvé le moyen de prévenir le
roi, et on sait assez que ce prince avait, comme la plu-
part, le défaut de ne revenir guère de ses préventions.
II en avait beaucoup contre tout ce qu'on appelle jansé-
nisme : une mère espagnole et un premier ministre
italien l'y avaient élevé. Les jésuites, ses confesseurs,
n'avaient rien oublié pour l'y entretenir. Il n'en fallut
pas davantage pour l'irriter contre M. Arnauld. On lui
disait que ce docteur tenait chez lui des conférences très
préjudiciables au bien de la religion \ que sa maison
était un rendez-vous de jansénistes; que tous les ecclé-
siastiques mécontents du royaume s'adressaient à lui
comme à l'oracle du parti, et y trouvaient infailliblement
un asile tout prêt contre leurs évê([ues; que c'était une
chose fort contraire à la paix de l'Etat et à l'autorité du
roi. Voilà l'endroit sensible et délicat. Le docteur ne pou-
vait ignorer ce qui se tramait à la cour contre sa per-
sonne. 11 y avait un njveu ministre d'Etat. C'était l'il-
lustre M. de Pomponni! ^ C'est pourquoi il prit le des-
sein de se cacher, non plus en France, qui commençait à
n'être plus un pays de franchise, mais dans quelque pays
libre, où les jésuites fussent moins puissants. Il choisit
la Flandre. Il en fit confidence à trois ou quatre per-
sonnes affidées qui lui gardèrent si bien le secret, (jue le
P. Malebranche n'en sut rien.
Je ne sais si M. de Roucy en était mieux informé; ce
qui est certain, c'est qu'il ne manqua point de mettre
le Traité de la nature et de la grâce en main sûre^ pour
l'envoyer à M. Arnauld, avec un billet en date du mois
1 Voir los Letlrei^ de M. ArnauH , t. TIF, lett. 177, etc.
2 Simon Arnnuld , second fils d' Arnauld d'AndUly.
3 C'est Nicole qui se chargea de faire remettre à Arnauld le
manuscrit de Malebranche. (Adry.)
86 Bibliothèque Oralorienne
de mars 1680. Mais soit qu'on eût négligé de le faire,
ou que le livre ne pût atteindre ce docteur, qui, dans
les commencements de son séjour dans les Pays-Bas,
changeait assez souvent de demeure , il ne lui fut
rendu que vers le commencement d'avril de l'année sui-
vante.
Cependant le P. Malebranche, qui ne savait pas la
retraite de M. Arnauld, était fort surpris de ne point
entendre de nouvelles de son traité, d'autant plus que
les amis de ce docteur aflectaient d'en répandre des bruits
fort désavantageux. Cela lui donnait bien à penser, et on
ne peut disconvenir que tout philosophe qu'il était, il ne
fût un peu en peine, jusiiu'à ce qu'il apprit (|ue M. Ar-
nauld s'était retiré de France, et que son traité l'avait
suivi de fort près. Il fut bien aise de pouvoir justiticr le
silence de son censeur. Mais voyant (|u'il y demeurait
trop longtemps, il pria M. de Roucy de lui en écrire. On
lui écrivit, point de réponse. Il lui en écrivit lui-même,
point de nouvelles encore; les amis du P. Malebranche,
plus ardents que lui pour ses intérêts, se lassèrent enfin,
et interprétèrent fort mal ce silence, attendu que les
partisans de M. Arnauld ne le gardaient pas trop bien *.
Tout Paris en était témoin. Il y en eut même qui lui
rapportèrent qu'ils savaient de très bonne part que
M. Arnauld avait parlé de son livre avec le dernier mé-
pris. C'est pourquoi ils le conjurèrent d'en permettre
l'impression, afin que le public en jugeât et que la
vérité fît taire les faux bruits qui en couraient de toutes
parts. Le P. Malebranche, qui ne pouvait croire tout ce
1 Le P. Quesnel reçut une lettre d'Arrrauld, la lut à se.t amis,
et répandit partout que le P. Malebrariche avait des sentiments
erronés... Le P. Quesnel est do7ic la véritable cause de la dis-
pute, au moins publique, du P. Malebranche et de M. Arnauld.
(Adry.)
La Vie du R. P. Malehranche 87
qu'onjui rapportait de M. Arnauld, désaprouvace parti,
et , après avoir remercié ses amis de leur zèle et de leur
charité, se résolut de prendre encore patience; mais
enfin, ne recevant de Flandre aucune nouvelle, ses amis
revinrent à la charge armés d'un si grand nombre de
raisons, que le V. Malehranche ne put résister à leurs
attaques.
Le plus ardent de ces messieurs, comme le plus ha-
bile, était le célèbre abbé de Catelan% un des premiers
membres de l'Académie royale des sciences, bel esprit,
agréable et pénétrant, grand méditatif, et instruit à fond
des principes de la Recherche de la vérité. C'est à lui que
le P. Malehranche, partant pour la campagne au prin-
temps de 1680, confia son manuscrit pour en faire ce
qu'il lui plairait. Il y avait ajouté une courte préface dans
laquelle il demandait au lecteur deux choses : 1° qu'il ne
regardât son traité que comme un essai; 2° qu'il n'en
jugeât point par prévention, sans l'avoir parfaitement
compris.
L'abbé de Catalan ne perdit point de temps. Sans
s'amuser à chercher en France ' des reviseurs et des pri-
vilèges pour le Traité de la nature et de la grâce, il en
écrivit en Hollande à Elzévir, qui, certain du succès,
n'en différa point l'impression.
M. Arnauld avait enfin reçu, vers le commencement
d'avril 1680, la copie qu'on lui avait envoyée'. Vers la
mi-juin suivant, il vint à Amsterdam avec un de ses amis
pour faire imprimer la seconde partie de sa réponse au
fameux M. Mallet. Je dis fameux, par le mépris où ce
1 De Bretagne.
2 On ne passera point cela ici. fP. Lelong.)
3 Ainsi Arnaidd avait bien reçu le traité de Malehranche , et
M. Blampignon fait une grave erreur en disant le contraire.
(Op. cit., p. o6.)
88 Bibliothèque Oratorienne
docteur a fait tomber les écrits qu'il avait faits contre le
Nouveau Testament de Mons, fameux dans un autre
sens, et qui peut-être méritait un autre sort^ M. Arnauld
avait trop bien battu le calvinisme, qui est en Hollande
la religion dominante, pour vouloir y être connu. 11
chargea donc son ami de traiter avec EIzévir, pour l'im-
pression de son nouvel ouvrage. L'imprimeur le pria
d'attendre qu'il eût achevé le Traite de la nature et de la
grâce, qu'on lui avait dit être du P. Malebranche, de l'O-
ratoire. A ce nom, l'ami de M. Arnauld, surpris et
frappé, demanda communication de cette pièce. Le moyen
de refusera un homme qui parlait en qualité d'ambassa-
deur du grand Arnauld ! EIzévir le lui donna pour deux
jours. On peut juger, par le caractère de cet illustre doc-
teur de Sorbonne, quels furent ses sentiments, quand il
apprit qu'un ouvrage, qu'on lui avait envoyé pour exami-
ner, était déjà sous la presse. Il le lut pour la première
fois dans cette disposition si peu favorable à l'auteur, ou
plutôt, comme il l'avoua lui-même, il le parcourut avec
beaucoup de précipitation. Cela ne l'empêcha point d'en
porter son jugement. Un livre, dont les principes sur la
nature et sur la distribution de la grâce étaient si con-
traires aux siens, ne pouvait manquer d'être mauvais. Il
fit donc prier l'imprimeur d'en suspendre l'impression,
jusqu'à ce qu'on eût un nouvel ordre de l'auteur, ce qui
lui fut encore accordé. Car la grande et juste réputation
qu'il avait acquise dans la république des lettres, lui
donnait presque partout une autorité despotique. Aussitôt
' Mallet fit deux écrits contre la version de Mons , à laquelle
Bossuet reprochait surtout « qu'elle affectait trop de politesse,
et qu'elle voulait faire trouver dans la traduction un agrément
que le Saint-Esprit a dédaigné dans l'original ». {Lettre au ma-
réchal de Bellefond, édit. Lâchât, xxvi, 175.)
La Vie du R. P. Molebranchc 89
il écrivit très fvjrteinent au célèbre P. Qiicsnel , qui de-
meurait alors à Saint-Honoré ^ avec le P. Malebranche. Il
lui manda en propres termes , qu'il avait été obligé de
parcourir le Traité de la nature et de la grâce avec beau-
coup de précipitation, et que les conséquences lui en pa-
raissaient terribles : d'oi!i il concluait qu'il fallait engager
le P. Malebranche à la suppression de son livre'.
L'abbé de Catelan ne s'endormit pas. Le P. Quesnel ,
ayant lu la lettre de M. Arnauld à un de ses amis, qui
apparemment en avait un autre, cet abbé en fut informé.
Il écrivit incontinent au P. Malebranche, pour le conjurer
de ne point se laisser fléchir, puisqu'il était assez mani-
feste que le silence de M. Arnauld était un silence af-
fecté, qui ne méritait point d'égard. On se rendit à ses
instances, et le Traité parut sur la ^n\ de l'année '.
Je suppose que In P. Quesnel , qui était alors des amis
du P. Malebranche, exécuta la commission de M. Ar-
nauld, mais, n'en ayant point de connaissance certaine,
je ne l'assure pas. La seub; chose que j'en ai pu décou-
vrir, c'est qu'au lieu d'en écrire d'abord, ou à RI. de
Roucy, ou au P. Malebranche, il s'en ouvrit à des per-
sonnes qui ne furent pas plus discrètes que lui, car elles
répandirent dans l'Oratoire et dans Paris que le livre du
P. Malebranche renversait le vrai système de la prédesti-
nation et de la grâce. On en murmurait assez publique-
ment, lorsque le Traité parut en France. On le lut avec
tant d'avidité, (|u'il en fallut faire quatre éditions en
^ Il fut renvoyé de. Paris à Orléans par ordre du roi, eu 1081.
M. de Harlai en fut le ijorteur.
2 Le Traité de la nature et dr la (/rârp ayant fait cnimaitre à
.MM.de Port-Hoyal qui' l'auteur de la llecherdie de lu vérité n'était
point janséniste, comme il l'avaient cru, n'eut pas le bonheur de
leur plaire. (Bayle, Recherche des lettres, août 1G84.)
3 ifi.sn.
90 Bibliothèque Oratorienne
moins de quatre ans, mais aussi avec tant de prévention,
qu'il eut dans les commencements presque autant de
critiques que de lecteurs. La plupart n'étant point ins- ^
truits des principes d'une solide métaphysique, n'y en-
tendaient rien, et le condamnaient par cette seule raison.
D'autres, ne se mettant point à la place de ceux pour
qui principalement on l'avait composé, je veux dire les
philosophes, qui ne se payent que de raisonnements pro-
fonds, trouvaient mauvais que dans un traité de théolo-
gie, on n'eût point cité les saints Pères. Les uns deman-
daient : qu'est-ce que ces volontés générales par lesquelles
Dieu fait tout, et le moyen de les reconnaître? Les autres,
plus ignorants ou de plus mauvaise foi, disaient que le
système des volontés générales détruisait les miracles. 11
y on eut même qui trouvèrent à redire que le P. Male-
hranche eût avancé que le principal des desseins de Dieu,
dans la création du monde, était l'incarnation de son
Fils unique, comme si, disaient-ils, elle était nécessaire
pour sanctifier son ouvrage et pour le rendre digne de
son action divine. Ceux-ci trouvaient à redire qu'on eût
étahli dans la sagesse de Dieu le principe de la prédestina-
tion et de la distribution de la grâce; ceux-là, qu'on n'eût
point donné à Jésus-Christ, en tant qu'homme, une
connaissance actuelle assez parfaite et assez étendue, ou
plutôt infinie. Enfin, plusieurs, qui aimaient les ténèbres,
ne pouvaient souiTrir qu'on eût entrepris d'éclaircir nos
mystères par la raison. Point de grâce efficace par elle-
même, disaient les thomistes, qui voyaient avec indigna-
tion leur prémotion physique renversée. Point d'indiffé-
rence active, disaient les molinistes, qui devaient être
assez contents de l'auteur, s'ils l'eussent bien entendu, ou
s'ils s'entendaient bien eux-mêmes. Ils ne le furent pour-
tant pas , parce qu'il semblait qu'il détruisait leur grâce
universelle, avec quelques autres de leurs dogmes favoris.
La Vie du R. P. Malehranche 91
Point de grâce irrésistible, disaient les jansénistes. Ceux-ci
étaient les plus scandalisés de tous : et ce qui les scan-
dalisa davantage, fut que le traité du P. Malebranche
leur enleva plusieurs bons esprits, sur lesquels ils comp-
taient beaucoup, et les empêcha d'en gagner plusieurs
autres qui avaient de l'inclination pour leur système,
parce qu'en etlet, à quelque chose près, ces théologiens
raisonnent beaucoup mieux que ni les thomistes, ni les
molinistes. On peut juger par là quelles furent leurs cla-
meurs en cette occasion, car il faut leur rendre cette jus-
tice : les jansénistes sont les premiers hommes du monde
pour crier haut , si peu qu'on les blesse.
Quoiqu'il en soit, ils suscitèrent à notre auteur des
ennemis de toutes parts, et de toute espèce, des prélats,
des moines, des ecclésiastiques, des séculiers. Mais le
chagrin le plus sensible que le P. Malebranche eut à dé-
vorer, fut de voir son général déclaré contre lui. C'était
alors le P. de Sainte-Marthe, rigoureux thomiste, et si
rigoureux , qu'il était fort soupçonné de jansénisme : fa-
tale réputation, qui, jointe à un petit démêlé^ qu'il eut
' Du temps de M. de Ilarlay, il y avait à Paris un fameux
prédicateur nommé Soanen, oratorien, depuis évêque de Senez,
grand moliniste et fort ami de l'archevêque. On dit qu'il lui rap-
portait ce qui se passait dans son corps, et qu'un jour il lui
donna un écrit capable de le convaincre qu'il y avait dans l'O-
ratoire plusieurs jansénistes. M. de Plarlay manda M. de Sainte-
Marthe, général de l'Oratoire, qui se rendit à l'archevêché. Au
commencement de leur conversation, on vint demander le pré-
lat pour quelque affaire. 11 sortit de l'appartement et laissa seul
notre général. Celui-ci, dit-on, aperçAit sur une table l'écrit qu'on
voulait lui montri'r. Il le mit à sa poi^he; le prélat étant rentré
dit à .M. de Saiute-.Marthe pourquoi il l'avait mandé; l'autre ré-
pondit tranquillement qu'il faudrait des preuves. Eh bien, dit le
prélat, je vais vous en donner; il chercha son écrit, et ne l'ayant
point trouvé, il pria. M. do Sainte-Marthe de revenir une autre fois.
L'archevêque tourna tout et ne trouva rien. 11 en fut extrême-
ment irrité, car il soupçonna le général d'avoir enlevé la pièce.
92 Bibliothèque Oralorienne
avec M. l'archevêque de Paris, lui valut, quelques années
après, une lettre de petit cachet. Voyant que le P. Male-
branche n'entrait point dans ses vues, comme on l'avait
espéré dans l'Oratoire, il entreprit de lui susciter des ad-
versaires puissants, qui arrêtassent dans le monde le
progrès de ses principes. Il y réussit. Il trouva moyen de
lui attirer sur les bras le célèbre M. Bossuet, évêque de
Meaux. Ce prélat était un homme d'un génie rare, d'un
savoir profond, connu par divers ouvrages, histoires,
controverses, pastorales, oraisons funèbres, etc., dans
lesquels on admire avec une grande politesse, un bon
sens toujours soutenu, et une majesté naturelle, où l'art
ne saurait atteindre ^Le roi l'avait autrefois nommé pour
11 lui en fil de vifs reproches, lui soutenant fortement qu'il n'y
avait que lui seul qui put avoir pris son écrit. Le Père, sans
rien avouer, se défendit de son mieux; mais quelque temps
après ou lui envoya la lettre de cachet dont on parle ici. — No;<.s
avonx prouvé dans le l^rétendu jansénisme du P. de Sainte-
Marthe , p. 75 et suiv., que c'est une erreur de la puste qui mit
le (jénéral de l'Oratoire eu possessio?i de cette dénonciation.
1 M. Bopsuet disait du livre de Jansénius que s'il était mis à
l'alambic il n'en sortirait que les cinq propositions. Le P. André
m'a dit le savoir de .M. l'ahho de Cordemoi, dont le père avait
été lecteur de iL le Dauphin. Le prélat en était le précepteur.
[Cette note, comme on le voit, est de M. de Quens.) Né à Dijon
en 16ï^7, morten 1706, il était d'une famillede robe considérable au
Parlement de Metz. M. Bossuet fit donner des avertissements à
yi. Arnauld d'être plus circonspect dans ses écrits, et qu'il prit
garde qu'il ne l'entreprit. On dit que depuis ce temps-là le parti
fut plus modéré. (Note de jésuite.) M. Bossuet fut prié d'exa-
miner le livre de Quesnel par M. de Noailles, qui y avait donné
son approbation; il fit des notes sans liaison, toutes séparées,
et les donna au cardinal. Elles n'ont point paru pendant la vie
de M. Bossuet; mais, en 1714, M. de Noailles les laissa imprimer
en petit livret, sous le titre de Justification des réflexions mo-
rales qu'on leur a donné depuis. M. Bossuet avait plusieurs fois
refusé d'examiner ce livre, parce que, disait-il, il y avait trop
de cartons à y mettre... Cette note n'est pas exacte ; pour en juger,
lisez l'écrit de IM. Bossuet.
La Vie du R. P. Malebranche 93
être le précepteur de monseigneur le Dauphin , et en for-
mant l'esprit du fils, il avait si bien jugé le cœur du
père, ([u'il avait à la cour un crédit qui le rendait formi-
dable; avec cela grand théologien, mais élevé dans l'ob-
scur thomisme, dont il était chaud défenseur. 11 se trou-
vait placé dans un point de vue, d'où il n'est pas possible
de voir clair dans les principes de la vraie philosophie.
Ayant lu le Trailt\ de la iiafine ot de la gràre avec tous les
préjugés de cette école, il entra sans peine dans le des-
sein du P. de Sain te -Marthe. Il résolut d'écrire contre
l'auteur.
M. le duc de Chevreuse, à qui il en parla, quoique ami
du P. Malebranche, ne l'en dissuada pas, mais avant
que d'en venir à une dispute publique, il fut d'avis qu'il
fallait tenter la voie d'une conférence, pour y expliquer
d'abord chacun ses sentiments. M. de Meaux y consentit,
et ils allèrent de ce pas trouver le P. Malebranche , qui
ne s'attendait à rien moins qu'à une pareille entrevue.
Le prélat, qui était franc et sincère, ne biaisa point. Il
débuta par lui faire entendre que, pour être catholique
sur la grâce, il devait embrasser la doctrine de saint
Thomas, et que c'était pour l'y amener qu'il voulait avoir
avec lui une conférence sur le nouveau système qu'il
avait donné sur cette matière. Le P. Malebranche était
trop sage pour accepter la proposition. M. de Mcaux
était fort vif dans la dispute, et on craignait, en l'imi-
tant, de lui manquer de respect. 11 parlait avec autorité,
et on ne pouvait lui répondre sur le même ton. D'ailleurs,
son crédit à la cour et dans l'Eglise de France, donnait
lieu de craindre que s'il allait mal prendre les choses, il
ne décriât le système aux dépens de l'auteur. Enfin, soit
préjugé, soit défaut de méditation, il ne paraissait point
assez au fait. Le P. Malebranche se contenta donc de lui
dire, en général, que tous les thomistes ne sont point
94 Bibliothèque Oratorienne
disciples de saint Thomas ; que la matière de la prédes-
tination et de la grâce étaient trop difficiles à débrouiller
dans une conversation. En un mot, qu'il ne dirait rien
que par écrit, et après y avoir bien pensé. « C'est-à-dire,
lui répliqua M. de Meaux, que vous voulez que j'écrive
contre vous : hé bien ! il sera aisé de vous satisfaire. —
Vous me ferez beaucoup d'honneur, » lui répondit le
P. Malelirancbe. Après quoi on se quitta dans les dispo-
sitions que l'on peut juger.
En ellct, M. de Meaux, piqué du refus du P. Male-
branche, écrivit contre le Traité de la nature et de la
grâce; mais, ayant montré son ouvrage à M. de Che-
vreuse\ cet ami, homme d'esprit et un peu plus que lui
au fait de ces matières, lui fit si bien entendre qu'il avait
mal pris le sens de l'auteur, que, de peur de risquer
sa réputation, il abandonna son dessein*. Cependant,
comme il persistait toujours à croire que ce traité conte-
nait des sentiments dangereux, il le décria partout avec
beaucoup de zèle% ce qui anima si fort M. le chancelier
1 Au marquis d'Allemans, d'après le Manuscrit de Troyes.
2 3/. Bossuet supprima aussi une lettre fort lonr^ue qu'il
adressait à un disciple du P. Malcbranche, et que l'on trouve
dans la dernière édition de ce prélat. Il parait que les éditeurs
n'ont pu la donner que d'après le brouillon. Elle était destinée
à M. d'Allematis... Le P. Malebranche y est fort maltraité.
Quelques lettres de M. d'Allematis au P. Malebranche nous por-
tent à croire qu'elle ne lui fut pas envoijée. On peut croire que
M. Bossuet jugea à propos de la supprimer. Peut-être commen-
çait-il déjà à revenir sur le compte du P. Malebranche , c'est la
dernière lettre oh il en parle d'une manière peu favorable. Ce
qu'il y a de certain, quoique les éditeurs de Bossuet n'en parlent
point, c'est que ce prélat, qui reconnut à la fin la candeur et
la simplicité du P. Malebranche , chercha dans la suite l'occa-
sion de se rapprocher de lui. (Adry.)
3 Voir Lettre de M. Bossuet à M. l'évéque de Castorie, vers
1683, citée dans la lettre 235 de M. Arnauld, t. III. 11 y témoigne
être fort satisfait du Traité des idées, dont il exhorte l'auteur
La Vie du R. P. Malebranche 95
contre cet ouvrage, qu'il en lit arrêter les exemplaires.
Le prélat fut assez content de ce premier succès, mais
avant que de mettre encore la main à la plume, il fit de-
mander à l'auteur une seconde entrevue. Le P. Male-
branche, qui n'était que trop bien averti de son procédé
un peu violent, lui écrivit en ces termes pour s'en dis-
penser :
(( Monseigneur,
« Je ne puis du tout me résoudre à entrer en con-
férence avec vous sur le sujet que vous savez. J'ap-
préhende, ou de manquer au respect que je vous dois,
ou de ne pas soutenir avec assez de fermeté des sen-
timents qui me paraissent, et à plusieurs autres, très
véritables et très édifiants, etc. »
Cette lettre, bien loin d'apaiser M. de Meaux, l'irrita
extrêmement. 11 recommença dans Paris ses accusations
contre le P. Malebranche, qui, en ayant été instruit, s'en
plaignit à M, le duc de Chevreuse ^ Tandis que M. de
Meaux et ses amis se déchaînaient contre noire phi-
losophe, ceux de M. Arnaul^ ne s'endormaient pas. Le
de combattre avec la même force le système de la nature et de
la grâce, qu'il dit contenir tam nova, tam falsa , tam insana ,
tam exitiosa circa gratiam Christi et tam indigna de ipsa Chri-
sti pnrsona , aanciœque ejus animsp. , ecclesiœ suœ structurée in-
cumbentis xcientia. M. Bossuet ne veut pas consentir que cette
lettre soit rendue imliliquo. — Elle est dans Lâchât, xxvi, 3-21.
1 Dans une lettre que je mets ici , parce quelle sert à faire
connaître le caractère de l'auteur : « Monseigneur, j'ai un cha-
grin extrême de ce que je viens d'apprendre de M. de Meaux.
Je ne puis m'empécher de va s le témoigner, comme à sou ami,
etc. » (Mss. de Troyes.)
96 Bibliothèque Oralorienne
P. de Sainte-Marthe et le P. Quesnel, chacun à sa ma-
nière, le cliagrinaient dans l'Oratoire comme un homme
qui avait des sentiments contraires à saint Augustin, ce
qui le rendit fort odieux à ses confrères'. Il faut avoir
1 Crci (i besoin d'explication. « Les confrères du P. Male-
branche , dit Adry , appréhendaient que ce livre ne leur fit de
mauvaises afj'aires. » Voilà la vraie raison des difficultés que
re/iconlra un moment M(debranche à l'Oratoire. Et il faut con-
venir, quand on se rappelle quelle était à ce moment la situation
difjicde de l'Oratoire et l'influence de ses ennemis , il faut con-
venir que les Oratoriens n'avaient pus tout à fait tort. Du
reste, qu'on le remarque bien, ce 7i'est pas seulement M. Ar-
nauld et les jansénistes qui s'élevaient contre le Traité de la
nature et de la grâce, mais encore Bossuet, mais Rome, qui
mit cet ouvrage à l'index. La conduite des Supérieurs de VO-
raioire fut donc ce quelle devait être, sage et prudente.
Enfin il est encore important que l'on sache ce qu'a pu être
cette prétendue persécution, qu'eut à souffrir un moment Maie-
branche à l'Oratoire. Elle a dû se borner à des difficultés qu'on
lui suscita pour la publication de ses livres. D'autres tracasse-
ries sont impossibles à l'Oratoire. Le bon P. André, qui eut bien
autre chose à souffrir dans sa Compagnie, et que son vœu d'obéis-
sance obligeait bien de se soumettre à toutes les exigences de ses
supérieurs , oublie ici que la liberté dont on jouit à l'Oratoire y
rend impossible une persécution analogue à celle qu'il eut à subir,
M. Francisque Bouillier est donc totalement dans l'erreur quand
il écrit [page vui de l'introduction de son édition de la Re-
cherche): « On a regret de dire , pour l'honneur de l'ordre dont
il était la plus grande gloire , qu'il y a été l'objet de bien des
tracasseries et qu'il a éprouvé plus d'un chagrin, surtout pen-
dant sa longue querelle avec Arnauld, de la part de ses chefs
attachés à la cause du jansénisme. » S'il est incontestable que
le P. de Sainte-Marthe vil d'un mauvais œil la publication du
Traité de la nature et do la grâce, et la polémique avec Ar-
nauld, il n'est pas moins incontestable : 1° que le jansénisme
ne fait rien dans cette affaire : Bossuet et les théologiens de
l'Index ne patronaieiit certes pas le jansénisme; 2" le mécon-
tentement du général de l'Oratoire ne jjut se traduire autrement
que de la façon que j'ai indiquée. Jamais on ne pensa même à
reléguer Malebranche en province (voir la note de la page sui-
vante), ce que cependant la règle permettait , et ce que l'oji fit
cette année-là pour le P. Quesnel.
Ajoutons qu'une fois ce moment difficile passé , « il est cer-
La Vie du R. P. M (débranche 97
vécu dans une communauté, pour bien comprendre les
peines que causent ces persécutions domestiques, car il
n'est rien do si sensible à un ])on cœur, que de se voir
haï dans un corps que l'on aime, el où l'on s'est mis par
inclinatioD; mais ne nous arrêtons point sur un objet si
révoltant. En un mot, on lui causa dans l'Oratoire mille
chagrins, (ju'il a toujours refusé de dire à ses meilleurs
amis; mais qui, nonobstant la fermeté de son courage,
lui firent prendre la résolution d'en sortir. Cependant,
pour ne rien précipiter dans une a (Taire de cette impor-
tance, il voulut consulter le Seigneur, plutôt que son
chagrin. II ouvrit donc l'Évangile, et après en avoir mû-
rement délibéré avec ce directeur, qui ne trompe point,
il reconnut que le parti le plus sage était de soulTrir;
que peut-être ailleurs il trouverait d'autres peines encore
plus amères; et enfin que les croix, étant le partage des
véritables chrétiens, n'étaient pas une raison légitime
pour abandonner sa vocation. Ces motifs l'arrêtèrent ^
tain, dit Lelong (cité par Adry), que ceux même qui étaient le
plus prévenus contre Malehra/iche , tels que le P. Fouré , assis-
tajit et homme d'une très grande piété , ouvrirent les yeux..., et
devinrent même ses partisans. »
' L'éditeur des œuvres de M. Ârnauld prétend qu'on exigea
dans l'Oratoire une rétractation de so/i Traité de. la nature et
de la Rràce, et que sur le refus que fit le P. Malehranche de la
donner, on le pjunit en l'envoyant faire la philosophie à Sau-
mur. Cette anecdote est fausse. Nicéron, t. XXXVI, p. 82,
dit néanmoins « que le P. Claude Anieline, après son institu-
tion en 1660, fut envoyé à Saumur pour y étudier en théologie,
et que ce fut là, dit -il, qu'il connut le P. Malehranche , avec
lequel il contracta une étroite amitié. » Cette époque de 1660
ne peut pas davantage se concilier avec ce qui a été dit ci-des-
sus, que le P. Malehranche , au sortir de l'Institution, en 1660
ou 1661 , fut envoyé à la mai'SQn de Saint-Honoré. On voit bien
dans les registres du conseil de l'Oratoire : Le P. Nicolas Ma-
leliranche- iJesjieriers i)a aux Ardillifrs [de Saumur) pour y
résider; mais cette espèce d'ordre est daté du 27 7nai 1669, et le
secrétaire du conseil ajoute qu'il ne croit pas qu'il ait été exé-
3*
98 Bibliothèque Oratorienne ' i
Le P. Malebranche, se voyant une si grande foule
d'ennemis sur les bras, et d'ailleurs, étant incapable
d'abandonner le parti de la vérité connue pour éviter la
persécution , songea au plus tôt à se fortifier contre leurs
attaques. Le vrai moyen, c'était de mettre ses principes
dans un si beau jour que l'on ne pût y résister sans un
aveuglement grossier et sans une iniquité manifeste. Il
avait supposé, dans son livre de la nature et de la grâce,
certaines vérités qui paraissent évidentes à ceux qu'il y
avait particulièrement en vue. 11 résolut d'en faire un
((ui ne supposât rien, ou rien que d'évident, pour être
utile à plus de personnes.
Nous avons dit qu'en 1676 il avait commencé l'ou-
cuté. Nous avons même vu que la maison de Saint-Honoré fut
la résidence du P. Malebranche jusqu'à sa mort. Je dis plus :
Ce fait est absurde. En supposant que cet ordre de faire une
philosophie fût une punition , est-il vraisemblable que le P. de
Sainte -Marthe eût envoyé pour e)iseigner les jeunes élèves de
l'Oratoire un homme dont la doctrine lui paraissait contraire
à la sienne, et peut-être hérétique par cela même. (Adry.)
J'ai cité ce passage d'Adrij bien qu'il contienne plusieurs er-
reurs, ou plutôt à cause de cela même, car il importe de les
rectifier. Adrij est dans le vrai en affirmant qu'on n'exigea point
de rétractation du P. Malebranche , et qu'il ne fut pas relégué
à Saumur. On a vu, dans la note précédente , que le P. de
Sainte - Marthe aurait pu, en effet, envoyer Malebranche en
province. Au lieu de cela les Registres du conseil et les Listes
triennales le marquetit toujours en résidence à Saint- Honoré.
Mais Nicéron à son tour a raison en disant que Malebranche
se lia d'amitié avec le P. Claude AmeUne à Saumur : on a vu
(p. 11) que Malebranche y passa quelques mois après son in-
stitution. Ameline s'y trouvait à ce moment, et c'est ensemble
qu'ils reviîirent à Paris continuer leur théologie.
Quant à l'ordre inexécuté du 27 mai 1669 , le bon Adry^ se
trompe étrangement en s'arrêtant à prouver que ce ne put être
une punition du P. de Sainte -Marthe; à cette date, 1669, Ma-
lebranche n'avait encore rien publié, et le P. de Sainte-Marthe
7i' était pas général de l'Oratoire.
M. Blampignon, naturellement, répète toutes les erreurs
dAdry (p. 76).
La Vie du R. P. Malebranchc 99
vrage de ses Méditations chrétiennes , et les raisons pour-
quoi il les avait abandonnées. Il en eut d'autres, qui l'o-
bligèrent à les reprendre en 1682.
Quoiqu'il sût assez bien que cette manière d'écrire
n'était pas au goût de certaines gens, il ne laissa pas de
s'y déterminer : 1° Parce qu'il avait déjà quatre médita-
tions toutes faites, ce qui est une bonne raison, quand on
est pressé de se défendre; 2° parce que ses amis qui les
avaient lues, l'exbortèrent de les achever; 3° parce que,
se voyant abandonné des hommes, il prenait plaisir à
converser avec Dieu, qui n'est jamais plus près de nous,
que lorsque nous sommes dans la tribulation; 4*^ parce
qu'il avait éprouvé que cette manière d'écrire l'édifiait, et
qu'il espérait aussi qu'elle serait propre à édifier les
autres; enfin, parce qu'il fallait changer de tour. Voilà
les seuls motifs qui le portèrent à reprendre ses Médi-
tations chrétiennes. Mais, afin de les mieux travailler, il
crut devoir quitter pour quelque temps le tumulte de
Paris.
Le P. Malebranche, depuis que ses livres lui eurent
fait dans le monde un si grand nombre de connaissances,
avait cette pratitjue de s'aller quelquefois enfermer dans
des solitudes, tantôt pour faire des retraites, tantôt pour
méditer plus en repos sur les vérités de la religion et de
la philosophie, tantôt pour composer des ouvrages, ou
pour les retoucher. La Trappe, dont le saint et fameux
abbé, le Bernard de nos jours , fut un de ses grands ad-
mirateurs, le vit plus d'une fois avec édification. Mais
Raroy, maison de l'Oratoire , solitude du diocèse de
Meaux , et Perseigne, abbaye de Bernardins réformés,
dans le diocèse du Mans, étaient ses asiles les plus ordi-
naires contre les importunités que lui attirait à Paris sa
grande réputation. Ce fut dans ce monastère qu'il acheva
le livre de ses Médilalions chrétiennes et métaplujsiquea. Il
100 Bibliothèque Oratorienne
avouait lui-même qu'il les avait prodigieusement tra-
vaillées ^
Tout son dessein est renfermé dans cette i>el]e parole
du Sauveur à son Père, imprimée au-dessous du titre, et
qui contient tout le fond de la religion chrétienne : Hœc
estvita œtcrna ut cognoscant te solum Bcum verum, et qvem
misisti JesumChristum^. Voilà, Seigneur, en quoi consiste
la vie éternelle, c'est vous connaître, vous qui êtes le
seul Dieu véritable, et celui que vous avez envoyé au
monde, Jésus, qui est votre Christ. Dans l'exécution l'on
trouvera un excellent abrégé de la théologie et de la mo-
rale évangélique ; une profonde connaissance des notions
primitives, qui doivent servir de fondement à toutes les
sciences; plusieurs allusions ingénieuses à la situation
où il se trouvait alors par la persécution suscitée contre
son Traité de la nature et de la grâce; mais le meilleur
éloge que l'on puisse faire de cet ouvrage, c'est d'en
donner une analyse ' où l'on ait le plaisir de voir les dé-
marches suivies d'un esprit juste et pénétrant dans la
recherche des vérités les plus sublimes. On y remarquera
que l'ouvrage est dédié au Verbe : Bko ego opéra mea
régi*; et sans doute le bon goût du P. Malebranche
dans le juste discernement qu'il fait entre ce qu'il met
dans la bouche du maître et ce qu'il fait dire au dis-
ciple.
1 Ce n'est que des quatre premières qu'il a parlé ai7isi. (P. Le-
long.)
2 S. Jean , xvii, 3.
3 Cette analyse va de la page 289 à la page 348. Baijle dit
de cet ouvrage : On y trouve un précis de la métapliysique
cartésienne et rte tout ce qu'il y a de meilleur dans les médita-
tions de M. Descartes. 11 semble même que tout y soit mieux
digéré, plus court et plus moelleux que dans celle de M. Des-
cartes, et qu'on soit allé plus avant que lui. (Mars 1684.)
* Psaume xliv, 2.
T.a Vie du R. P. Malebranche 101
Cet ouvrage, d'abord, choqua bien des personnes par
le terme que l'auteur a pris de se faire instruire immé-
diatement par le Verbe éternel et incréé ^ ; mais, d'ail-
leurs, il a des beautés, qui, à mon gré, en efiacent
toutes les tacbes. Beaucoup d'élévation, plus encore de
profondeur; un style noble, juste, poli, tendre, plein
d'onction et de sentiments, nourri de l'Ecriture, dont les
passages heureusement appliqués se trouvent toujours à
leur place; et, ce qui m'en plaît infiniment, un soin
extrême de ne mettre dans la bouche de Jésus-Christ que
des vérités évidentes ou les propres maximes de son
Évangile. Quoiqu'il en soit, voici les aventures de ce
fameux livre.
Le P. Malebranche l'ayant achevé dans le monastère
de Perseigne, revint à Paris en 1682, le lut à quelques-
uns de ses confrères, et, voyant qu'ils en approuvaient le
fond et la manière, il le leur mit entre les mains pour en
faire ce qu'ils jugeraient à propos. Telle était sa méthode
ordinaire. Il travaillait à ses ouvrages et d'autres à l'im-
pression, qui demandait des mouvements dont sa paresse
naturelle le rend-iit incapable. Comme son Traité de la
noture et de la grâce avait fait beaucoup de bruit en France
par le talent qu'ont iVLVl. les jansénistes, autant à tout le
moins que ceux qu'ils en accusent, de remuer tout l'uni-
vers contre ceux qui leur déplaisent, on n'eut garde de
solliciter un privilège pour l'édition de cet ouvrage, qui
n'était qu'une explication de l'autre. On prit donc d'autres
1 Du reste , dit M Fontanelle . on peut assurer que le dialogue
a uue noblesse digne, autaiit qu'il est possible, d'un tel interlocu-
teur : l'art de l'auteur, ou plutôt la disposition naturelle où il se
trouvait, a su y répau.lre un certain sombre, auguste et majes-
tueux, propre à tenir les sens et l'imagination dans le silence,
et la raison dans l'attention et le respect. Adry ajoute que le
tninistre Jurieu eut l'impiété de dire que le Verbe était devenu
cartésien sur ses vieux Jours.
102 Bibliothèque Oraiorienne
mesures : ce fut d'écrire à un imprimeur des Pays-Bas.
Cependant il arriva, je ne sais par quel hasard, qu'une
copie manuscrite des Méditations chrétiennes tomba entre
les mains d'un savant homme que son mérite et sa vertu
avaient élevé à la dignité de suflragant de Mayence,
sous le nom d'évêque d'Ascalon. Je parle de Walther de
Strevesdorf, nom allemand qui n'empêchait point qu'il
n'eût les mœurs très françaises. Curieux de beaux
livres, il dévora celui-ci avec une avidité extraordinaire.
Il en fut si charmé que, par reconnaissance pour l'auteur
qui lui avait donné tant de plaisir, il y voulut joindre
son approbation. Après avoir témoigné l'extrême satis-
faction qu'il avait eue en le lisant, il atteste qu'il a
trouvé les Méditations chrétiennes du P. Malehranche bien
fondées sur les principes de la philosophie et de la théo-
logie ; qu'elles pourront être fort utiles pour ouvrir les
yeux à ceux qui se sont laissés prévenir par les nouvelles
erreurs ; qu'elles serviront enfin à faire voir aux impies
la vérité et la nécessité de la religion chrétienne. D'où il
conclut à l'impression. Témoignage d'autant moins
suspect, qu'il ne fut sollicité ni par l'auteur , ni par per-
sonne de sa part, mais par la seule équité de ce prélat.
Il était étonné qu'en France on goûtât si peu les belles
choses, qu'un ouvrage de ce mérite fût obligé de s'exiler
de sa patrie pour avoir la liberté de paraître.
L'évêque d'Ascalon n'en demeura pas là. Il donna les
Méditations chrétiennes au censeur des livres de Mayence,
qui, en ayant porté le même jugement, ils envoyèrent
leurs suffrages à l'imprimeur pour les mettre à la tête du
livre, ce qui s'exécuta ; mais cela ne fut pas capable d'en
faciliter le débit en France, lorsqu'il fut achevé d'impri-
mer, au commencement de 1683 K
1 A trois mille exemplaires. (Mss. de Troyes.)
La Vie du R. P. Malebranche 103
Le P. Malebranche, outre les jansénistes, qui, comme
nous l'avons dit, étaient ses ennemis déclarés, avait une
partie secrète à la cour : c'était le célèbre évêque de
Meaux. Ce que l'on peut assurer, c'est que la manière
dont il parlait du P. Malebranche donna lieu de croire
qu'il fut le premier mobile de ce que l'on fit alors contre
ses Méditations, et depuis, à Rome, contre son Traité. On
en jugera par les faits que nous rapporterons fidèlement
dans le cours de cette histoire, en donnant le certain
pour certain et le douteux pour douteux.
Les Méditations chrétiennes étant donc imprimées, le
libraire en envoya plusieurs ballots à Paris et à Rouen.
Le prélat, qui en fut informé, sans doute par les émissaires
de M. Arnauld, et qui savait, d'ailleurs, que cet ouvrage
contenait les mêmes principes que le Traité de la nature
et de la grâce, en fit avertir, dit-on, les parlements de
ces deux villes. Les exemplaires furent saisis à Paris par
arrêt de la cour. On prit patience. iMais à Rouen, pays
de liberté pour les livres \ les libraires intéressés se re-
muèrent tant, qu'ils obtinrent main -levée pour mettre
celui-ci en vente, moyennant une approbation qu'ils
avaient eue de deux grands vicaires qui l'avaient exa-
miné. Tout cela s'était conclu en l'absence du premier
président Pelot, si je ne me trompe. Mais ce magistrat,
qui avait apparemment des ordres d'en haut, ou peut-
être sollicité par les amis de M. Arnauld % qui en avait
partout , donna deux jours après un arrêt , par lequel il
' Pourquoi dono? JW"^ cle Longueville cependant ne vivait
plus, elle qui, du temps qu'elle était gouvernante de cette ville,
protégeait les Oratoriens. (Voir le Prétendu jansénisme du P. de
Sainte-Marthe , p. 46.)
2 C'est ce que croyait le P. Malebranche : « J'ai quelque partie
secrète, écrivait-il le 27 février 1684, et je ne plais pas à cer-
taines personnes : avant ce que vous savez, je n'avais trouvé
personne en mon chemin. (Corresp. inédite.)
104 Bibliothèque Oratorienne
était ordonné de remettre Jes exemplaires à la garde
d'un huissier du Parlement, jusqu'à ce qu'on eût de-
mandé un privilège du roi, quoiqu'il y ait une loi très
sage de n'en point donner pour un livre déjà imprimé.
Malgré toutes ces chicanes, il y eut hicn des exem-
plaires qui se sauvèrent des mains de la justice; et
presque en môme temps Lyon en lit paraître une seconde
édition ^ qui se débita sans obstacle, mais non pas sans
bruit. M. de Meaux renouvela ses murmures, les jansé-
nistes leurs contradictions et M. Arnauld ses menaces,
qui lirent toujours plus de mal au P. Malehranchc que
ses coups, car l'autorité de ce grand homme était telle
qu'il n'avait qu'à parler pour animer ses hommes contre
ses adversaires. En effet, jusqu'alors on l'avait vu si
souvent triompher de ses ennemis, qu'il lui suffisait
de menacer pour qu'on le crût vainqueur. On publiait
donc partout qu'il allait entrer en lice contre le P. Male-
branche, ce qui excitait déjà dans son parti mille cris de
victoire.
Toutes ces oppositions et cette iniquité de la prévention
publique dégoûtèrent un peu notre philosophe du métier
d'écrivain, comme il le témoigna lui-même dans quel-
ques-unes de ses lettres. Mais parce qu'il agissait par
des vues plus relevées que la gloire humaine, il ne s'en
laissa point abattre.
La princesse Elisabeth lui avait fait proposer autrefois
de composer un traité de morale sur de meilleurs prin-
cipes que celle de l'école. Ses amis lui en tirent de nou-
veau la proposition ; il y avait lui-même du penchant. Il
avait toute sa vie étudié à fond cette science , dont il ne
voyait que des essais informes dans les meilleurs auteurs,
tant anciens que modernes. De plus, une morale, démon-
1 En 1683.
La Vie du R. P. Malcbranchc 105
trée ou expliquée par principes, lui paraissait (.Kune con-
séquence infinie pour la religion, qui était la fin unique
de tous ses travaux. Il en forma donc le dessein, et, en
attendant que M. Arnauld lui fît les attaques dont il le
menaçait depuis environ trois ans, il se retira à Uaroy,
solitude du diocèse de Meaux , pour travailler plus com-
modément à ce nouveau rempart de son Traité de la
nature et de la grâce.
L'ouvrage se trouva liai en 1683. L'auteur ne l'appela
qu'un Essai. Mais, si on le compare aux autres livres de
morale, on peut bien dire que c'est un chef-d'œuvre ' et
par lui-même et plus encore par les grandes ouvertures
qu'il donne pour faire quelque chose de plus achevé.
Pour se mettre en état d'en juger plus sainement, il faut
rappeler l'état où se trouvait la morale au temps où le
P. Malebranche écrivait son traité.
Elle se trouvait livrée, comme autrefois la loi de Moïse,
aux interprétations des scribes et des pharisiens, dont
les uns, sévères à outrance, la portaient souvent au
delà de l'Evangile, et les autres, en bien plus grand
nombre, indulgents à l'excès, la retenaient violemment
beaucoup en deçà du paganisme. D'ailleurs tous ces
moralistes avaient quatre défauts essentiels : de parler
sans principes, je veux dire sans remonter aux premières
notions des choses; de raisonner sans idées claires, ni de
Dieu, ni de l'homme, ni de la loi, ni de la vertu ; d'user
d'un langage ou plutôt d'un jargon d'école, si plein d'é-
quivoques et d'embarras, que plus on avait d'esprit,
moins on était capable de l'entendre ; enfin de ne mettre
' On imprime sa morale, qui est assurément un chef-d'œuvre,
disait Bayle dans la République des lettres, au mois de m.ii
1684. Comme l'auteur est un esprit oripinal, s'il en fut jamais,
on doit s'attendre dans ce traité de morale d'y trouver des pen-
sées toutes neuves.
106 Bibliothèque Oratorienne
ni suite, ni enchaînement entre les matières qu'ils met-
taient en question. Le P. Malebranclie n'avait donc garde
d'en être content, ni de les prendre pour modèles. L'an-
tiquité lui en fournissait trois qui étaient beaucoup meil-
leurs, mais (|ui, néanmoins, n'avaient pas encore de
quoi le satisfaire. Cicéron a écrit ses Offices d'une ma-
nière qui le fera toujours admirer ; mais n'étant point
chrétien , il n'a pu en toucher le principe qui est le vrai
Dieu, alors inconnu dans les nations. Saint Ambroise a
composé sur la même matière d'un style fort chrétien ;
mais, n'étant point philosophe, il se contenta d'étabhr
nos devoirs sur l'autorité de l'Ecriture. Saint Augustin,
qui était l'un et l'autre, s'est heureusement servi de la
raison et de la foi pour appuyer sa morale sur des fon-
dements inébranlables. Mais quoique ce Père, le plus fort
génie des siècles passés, ait lui seul plus de principes
que tous les autres ensemble, comme on le peut voir
dans ses ouvrages philosophiques et dans la plupart de
ses lettres; cependant il faut convenir qu'il ne leur a
point donné cet arrangement de système, ni ce beau jour
auquel la méthode admirable de M. Descartes a mainte-
nant accoutumé les esprits.
11 fallait donc un travail et un génie extraordinaires
pour finir ces traits qui ne sont ordinairement qu'ébau-
chés dans les anciens moralistes et qui sont très souvent
défigurés dans les modernes. Mais il en fallait bien plus
pour y ajouter ceux qui manquaient pour établir des
principes , pour éclaircir les idées , pour lever les équi-
voques, pour mettre de la raison partout ^.
1 Analyse du Traité de morale, pages 353 ô 4-41. — Yoici com-
ment parlait Bayle dans ses Nouvelles du mois d'août \&8h : Cet
auteur a tant fait connaître qu'il va plus loin que les autres dans
toutes les parties de la pliilosophie qu'il a examinées jusqu'ici ,
qu'on a eu raison d'espérer, dès qu'on a su que sa morale était
\
La Vie du R. P. Malebranche 107
Pendant que le P. Malebranche composait à Raroy
son Traité de morale \ il semble que Dieu le voulut en-
courager par une marque sensible de sa protection , car
dans le temps même que M. de Meaux et M. Arnauld lui
suscitaient tant d'ennemis de toutes parts par l'autorité
qu'ils s'étaient acquise dans le monde, il eut la consola-
tion de trouver, sans l'avoir cherché, un appui considé-
rable. M. le prince, le grand Condé, qui était un génie
universel et aussi héros en matière de science qu'en ma-
tière de guerre, n'entendant parler d'autre chose que du
Traité de la nature et de la grâce, eut la curiosité de le lire.
Il le goûta si fort , qu'il avoua que de sa vie il n'avait lu
livre qui lui eût fait plus de plaisir. Mais pour en mieux
comprendre tout le système, il manda l'auteur à Chan-
tilly où il était alors ^ Le P. Malebranche le trouvant
instruit des principes de sa Recherche n'eut pas beaucoup
sous la presse , qu'on verrait bientôt un ouvrage fort singulier et
fort élevé ; on y trouve , en effet , la morale traitée d'une manière
fort nouvelle; mais ce qu'il y a de plus édifiant, c'est qu'on n'a
jamais vu aucun livre de philosophie qui montrât si fortement
l'union de tous les esprits avec la^ divinité , et l'obligation où ils
sont d'aimer et de craindre cet Être infini. Cela ne peut faire
qu'un très bon effet; parce qu'il y a de très malhonnêtes gens au
monde et de faux savants , qui tâchent de faire accroire au peuple
que les philosophes de grande pénétration ne croient pas les vé-
rités importantes qui sont le fondement de la piété. On verra le
contraire dans cet ouvrage; on y verra le premier philosophe de
ce siècle raisonner perpétuellement sur des principes qui sup-
posent de toute nécessité un Dieu tout sage, tout-puissant, la
source unique de tout bien, la cause immédiate de tous nos
plaisirs et de toutes nos idées. C'est un préjugé plus puissant en
faveur de la bonne cause que cent mille volumes de dévotion
composés par des auteurs de petit esprit.
1 Le P. André disait de cet ouvrage qu'il était un peu croqué.
2 Au dire de M.FonteneUe,le héros, entouré de gens d'esprit et de
savants, vivait comme aurait fait César oisif. — « M. le Prince me
ynanda il y a environ trois semaines ; je fus le trouver à Chan~
tilhj , où j'ai demeuré deux ou trois jours. Il souhaite de me
connaître à cause de la Recherche de la vérité qu'il lisait ac-
108 Bibliothèque Oratorienne
de peine à résoudre ses difficultés, ni à répandre la lumière
dans un esprit si ouvert. Le prince y prit tant de goût,
qu'il le retint plusieurs jours auprès de lui. Le philosophe,
de son côté, ne voulant point perdre son temps, ne les
employa qu'à lui parler de religion, de la justice divini",
de sa providence, de sa miséricorde, etc., ce qui lit dire à
un des otliciers du prince ([ui s'était trouvé à tous leurs-
entretiens, que le P. Malebranche lui avait plus parlé d(>
Dieu en trois jours (jue son confesseur en dix ans. On ne
doute pas (jue ces conversations saintes n'aient bien
contribué à la conversion de ce grand héros, qui éclata
queUiuc temps après. Ce (ju'on sait très certainement,
c'est que le F. Malebranche s'en retourna, comblé d'hon-
neurs, achever son Troité de morale k Raroy.
Mais, tandis que le premier prince du sang de France
lui témoignait tant de bontés % le plus fameux prélat
du royaume ne songeait qu'à le décrier. M. de Meaux
n'avait mal parlé du P. Malebranche que dans ses con-
tuellemenl. Il a ac/ieré de la lire et en e.H eortrêmement con-
tent, et du Traité de la nature elde la grâce qu'il trouve si beau,
ce sont set termes, que jamais livre ne lui a donné plus de
satisfaction. Il m'écrit qu'il me fera l'honneur de m'en écrire
encore plus particulièrement. M. le Prince est un esprit vif, pé-
nétrant, net, et que je crois ferme clans la vérité, lorsqu'il la
connaît; mais il veut voir clair. Il m'a fait mille honnêtetés. Il
aime la vérité, et je crois qu'il en est touclié. (Lettre de Male-
branche du 18 août 1683 , Corresp. inéd., p. 21.)
1 M. d'Allemans dit que le prince de Condé envoya chercher
plusieurs fois le P. Malelrranche depuis ce premier voyage. Il
lui donna même un bénéfice, qu'ii remit sur-le-champ à la
maison de Saint-Honoré avec la permission du prince, qui ad-
mira son désintéressement. L'auteur de la Recherche de la vé-
rité et le vainqueur de Rocroy étaient aussi en commerce de
lettres : on a vu entre les mains du P. Malebranctie plusieurs
lettres que lui écrivait le grand Condé; on est porté à croire
qu'elles doivent êt7'e bien intéressantes , et nous désirons (ajoute
Adry) ardemment de les recouvrer pour en faire part au pu-
t/lie.
La Vie du R. P. Malebranche i09
versations particulières ou dans ses lettres ; il voulut le
faire en public et dans une occasion où cela ne venait
pas fort à propos; car, ayant été nommé par le roi pour
faire l'oraison funèbre de la reine, il s'avisa d'y peindre
le P. Malebranche ou plutôt le fantôme qu'on s'en était
formé. C'est en parlant de la Providence qui distribue
les rangs et les couronnes, que ce prélat, plus orateur
que philosophe, entreprend de combattre, en passant, le
système des lois générales mal entendu et encore plus
mal énoncé. Voici l'endroit; on jugera : « Que je méprise,
dit-il, ces philosophes qui, mesurant les desseins de Dieu
à leurs pensées , ne le font auteur que d'un certain ordre
général d'où le reste se développe comme il peut ! comme
s'il avait, à notre manière, des vues générales et con-
fuses , et comme si la souveraine intelligence pouvait ne
pas comprendre dans ses desseins les choses particulières
qui, seules, subsistent véritablement, etc. » M. de
Meaux était si content de ce petit morceau d'éloquence,
qu'il le lisait volontiers à ses amis, en nommant tou-
jours celui qu'il avait voulu peindre. En effet , tout
homme de sens aura bien de la peine à l'y reconnaître.
Ce fut la nouvelle qu'apprit le P. Malebranche à son
retour de Uaroy. Il n'est guère agréable de se voir ainsi
défiguré aux yeux de la cour et de la ville. Mais ce ne fut
point la seule épreuve que sa patience eut à essuyer. Le
prélat lui envoya lui-même son oraison funèbre. Le
P. Malebranche se connaissait trop bien en hommes
pour ne point voir que c'était une insulte ; mais il fut
assez chrétien pour ne point s'en ressentir, et assez sage
pour ne s'en point apercevoir, La connaissance qu'il
venait de faire avec M. le prince, dont la protection lui
était assurée, ne le rendit pas plus fier ; il alla tout sim-
plement remercier M. de Meaux de l'honneur qu'il lui
avait fait de lui envoyer un si beau présent. Ses amis ne
BlBL. OR. — VIII ^
110 Bibliothèque Oral orîennc
se crurent pas obligés à une conduite si modérée : ils se
plaignaient hautement de l'indigne procédé du prélat ;
de sorte que le P. Malebranche fut souvent contraint de
les consoler de ses propres malheurs, ce que nous appre-
nons de plusieurs de ses lettres. Je rapporterai seule-
ment ce qu'il en disait à un de ces messieurs, dans une
lettre que voici en propres termes : « Je vous avoue.
Monsieur, que j'ai un très grand chagrin des dispositions
de M. de Meaux à mon égard, et que je voudrais fort
pour le bien de la vérité..., etc...^ »
C'est par la vue de ce Dieu crucilié que le P. Male-
branche se consolait avec ses amis, lorsqu'il reçut une
nouvelle marque de la protection du ciel en qui seul il
mettait sa confiance. M. de Harlay de Champvallon ,
grand esprit et plus grande mémoire', était alors arche-
vêque de Paris, aimé dans son diocèse, tout-puissant à
la cour, connu et adoré dans toute la France, tant à
cause (11! ses helles n)anières toujours obligeantes^ qu'à
cause de son zèle pour la foi, pour la gloire de l'Eglise
romaine et pour la défense de nos libertés contre les en-
treprises de la cour de Rome. Il était fort opposé au jan-
sénisme et un peu même au thomisme, qu'il est assez
difficile d'en bien distinguer, je dis. du jansénisme avoué,
pour pi-u ({u'on ait d'intelligence et de bonne foi. Ce
prélat ayant appris ou plutôt voyant de ses propres yeux
l'orage excité contre le P. Malebranche sur des matières
de sa compétence , le fit venir pour lui rendre compte de
1 Encore une lettre dont nous n'avons malheureusement que ce
court fragment.
2 Cela ne le caractérise pas assez. (P. Lelong.)
3 Les refus de M. de Harlay valent mieux que les grâces de
M. de Noailles : celui-ci avait un air sérieux. 11 y a une scène
dans le Festin de Pierre {Don Juan) de Molière où M. Dimanche
vient demander de l'argent, laquelle, disait-on, peint à merveille
.M. Harlay. {C'est la scène ra*" du IV* acte.)
L(t Vie du R. P. Malebranche Hl
sa doctrine, en qualité de son archevêque. Lorsqu'on se
sent innocent, on ne craint point son juge. Le P. Male-
branche partit au premier ordre pour l'audience qu'on
lui avait marquée. Il y trouva le prélat, accompagné de
cette bonne grâce qui le rendait si accessible à tout le
monde, et où la grandeur et la bonté, jointes ensemble,
faisaient voir des charmes dont il n'était guère possible
de se défendre. Cet air affable rassura fort le P. Male-
branche qui lui exposa tout son système de la nature et
de la grâce, en posant d'abord pour fondement tous les
articles décidés dans l'Eglise, puis, expliquant son
dessein, établissant ses principes, apportant ses preuves
que M. de Harlay n'interrompait que pour les confirmer
par quelques passages de saint Augustin, qu'il citait tou-
jours à propos et avec une mémoire étonnante. Entin, le
P. Malebranche ayant fmi, le prélat lui dit que son
traité était fort beau et très fondé en saint Augustin ; que
dans le fond il ne disait rien de nouveau, si ce n'est dans
la manière d'expliquer les dogmes de la foi , et que cette
manière elle-même était parfaitement belle. Ce fut le
succès de sa première conférence avec M. de Harlay.
Nous en verrons encore une autre dans la suite qui ne
lui fut pas moins avantageuse.
Le P. Malebranche s'en retourna fort consolé d'avoir
contre lui son général, ayant pour lui son archevêque;
après quoi il ne songea plus qu'à faire imprimer sa
morale, qui le fut en effet bientôt après. Mais voici un
plus grand objet qui nous appelle et que nous attendions
.depuis longtemps.
CHAPITRE V
Guerre avec Arnauld. — Le livre des Vt^aies et des fau/men idées
( 1683). — Malehranche y répond (1684). — La polémique con-
tinue. — Un lion mot de Nicole. — M. de Harlay à Paris, Bayle
en Hollande (iCS.")), soutiennent MaiebrancLe. — La lettre
d'Arnauld. — Intervention de Bossuet.— Arnauld fait paraître
les derniers volumes de ses Réflexions (1686). —Triomphe des
jansénistes. — Malebranche y répond par deux lettres (4687).
— Une conversation à l'iiùtel de Condé. — Conférence avec
Bossuet.
M. Arnauld , après avoir souvent menacé d'écrire
contre le P. Malehranche, commença enfin la guerre,
dans les circonstances les plus favorahles pour intéresser
le puhlic dans la querelle de ces deux auteurs. La France
avait la paix avec tous ses voisins, de sorte qu'elle était
disposée à occuper sa curiosité naturelle du premier spec-
tacle qui se présenterait. Celui de deux comhattants, tels
que M. Arnauld et le P. Malehranche, avait de quoi ré-
veiller toute son attention , car depuis la fondation de le
république des lettres , on croit pouvoir avancer que ja
mais on n'avait vu paraître sur la scène deux adver
saires d'un si grand mérite, ni d'une réputation si hiei
établie. M. Arnauld, connu depuis près de cinquante an
par ses heaux ouvrages , l'était encore par tant d'évén(
ments mémorables, qui en troublant même sa vie, r
l'avaient rendu que plus illustre , de sorte qu'il lui suff
La Vie du R. P. Malebranclie 113
sait d'avoir paru dans une affaire, pour attirer les re-
gards des moins curieux. Le P. MaJebranche n'avait pas
encore une réputation si étendue, mais.il en avait assez
pour se faire craindre au grand Arnauld, qui jusqu'alors
n'avait craint personne. On en verra la preuve dans la
suite. Une des choses qui piquaient le plus la curiosité
publique, était la matière de leur contestation : il s'agis-
sait de la grâce, dont on parlait tant depuis plus de qua-
rante années; et on espérait que de si grands génies
pourraient, en disputant de bonne foi, donner quelque
jour à un mystère, qui, dans tous les systèmes qui
avaient été encore publiés, ne présentait que des diffi-
cultés à la raison.
La bruit s'étant donc répandu que M. Arnauld avait
enfin écrit contre l'auteur du Traité de la nature et de la
grâce, tout le monde se réveilla. Mais, sans avoir vu
l'ouvrage, on en parlait déjà fort diversement. Les jansé-
nistes, accoutumés à crier victoire, triomphaient à leur
ordinaire; les molinistes, toujours attentifs à leurs dé-
marches, ne savaient pas trop s'ils devaient se réjouir ou
s'alarmer de cette nouvelle. Mais je sais qu'il y eut des
jésuites qui, suivant le génie de leur société, dirent assez
hautement que toute cette contestation n'était qu'un jeu
joué entre M. Arnauld et le P. Malebranche, pour établir
le jansénisme avec plus de succès. C'est ainsi que cha-
cun parle selon ses préventions. Les personnes équi-
tables , et qui lisent les livres avant que d'en juger,
disaient au contraire qu'il fallait avoir perdu le sens, ou
être jésuite à outrance, pour avoir cette pensée. Enfin, ce
bruit do guerre entre cjs deux auteurs était l'entretien
non seulement des savants de profession , mais des
grands même et des gens de la cour qui avaient quel-
(jues lumières. M. le Prince, qui en avait plus que la
plupart des philosophes et des théologiens ordinaires, dit
114 Bibliothèque Oralorienne
à cette occasion que la querelle de ces deux grands
hommes, ne pouvant manquer de servir à l'éclaircisse-
raent des matièr,es en question, lui ferait un plaisir ex-
trême, l'un étant, ajoutait-il, le plus grand logicien, et
l'autre, le plus grand métaphysicien de l'Europe.
Telle était l'attente et la disposition du public. Mais
on fut bien surpris, lorsqu'au lieu d'un ouvrage contre
le Traité de la nature et de la grâce, on ne vit paraître
qu'un livre hors-d'oeuvre, contre le sentiment du P. Ma-
lebranche sur la nature des idées ^, ce qui n'avait nul
rapport au sujet de la dispute ; mais c'était une ruse de
guerre.
M. Arnauld était trop habile homme, pour ne point
voir que la réputation de bel esprit, de génie profond et
de solide écrivain dont le P. Malebranche jouissait de-
puis dix ans, lui ferait quelque tort. Il fallait donc aflai-
blir son adversaire par cet endroit, et il jugea bien qu'il
ne pouvait mieux s'y prendre qu'en attaquant d'abord
celle de ses opinions qui est la plus abstraite, la plus
élevée au-dessus de la portée commune, et par là même
la plus propre à ranger de son parti le petit peuple des
savants toujours présomptueux , toujours prêt à condam-
ner ce qu'il n'entend pas. Ce procédé n'est donc pas si
étrange qu'il le parut à bien des gens , d'autant plus , dit
M. Arnauld lui-même, que l'auteur du Traité de la nature
et de la grâce nous avertit, dans la seconde édition de son
ouvrage, que, pour le bien entendre, il serait à propos de
savoir les principes établis dans la Recherche de la vérité.
^ Des vraies et des fausses idées contre ce qu'enseigne l'au-
teur de la Recherche de la vérité , par Antoine Arnauld, docteur
de Sorbonne. Cologne, chez Nicolas Schouters, 168 3, in- 12 de
339 pages. «Ce livre servira, si je ne me trompe, à diminuer la trop
bonne opinion que beaucoup de gens ont de la solidité de l'esprit
de notre ami, et ce sera un préjugé qu'il aura bien pu se tromper
dans la matière de la grâce si l'on peut montrer que dans les
La Vie du H. P. M (débranche ■ 115
C'est par où il tâche d'excuser sa fausse attaque. Mais ce
qui doit surprendre tout le monde, c'est la manière dont
M. Arnauld écrivit contre cette opinion, que c'est Dieu
lui-même qui nous éclaire par l'efficace de ses propres
idées. Ce fut d'un style fort négligé, prêtant à son adver-
saire des sentiments et des termes, supposant partout ce
qui est en question , savoir que nos perceptions sont la
même chose que nos idées, n'étant presque jamais au
fait des idées dont il parle le plus décisivement, tirant les
conséquences les plus odieuses des principes qui les ren-
ferment le moins, abusant sans cesse de l'équivoque des
termes, faisant indiscrètement des railleries qu'on peut lui
rendre mot pour mot, en substituant son opinion à la
place de celle du P. Malebranche; s'égarant à droite et à
gauche par des discours qui ne viennent souvent à
rien, sans ordre, sans lumière, sans tour. En un mot,
pour peu qu'on ait lu l'auteur qu'il réfute, on se demande
à soi-même, presque à chaque page: à qui en veut-il? et
où est la logique de M. Arnauld ^ ?
Ce livre a pour titre : Des vraies et des fausses idées , ce
qui n'exprime pas trop bien ce qu'il veut dire.
Le P. Malebranche ne tarda point longtemps à y ré-
pondre-. Voici de quelle manière : il fallait d'abord dé-
questions de métaphysique , dont il a toujous fait son fond, il s'est
étranirement égaré. Or je ne saurais me mettre hors de l'esprit
que tous les habiles gens n'en demeurent d'accord.» {Lettre d' Ar-
nauld à Quesnel, t. III.)
1 Dans les Nouvelles du mois d'^yrû l(î84 , Bayle dit lui-même
que M. Arnauld propose des difficultés au P. Malebranche quoi-
qu'il ne l'ait pas toujours bien entendu, et qu'elles avaient cela
d'incommode pour lui qu'on pouvait les rétorquer.
- Réponse de l'auteur de la Recherche de la vérité au livre de
M. Arnauld. Cette réponse, achevée au mois d'octobre 16S3, fut im-
primée à Rotterdam, chez Reinier Leers, 1684 , in-Ti, et en 1085,
2" édition. Le Traité de lu nature et de la grâce ayant fait con-
naître à MM. de Port -Royal que l'auteur de la Recherche de la
116 Bibliothèque Oralorienne
truire certains bruits qui avaient couru dans le monde;
c'est par où il commença en faisant lui-même toute l'his-
toire de son traité à quelques circonstances près, qu'il a
jugé à propos de supprimer, et que nous avons cru ne
devoir pas omettre. Il proteste qu'il n'a jamais cru que
la grâce, qui n'a son efficace que d'elle-même, ait par
elle-même l'elFet qu'elle opère, lorsque nous en suivons
les mouvements; c'est-à-dire qu'il n'a jamais cru que la
grâce fût invincible, ainsi que le soutiennent les jan-
sénistes. « Je dis ceci en passant, continue-t-il , pour me
justifier du prétendu changement dont on m'a injus-
tement accusé, changement néanmoins que je préférerais
infiniment à l'obstination malheureuse dans laquelle vi-
vent tranquillement bien des personnes, sous l'autorité
infaillible de M. Arnauld et de quelques autres. »
Il n'était pas moins nécessaire de faire voir que M. Ar-
nauld , ayant à combattre le Traité de la nature et de la
grâce, ne devait pas, sous de vains prétextes, prendre le
change, ou le donner au public, en attaquant ce qu'il y
a de plus abstrait dans le livre de la Recherche de la vé-
rité, et qui n'a nul rapport au sujet de leur dispute. C'est
ce qu'il démontre fort aisément, quoiqu'il avoue que le
tour n'est pas mauvais pour le décrier dans l'esprit de la
plupart du monde, qui ne pardonne guère aux auteurs
des sentiments un peu extraordinaires, lorsque d'ailleurs
ils sont contraires à leurs préjugés, et difficiles à com-
prendre.
Mais ce qui était le plus important, c'était d'obliger
M. Arnauld à venir au fait. Le P. Malebranche s'efforce
donc de l'y ramener, en lui prouvant par des raisons de
vérité n'était point janséniste, comme ils l'avaient cru, n'eut pas
le bonheur de leur plaire, c'est pourquoi ils donnèrent commis-
sion à M. Arnauld de le réfuter. (Bayle. avril 1684, République
des lettres.)
La Vie du R. P. Malehranche 117
justice, de charité, de religion et d'honneur, qu'au lieu
de s'amuser à une question étrangère à leur controverse,
il devait écrire au plus tôt contre le Traité de la nature et
de la grâce; et pour donner plus de poids à toutes ces
raisons en le piquant par son endroit faible et sensible,
il lui reproche nettement qu'il dogmatise sur ces ma-
tières , puisque dogmatiser n'est autre chose qu'avancer
de nouveaux dogmes, ou donner ses opinions particu-
lières pour des articles de foi, en traitant d'hérétiques des
gens que l'Eglise ne reconnaît point pour tels; ce que
M. Arnauld venait de faire tout récemment dans un livre
contre M. Mallet, en disant que les mérites des saints ne
sont pas l'elTet d'une grâce, dont ils usent bien ou mal ,*
comme- il leur plaît, et qu'il n'y a que des pélagiens qui
puissent avoir cette pensée, mais qu'ils sont l'effet d'une
grâce a])soIument efficace et invincible.
Le P. Malehranche fait sentir ensuite à tout lecteur
équitable que la conduite an M. Arnauld l'avait réduit à
prendre cette voie, pour l'obliger à venir au point dont il
était question. « En effet. Monsieur, dit-il à M. le marquis
de Roucy, à qui il adresse sa réponse, à l'exemple de
M. Arnauld, qui lui avait adressé son attaque, j'ai sur les
bras deux puissants adversaires : M. Arnauld et sa répu-
tation. M. Arnauld, la terreur des pauvres auteurs, mais
qu'on ne doit pas néanmoins beaucoup craindre, lors-
qu'on défend la vérité ; et sa réputation , qu'on a grand
sujet d'appréhender, quelque vérité qu'on soutienne, car
c'est un fantôme épouvantable qui le précède dans les
combats, qui le déclare toujours victorieux , et par lequel
je me vois déjà depuis trois ans au nombre des vaincus.
Mais, comme les coups ([uc donne un fantôme ne sont
point mortels, que la lumière les guérit, et qu'elle fait
même évanouir le fantôme qui les a portés , j'espère
qu'enlin on s'appliquera sérieusement à l'examen de mes
118 Bibliothèque Oratorienne
principes. » C'est tout ce que le P. Malebranche a tou-
jours demandé à ses lecteurs, et ce qu'on ose dire que la
plupart lui ont toujours refusé.
11 ne se contenta pas ici de solliciter M. Arnauld , jus-
qu'alors son ami, à devenir son critique. Il veut bien en-
core avoir la bonté de lui marquer en détail ce qu'il doit
faire pour combattre son traité par les fondements; le
voici :
« Je prétends, dit le P. Malebranche, faire taire les li-
bertins qui attribuent à une nature aveugle les dérègle-
ments de l'univers , et certains théologiens ou philo-
sophes outrés, qui veulent que Dieu n'ait pas une volonté
sincère de sauver tous les hommes. Voilà mon dessein ,
mon principe: c'est que Dieu agit ordinairement par des
lois générales; principe que je prouve à priori, ou par
l'idée de la cause, qui est Dieu; à posteriori, ou par les
effets du monde visible, qui n'arrivent qu'en conséquence
des lois de la communication des mouvements ; per re-
ductionem ad absurdum, ou par les absurdités qui suivent
du sentiment contraire au mien , etc. Voilà donc ce que
doit renverser M. Arnauld, et pour couronner son ou-
vrage, il faudra encore qu'il fasse voir que j'ai mal en-
tendu l'Ecriture, qui me confirme plus que toute autre
raison dans mes principes. » Le P. Malebranche en ap-
porte ici quelques passages.
Après quoi il montre bien à M. Arnauld que c'est par
justesse d'esprit, et non par impuissance, qu'il souhaite-
rait de n'avoir à lui parler que du vrai sujet de leur dis-
pute. Car il répond à son livre des vraies et des fausses
idées d'une manière à ne lui laisser rien de raisonnable
à répliquer. On en fait juge le lecteur attentif, qui va
voir ici le pour et le contre.
Parce que, dans les disputes, il est surtout important
de bien connaître l'état précis de la question, le P. 31ale-
La Vie du R. P. Malebranche 119
branche commence par l'établir fort nettement. Il s'agit
entre lui et M. Arnauld de savoir en quoi consiste la na-
ture de nos idées , ou de ces images spirituelles qui re-
présentent à notre âme des objets différents d'elle-même
ou de ses modifications , comme l'idée de ce monde visi-
ble, l'idée du carré, l'idée du cercle, etc. Si elles ne sont
autre chose que les perceptions ou les modifications de
notre âme, ou si elles en sont réellement distinguées et
subsistantes, indépendamment de nos esprits, dans la
substance divine qui nous les communique, ainsi qu'il
lui plaît.
Le P. Malebranche prétend que nos idées sont réelle-
ment distinguées de nos perceptions, qu'elles subsistent
indépendamment de nos esprits dans la substance divine ;
que c'est Dieu qui nous les communique ainsi qu'il lui
plaît, et que c'est par là qu'il est véritablement notre lu-
mière : lux vera quœ illuminât omnem hominem ^ .
M. Arnauld prétend, au contraire, que nos idées ne
sont autre chose que les modifications de notre âme ,
qu'elles ne sont point réellement différentes de nos per-
ceptions, de nos pensées, de nos sentiments même les
plus obscurs et les plus confus ; en un mot, que nos per-
ceptions sont essentiellement représentatives, et par con-
séquent, que toutes nos modalités sont lumineuses par
elles-mêmes.
Qui des deux a raison? C'est à la raison même à le dé-
cider. Le P. Malebranche , bien convaincu que son sen-
timent est une vérité de la dernière importance, en ap-
porte ici plusieurs preuves-, qu'il tire mot pour mot de
1 Bayle dit que c'est la plus incompréhensible de toutes les pen-
sées de cet auteur, mais qu'il ne s'ensuit pas que tous ceux qui
la condamnent soient bien fondés. S'il se trompe , c'est h force
d'avoir l'esprit pénétrant, et il y a peu d'hommes au monde
capables de telles erreurs. (Avril 1fi84.)
2 Le même dit : On a de la peine à comprendre qu'une opinion
120 Bibliothèque Oratorienne
ses autres ouvrages. Pour éviter les redites, nous ne fai-
sons que les indiquer.
La première est tirée de l'idée de l'infini, que nous
avons très certainement, et qui ne peut être une modifi-
cation de l'âme, qui est finie.
On lire la seconde preuve de ce raisonnement naturel :
on peut assurer ce que l'on conçoit clairement. Or on
conçoit bien clairement que l'étendue que l'on voit, ou
qui est l'objet immédiat de l'esprit, est une chose distin-
guée de soi ou de son âme; car on y conçoit des pro-
priétés qui ne peuvent convenir à l'âme; donc, on peut
assurer que l'étendue, qui est l'objet immédiat de mon
esprit, lorsque j'y pense, en est réellement distinguée.
La troisième preuve se prend de ce que nous avons des
idées universelles, c'est-à-dire qui représentent générale-
ment tout ce qui est de même genre ou de même espèce.
Or il est évident que les modifications d'un être particu-
lier ne sauraient être universelles ou générales, et que
l'âme, qui n'est qu'une espèce d'être, ne peut trouver en
elle-même, je dis dans sa propre substance, de quoi re-
présenter toutes les espèces d'êtres; donc, etc.
Une quatrième preuve, c'est que notre âme ne con-
tient pas éminemment les perfections de tous les êtres
qu'elle connaît; par exemple, celles de la matière, celles
de Dieu, etc.. Donc elle ne peut les voir dans elle-
même, ou dans ses propres modalités. Il n'y a que Dieu,
continue l'auteur, qui puisse, en se considérant lui-
même, connaître toutes choses, parce qu'il ne peut y
avoir que lui qui les contienne éminemment ; c'est-à-dire,
qui renferme dans l'immensité de son être quelque chose
comme celle-là puisse être appuyée de quelques preuves; cepen-
dant il faut demeurer d'accord que cet auteur (le P. Malebranche )
n'en manque point. (Avril 1CS4.)
La Vie du R. P. Malehranche 121
de plus noble qu'elles, et qui néanmoins les représente,
parce que les créatures sont toutes faites à son image, ou
sur le modèle de ses idées.
Mais pour fermer la bouche à M. Arnauld, ou du
moins pour le rendre plus retenu dans ses attaques, le
P. iMalebranche lui oppose pour cin(|uième preuve l'au-
torité de saint Augustin ' , qui dit en termes formels que
notre âme n'est point sa lumière à elle-même; qu'elle
n'est tout au plus que l'œil qui la contemple ; que Dieu
seul est cette lumière, qui dissipe nos ténèbres; lumière
commune qui n'appartient en propre qu'à la nature d'au-
cun de nous en particulier, lumière immuable, que ceux
qui l'aperçoivent ne convertissent point en leur sub-
stance, lorsqu'ils s'en nourrissent; lumière souveraine
qui préside à tous les esprits, etc., de sorte que s'il y a
quelque dirterence entre le sentiment du P. Malebranche
et celui de saint Augustin , ce ne peut être qu'en ce que
le P. Malebranche, qui est venu dans un siècle plus
éclairé que celui de saint Augustin , a mis dans son plus
grand "jour le principe évident de cet incomparable doc-
teur.
Il est temps de venir aux difficultés de M. Arnauld ,
qu'il appelle démonstrations, mais que tous ceux qui
entendent les termes appelleront peut-être para/og-ismes*.
1 On ne sait que dire après cela de saint Augustin : il semble
qu'il y ait eu deux hommes en lui. Sa philosophie en certains
endroits est la plus petite du monde; mais en d'autres elle s'élrve
jusqu'aux plus hautes spéculations. (Bayle, avril 1G84.)
2 Comme M. Arnauld trouve bientôt le fort et le faible d'une
opinion, on no peut pas croire qu'il ait formé de petites difficultés
contre le sentiment de son adversaire. II lui en a proposé d'ex-
trêmement embarrassantes. Mais elles avaient cela d'incommode
pour lui ([u'on pouvait les rétorquer, et c'est ce qu'où n'a pas
manqué de faire quand on l'a pu. Par exemple, il a fait remar-
quer à son adversaire qu'il s'ensuivrait de sou sentiment que
lorsque nous regardons un cheval, ce n'est point un cheval que
122 Bibliothèque Oraiorienne
Il s'agit de prouver géométriquement (car c'est en pro-
pres termes le dessein de son livre) que les idées qui
nous représentent les choses ne sont point distinguées de
nos perceptions. Pour y réussir M. Arnauld met à la tête
de ses démonstrations prétendues un grand attirail de
définitions, d'axiomes, de demandes, etc. Voilà qui pro-
met beaucoup; voici ce qu'on a tenu :
« Je prends, dit- il, pour la même chose, l'idée d'un
objet et la perception d'un objet; » c'est la troisième dé-
finition de ce grand géomètre, d'où assurément il est
aisé de conclure que nos idées ne sont point distinguées
de nos perceptions. Mais par malheur, dit le P. Male-
branche, c'est évidemment supposer ce qu'il fallait prou-
ver, pétition de principe dans laquelle M. Arnauld tombe
au moins cinq ou six fois dans ses définitions , sans par-
ler ni de ses axiomes, ni de ses demandes, qui la plu-
part ne sont dans son livre que pour l'étalage; il serait
bon de s'en convaincre par ses propres yeux.
Malgré ce défaut régnant de la méthode géométrique
de M. Arnauld, le P. Malebranche se donne la peine de
réfuter une à une toutes les démonstrations, avec une pa-
tience que je ne dois point avoir, de peur de la faire per-
dre à mes lecteurs par des redites continuelles. Je me
contenterai donc de rapporter ici en peu de mots la ré-
ponse que le P. Malebranche fait au reste du livre des
vraies et fausses idées. Cela me paraît moins ennuyeux
et, pour les matières mêmes, beaucoup plus digne de notre
attention. Je ne m'arrêterai qu'aux choses principales.
nous voyons, mais Dieu lui-même. On lui a répondu entre autres
choses qu'il s'ensuivait aussi de son sentiment que , lorsque nous
regardons uu cheval, ce n'est point un cheval que nous voyons,
mais une modalité de notre âme. En effet, M. Arnauld ne croit
pas que les couleurs que nous voyons soient autre chose qu'une
perception de notre esprit. (Bayie, avril 1684.)
La Vie du R. P. Malebranche 123
M. Arnauld emploie à tout le moins les deux tiers de
son ouvrage à décrier son adversaire par toutes sortes
d'endroits. 11 lui objecte par exemple des variations et
des contradictions perpétuelles sur la nature des idées,
qu'il a prises, dit-il, tantôt pour des perceptions comme
dans le premier et le deuxième livre de sa Recherche et
tantôt pour des êtres représentatifs distingués de nos
perceptions , comme dans le troisième ; or il faut remar-
quer que le mot à'ètres représentatifs présente à l'esprit
un faux sens, aussi est-il tout entier de la façon de
M. Arnauld.
Le P. Malebranche , sans s'y arrêter, lui montre que
ce qu'il appelle variations et contradictions n'est rien autre
chose qu'une manière d'écrire dont on ne peut s'écarter
sans s'éloigner du bon sens, car le bon sens veut que
lorsqu'un terme peut avoir deux significations différentes,
on en use différemment selon l'exigence des matières ou
des occasions où l'on parle; car si les cartésiens, qui
nient dans leurs livres la connaissance des bêtes, ne
laissent point de dire, comme les autres, dans les discours
ordinaires, qu'un chien connaît son maître, certaine-
ment quiconque en conclurait qu'ils se contredisent, si
ce n'était un Arnauld , il passerait avec raison pour ridi-
cule; donc le P. Malebranche ne se contredit pas plus
que ces philosophes, lorsque dans ses premiers livres de
la Recherche, où il ne parle point encore de la nature des
idées, il emploie le mot id(^e dans son sens vulgaire, et
que dans le troisième, où il on traite expressément, il
prend ce même terme dans son sens philosophique, qu'il
lui donne après saint Augustin.
Il fallait donc un coup plus rude pour blesser notre
auteur. M. Arnauld entreprend de le lui porter. De ce que
le P. Malebranche appelle quelquefois l'idée que Dieu a
de l'étendue ou de la matière, l'étendue intelligible qui
i24 Bibliothèque Oratorienne
selon lui est le modèle des corps ou l'archétype des corps,
suivant toujours l'exemple de saint Augustin qui admet
en Dieu un mode intelligible, qui est l'image sur laquelle
a été formé ce monde matériel et visible, il en infère
hardiment plusieurs absurdités : que cette étendue intel-
ligible serait une créature et n'en serait pasv qu'elle se-
rait Dieu et ne le serait pas ; qu'elle serait divisible et
indivisible; (]u'elle serait eu Dieu, non seulement émi-
nemment, mais formellement, et néanmoins qu'elle n'y
serait qu'éminemment, c'est ce que M. Arnauld tâche de
prouver fort au long.
Le P. Malebranche lui fait voir, ou du moins au pu-
blic, qu'il n'y a pas un mot de sens commun dans toutes
ces conséquences; car n'est-il pas évident, dit-il, ([ueDieu
a l'idée de l'étendue ou de la matière qu'il a créée?
IS'est-il pas évident ([ue cette idée de l'étendue lui repré-
sente l'étendue? X'est-il pas évident qu'elle ne peut re-
présenter à Dieu l'étendue sans lui en représenter les
attributs et les propriétés essentielles? il faut donc
que cette idée les renferme en quelque manière, ces pro-
priétés, non pas formellement, ni grossièrement, comme
l'entend M. Arnauld, mais éminemment, comme on
parle dans l'école; mais spirituellement, mais intelli-
giblement, comme parle saint Augustin. Il est donc per-
mis d'appeler cette idée de l'étendue créée, l'étendue
intelligible, ainsi qu'il a été permis à ce saint docteur
d'appeler monde intelligible l'idée ou le modèle éternel
et incréé sur lequel Dieu a créé ce monde visible et ma-
tériel? d'où il s'ensuit que l'étendue intelligible n'étant
autre chose que l'idée que Dieu a de l'étendue qu'il a
faite, n'est pas une créature; qu'elle est en Dieu formel-
lement, quoique l'étendue créée ou la matière qu'elle re-
présente ne soit en Dieu qu'éminemment; qu'elle est
indivisible comme Dieu même, quoiqu'elle représente
La Vie du R. P. Malebranche 125
une étendue divisit)le. Enfin que tout ce qui est en
Dieu étant réellement Dieu, on ne peut pas nier que
l'idée que Dieu a de l'étendue, ou l'étendue intelligible
soit réellement Dieu, quoique ce fût mal parler que de
dire qu'elle fût formellement Dieu : c'est-à-dire que ce
soit là l'idée propre de la divinité qui certainement ren-
ferme toute autre chose. La preuve en serait très facile;
mais il vaut mieux revenir à notre critique.
M. Arnauld ayant triomphé à son ordinaire du fan-
tôme ridicule que son imagination lui avait présenté à la
place du P. Malebranche, s'avise enlin de l'attaquer par
des endroits plus réels. 11 combat trois préjugés qui
étaient trop favorables à son adversaire pour ne pas s'ef-
forcer de les détruire.
1» L'estime générale où il était dans le monde; 2° la
piété qui paraît dans son opinion sur la nature des idées;
3" l'inconvénient où il semble que l'on tombe dans le
sentiment contraire.
Le P. Malebranche répond à ces trois préjugés d'une
manière à y confirmer tout le monde :
Au préjugé de sa réputation, il dit modestement que
plût à Dieu que celle de M. Arnauld ne fit pas plus de tort
à la vérité que la sienne.
A celui de la piété, qui paraît dans son opinion sur la
nature des idées, il démontre que ce n'est rien moins
qu'un préjugé favorable, de la manière que les hommes
sont faits, car cette pensée : que nous voyons en Dieu
toutes choses, ne peut être de leur goût; c'est les appro-
cher trop de Celui qu'ils n'aiment pas, ou ([u'ils n'ai-
ment pas assez pour souhaiter d'avoir avec lui une so-
ciété si étroite; que Dieu, qui est leur juge, soit en même
temps le maître qui les instruit par la raison, ou' plutôt
qu'il soit leur raison même, cela les cdraye , cela les
révolte. Ils ne peuvent se résoudre à invo([uer Dieu sous
126 Bibliothèque Oratorienne
une qualité si redoutable, mais il faut écouter les propres
termes du P. Malebranche : « Qu'on invoque les Muses
au commencement d'un poème, dit ce grand philosophe,
qu'on mette en mouvement le sang et les esprits par la
mesure des vers; que l'on mette l'âme en fureur par
une peinture vive des objets de nos passions : voilà le
goût du siècle corrompu. Mais qu'on invoque la raison,
qu'on exhorte les hommes à renirer en eux-mêmes pour
y entendre la voix basse, mais pure et intelligible, de la
vérité qui leur parle, on devient le sujet de la risée des
imaginations hardies, ou l'objet de la frayeur des imagi-
nations faibles, etc.. »
Au troisième préjugé qui est l'inconvénient où l'on
tombe dans le sentiment contraire; c'est-à-dire que
n'admettant pas le sentiment du P. Malebranche sur les
idées, on est réduit à dire en termes vagues que notre
âme pense, parce que telle est sa nature et qu'elle en a
la faculté , on répond que cet inconvénient est visible ,
mais que bien qu'il n'y ait en cela aucun préjugé qui fa-
vorise l'opinion du P. Malebranche, tous les préjugés des
hommes lui sont manifestement opposés. « Je dis. Mon-
sieur, continue la réponse, qu'on voit en Dieu touteschoses.
M. Arnauld dit au contraire, que l'âme connaît la vérité
parce que telle est sa nature. Lequel des deux sentiments
est conforme aux préjugés? Selon M. Arnauld lui-même,
mon sentiment est un paradoxe; selon tout le monde, le
sien ou celui qu'il autorise est fort commun. Donc tous
les préjugés lui sont évidemment plus favorables qu'à
moi , cela est clair ou rien ne le peut être. »
M. Arnauld prend encore un autre tour pour com-
battre le P. Malebranche. 11 entreprend de lui prouver
que selon ses principes il a dû dire que nous voyons
notre âme en Dieu et dans son idée aussi bien que les
choses matérielles. Car enfin l'idée de notre âme n'est-
La Vie du R. P. Malebranche 127
elle pas en Dieu aussi bien que celle de l'étendue? Pour-
quoi donc notre âme ne la verrait-elle pas en Dieu, qui
d'ailleurs lui est présent?
Le P. Malebranche lui répond que c'est qu'il n'a pas
plû à Dieu de lui découvrir l'idée ou l'archétype des
esprits, sur lequel il l'a formée.
Mais, reprend M. Arnauld, qui vous a appris que Dieu
veut que je voie l'étendue par son idée et non par mon
âme?
« C'est mon expérience, lui réplique le P. Malebranche,
le sentiment intérieur que j'ai de la manière dont je
connais les choses. Par là il est certain que je connais
l'étendue par idée; car l'on connaît une chose par son
idée, lorsqu'on s'y rendant attentif, on peut voir de
simple vue ses propriétés générales, ce qu'elle renferme
et ce qu'elle exclut, et lorsqu'on s'appliquant à méditer
ses propriétés générales, on y peut découvrir encore des
propriétés particulières à l'infini, comme il arrive à l'é-
gard des nombres et des figures géométriques. Mais tant
s'en faut que je connaisse mon âme de cette manière
lumineuse; au contraire, plus je rentre en moi-même,
plus j'y découvre des ténèbres; j'ai beau méditer pour
apprendre si mon âme est capable de voir des couleurs
ou d'entendre des sons. Ce n'est point la méditation, c'est
l'expérience qui me l'apprend ; et si j'étais né aveugle ou
sourd , il est évident que je n'aurais nulle idée ou con-
naissance de ces deux espèces de sensations. Donc je me
sens, mais à proprement parler je ne me connais pas. Je
sens que mon âme existe, puisque c'est moi-même; mais
je ne connais point par idée ({uelle est sa nature, ni ses
propriétés générales, ni ses propriétés particulières,
comme je sais clairement celle du triangle, du cercle, du
carré, en un mot celles de l'étendue.
Mais n'appréhendez- vous point contre votre principe
128 Bibliothèque Oratorienne
de l'uniformilé des voies de Dieu, d'y admettre des iné-
galités, en disant d'un côté qu'il vous donne l'idée du
corps et d'un autre qu'il vous refuse l'idée de l'âme?
« Nullement, répond le P. Malebranche, car ce n'est
point là ce qu'on appelle inégalité. Voici mon sentiment :
Je dis que l'uniformité de la conduite de Dieu à l'égard
des idées par lesquelles il nous éclaire et dei sentiments
par lesquels il nous touche, consiste en ce que par des
lois générales il a uni notre âme à la raison universelle
pour en être instruite, et au corps pour être averti de ses
besoins. Je dis que la raison par sa lumière parle à
l'esprit en conséquence de son attention , et que le corps
parle à l'âme par des sentiments confus, non en consé-
quence de ses désirs , mais en conséquence des ébranle-
ments qui arrivent dans les fibres du cerveau. Je dis
enfin que l'uniformité de la conduite de Dieu consiste en
ce qu'il suit exactement ces lois. Ainsi, prétendre que
Dieu doit manifester à l'âme l'idée qui la représente
puisqu'il lui manifeste l'idée de corps, afin qu'il y ait de
l'uniformité dans sa conduite, c'est ne pas concevoir le
principe dont on tire des conséquences. »
Mais n'est-il pas de l'ordre , qui selon vous est la loi
inviolable de Dieu , que l'âme soit pour le moins autant
éclairée à l'égard d'elle-même, qu'à l'égard des choses
matérielles ?
Non sans doute, car maintenant l'homme est pécheur;
et l'ordre veut que celui qui a volontairement abandonné
la lumière, soit abandonné aux ténèbres; d'ailleurs
quelle comparaison fait ici M. Arnauld? car supposer
que Dieu veuille unir une âme à un corps , il est absolu-
ment nécessaire qu'il lui donne l'idée de ce corps ; cela
est visible. Mais pour mille raisons profondes Dieu peut
lui refuser l'idée d'elle-même, ne fût-ce que pour l'em-
pêcher de s'occuper trop d'elle-même.
1
La ]'ic du B. P. Malebranche 129
Mais puisque la manière dont vous dites que nous
voyons en Dieu ses ouvrages est si utile pour nous faire
sentir notre dépendance, pourquoi excepter notre âme
d'une proposition si générale? pourquoi voulez -vous
qu'elle soit dans une entière dépendance de Dieu pour
connaître le soleil , un arbre , une mouche , et qu'elle ne
soit pas dans la même dépendance, pour se connaître
soi-même.
« Que voilà de petites armes pour un grand homme ,
dit ici le P. Malebranche, comment s'en peut-il servir? Je
vous avance, Monsieur, que ces raisonnements-là me déso-
lent; car je ne puis y répondre sans qu'on s'imagine que
je prends plaisir à rendre ridicule celui qui en est l'au-
teur. En efTet, s'il y avait quelque solidité dans le raison-
nement de M. Arnauld , je vous prouverais en forme que
vous êtes empereur. Car la raison qui vous fait croire
que vous tenez de Dieu tout ce que vous avez dans le
monde , c'est que cela vous met à son égard dans une
entière dépendance. Je vous prie donc, pourquoi excep-
tez-vous l'empire d'une proposition si générale? Quoi!
vous voulez dépendre de Dieu pour dix mille livres de
rente, plus ou moins, car je n'ai point compté avec vous,
et vous n'en voulez pas dépendre pour l'empire du
monde entier? Assurément cela n'est pas raisonnable. »
M. Arnauld ayant de plus avancé que si nous n'avions
pas une idée claire de notre âme, nous n'en pourrions dé-
montrer clairement, ni la spiritualité, ni l'immortalité,
ni la liberté, le P. Malebranche lui répond en démon-
trant tous ces attributs de l'âme dans son opinion et par
son opinion même. Ce qui est trop évident pour nous y
arrêter <.
' Nous apprenons, dit Bayle (avril 1684) sur cet endroit, qu'en-
core que nous connaissions trt'S certainement l'existence et l'im-
430 Bibliothèque Oratorienne
Enfin M. Arnaukl a tant ejivie de vaincre qu'il ne se
contente pas d'attaquer son ennemi de front, il se jette
à droite et à gauche pour le prendre en flanc, et quelque-
fois même il fait de longs circuits pour le battre à re-
vers. C'est le dessein qu'il a dans le dernier chapitre de
son livre, où il combat le P. Malebranche par un endroit,
qui, en bonne guerre, devrait être épargné, n'ayant au-
cun rapport au sujet de leur querelle.
Ce philosophe a dit qu'on ne peut démontrer géomé-
triquement l'existence des corps. M. Arnauld jugeant
bien qu'en cette matière il aurait pour lui le peuple, qui
ne croit rien de mieux démontré que ce qu'on voit de ses
yeux, prétend au contraire qu'elle se peut démontrer
même en rigueur mathématique. En eflet, il en apporte
les meilleures preuves qu'on en puisse avoir, qui sont
celles de M. Descartes un peu étendues.
Le P. Malebranche, après avoir fait remarquer la ruse
de M. Arnauld, avoue que ces preuves sont bonnes, mais
qu'elles ne sont pas démonstratives , parce qu'elles ne
sont tirées, ni de l'idée du corps, ni d'une liaison'
nécessaire entre la cause qui est Dieu, et son effet qui est
le monde.
La conclusion du livre de M. Arnauld est si curieuse,
que je ne la puis omettre : « Si j'ai réussi dans cet ou-
vrage, dit-il en finissant, je ne prétends point en tirer de
mortalité de notre àme, nous n'en avons point d'idée, c'est ap-
paremment ce que l'on trouvera de mieux prouvé contre les ob-
jections de M. Arnauld, qui sont assez faibles sur ce sujet. Il
en propose d'incompréhensiblement plus fortes contre ce qu'a
dit cet auteur en parlant des actes de la volonté , des perceptions
de l'entendement et des preuves de l'existence des corps.
1 Cette dernière preuve est démonstrative , même en rigueur
mathématique; cet endroit du P. Malebranche n'est pas des plus
forts, car il semble qu'il n'admette pour démontré que ce qui
l'est de simple vue, sans avoir besoin de longs raisonnements.
La Vie du R. P. Ma/.ebranche 13 1
gloire ; car je ne saurais dire comment tout cela m'est
ven^ dans l'esprit, ne m'étant jamais formé aucun. sen-
timent sur la nature des idées, » aveu indiscret qui
donna droit à son adversaire de lui dire trois choses
assez mortifiantes. La première, que lorsqu'on se met
ainsi sur le tard à philosopher, on ne prend pas bien tou-
jours facilement le sens de ceux qui méditent, et que cela
même est moralement impossible quand le chagrin est
de la partie ; la seconde, que le sentiment de saint Au-
gustin sur les idées, que lui, P. Malebranche, a suivi
après beaucoup de méditation, doit être naturellement
plus raisonnable que tout ce qui lui est venu dans
l'esprit, à lui, M. Arnauld , sans qu'il puisse même dire
comment; la troisième, qu'il devait lui faire l'honneur
de lui écrire d'un style un peu moins négligé sur des
matières si importantes ^ .
1 On attend au premier jour, disait le journaliste (avril 1684),
la réplique de M. Arnauld à l'ouvrage dont nous venons de
parler. Ou assure qu'elle est sous presse actuellement à Amster-
dam. Tous ceux qui aiment la métaphysique apprendront cette nou-
velle avec joie, car assurément ce serait dommage que deux aussi
grands philosophes que M. Arnauld et l'auteur de la Recherche
de la vérité se quittassent après la première escarmouche. La
contiiuiation de leurs démêlés pourra produire de trop beaux
éclaircissements pour qu'on ne soit pas bien aise que les afflic-
tions de .M. Arnauld ne l'empêchent pas de faire des livres. Il a
perdu depuis peu la mère Angélique, sa sœur, cette célèbre su-
périeure de Port-Royal, et MM. de Sacy et de Lusancy, et il a vu
M. Nicole, ce grand pilier du parti, s'accommoder avec les jé-
suites. On ne compte pas certains ouvrages qui depuis un an
l'ont maltraité coup sur coup d'une manière épouvantable. Il a
pu expérimenter s'il ressent plus vivement les attaques de ses
propres frères que celles des hérétiques, puisque deux célèbres
docteurs de Sorbonne se sont élevés contre lui, savoir : M. Des-
lyons, théologal de Senlis, célèbre par son traité du lioi-boit,
qui l'a accablé d'un gros factum, et M. le Fèvre, qui a parlé
peu obligeamment du livre du Renversement de lu morale,
celui de tous les ouvrages de Port -Royal auquel M. Arnauld
prend le plus d'intérêt. Toutes ces raisons de se dépiter contre
132 Bibliothèque Oratorienne
Je ne sais ce qu'on pensera de cette analyse , mais si
l'on pense que j'ai voulu rapporter tous les end^'oits
faibles du livre de M. Arnauld , je puis assurer que l'on
se trompera, car j'en ai omis du moins les deux tiers, et
enfin qu'on ne m'en croie point sur parole, en voici quel-
ques exemples : je n'ai parlé ni de l'ignorance avec
laquelle ce fameux critique dit que saint Augustin n'en-
tendait (|ue certaines vérités de morale, quand il a si sou-
vent assuré comme évident que nous voyions en Dieu
les vérités éternelles ; ni de la méprise grossière où il est
tombé, lorsqu'il s'est allé mettre dans l'esprit que le
P. Malebranche pense qu'on voit les nombres dans l'é-
tendue intelligible ; ni de la présomption qui lui a fait
avancer qu'il faudrait voir Dieu face à face, comme les
bienheureux, c'est-à-dire tel qu'il est en lui-même et
sans rapport, pour voir en Dieu l'idée de l'étendue. Ce
qui est peut-être la moins solide objection qu'on ait
jamais faite au P. Malebranche ; ni enfin de bien d'autres
faiblesses de M. Arnauld que ce philosophe a relevées
dans sa réponse, parce qu'elles y étaient nécessaires,
mais qui étaient ici fort ennuyeuses.
Cette réponse du P. Malebranche ayant paru presque
en même temps (jue la criti({ue de M. Arnauld, elle
trouva les esprits encore en mouvement. Il est facile de
juger quel effet elle produisit dans le monde. Ses amis,
qui avaient craint pour lui, se rassurèrent. M. le prince
lui fit savoir qu'il en était charmé , surtout de la modé-
ration avec laquelle il répond à une attaque aussi vive
que celle de M. Arnauld. C'est le jugement qu'en portè-
rent après lui presque toutes les personnes qui étaient
le métier ou d'y renoncer n'empêchent pas que ce fameux écrivain
ne veuille continuer la dispute contre l'auteur de la Recherche ,
en quoi sans doute le public lui a bien de l'obligatioQ.
La Vie du R. P. Malebranche 133
au lait des choses. Entre autres l'ingénieux auteur de la
République des lettres, qui en lit un éloge magnifique. Il dit,
en parlant de cette réponse, « qu'on y peut voir la mo-
destie et l'honnêteté du P. Malehranche, la grandeur et la
pénétration de son esprit, la finesse et l'agrément de son
style avec des manières inimitables, quand il faut toucher
délicatement son adversaire. » Je ne trouve en ce temps
que MM. les jansénistes qui ne convinrent pas de la
vérité de ces louanges ; ils avaient leurs raisons. Ils
étaient piqués au vif du reproche , en effet un peu trop
fort, quoique peut-être nécessaire, que le P. Male-
branche venait de faire à leur maître, de dogmatiser sur
la grâce ; et depuis ce moment ils le regardèrent toujours
dans la suite comme le plus redoutable de leurs enne-
mis; je dis le plus redoutable par son esprit, car ils en
avaient d'autres qu'ils jugeaient bien plus redoutables
par leur autorité.
M. Arnauld , à qui le P. Malebranche avait envoyé sa
réponse par son libraire % ne fut pas moins sensible
qu'eux à ce reproche, d'autant plus qu'alors il eut encore
à souffrir plusieurs autres disgrâces. II venait de perdre
la célèbre Mère Angélique, sa sœur, cette illustre supé-
rieure de Port-Royal, si connue par son bel esprit et par
sa vertu. Presque en même temps, il avait appris la
mort de MM. de Sacy et de Luzancy % ses neveux. M. Ni-
cole, sur qui il avait tant compté, l'avait abandonné
pour s'accommoder avec les jésuites, ses plus mortels
persécuteurs. Il paraissait tous les jours des ouvrages
contre lui, ((ui le maltraitaient cruellement : catholiques,
hérétiques, grands et petits auteurs, tous semblaient
^ A la fin de décembre 1683.
2 Sur tous les personnages dont il est ici question, Sainte-
Beuve donne les détails les plus intéressants.
4*
134 Bibliothèque Oraforicnne
avoir conjuré la ruine d'un homme dont le mérite, un
peu trop éclatant pour son malheur , les effaçait la plu-
part depuis quarante ans. Enfin M. Arnauld avait eu
beau s'enfuir et se cacher, pour se dérober à leurs coups,
ils arrivaient jusqu'à lui dans sa retraite. Mais il faut lui
rendre justice, rien ne fut capable d'ébranler son cou-
rage attaqué de toutes parts ; il faisait face de tous
côtés, et s'il ne triomphait pas toujours réellement de
ses ennemis, il se donnait du moins la consolation de se
croire toujours triomphant.
C'est la situation où le trouva aussi la réponse du
P. Malebranche, qui, étant aussi une attaque, l'obligea à
se mettre sur la défensive, mais sur la défensive à la
manière de M. Arnauld, qui était toujours d'attaquer en
se défendant. Il crut qu'il ne pourrait se justifier d'une
erreur qu'on lui attribuait, qu'en prêtant une impiété à
son adversaire, dont il nous donne lui-même une idée
que je n'ose pas qualifier de son nom propre, par respect
pour l'estime que le public a pour ce fameux auteur. Il
vaut mieux que chacun, après l'avoir entendu, l'appelle
comme il lui plaira.
On peut, dit-il, distinguer trois choses dans cet ou-
vrage ' :
• 11 est intitulé : Défense de M. Arnauld, docteur de Sor-
bonne , contre la réponse au livre des Vraies et des fausses idées,
Cologne, clftz Nicolas Schouters , 1684, in -12 de 623 pages.
Voici ce qu'en dit Bayle : On peut fort bien dire par prévision
et en attendant les nouvelles défenses de l'auteur de la fiec/iercAe,
que M. Arnauld raisonne dans ce dernier livre d'une manière
très rigoureuse, qu'il développe bien les choses, qu'il détourne
adroitement ce qui lui est moins favorable , et qu'il forme des
arguments subtils contre ce qu'il veut combattre. (Nouvelles,
septembre 1684.) Il y a beaucoup d'apparence qu'on trouvera cet
ouvrage de M. Arnauld un peu trop diffus. Il l'a prévu lui-même.
{Idem.) Il fait encore l'apologie de ce qu'il n'a pas gardé la
même douceur et la même modération qu'il croit avoir gardé dans
le livre précédent, et . , . , il déclare ensuite qu'il se trouve tout disposé à
La Vie du R. P. Malebrancho- 135
1° la lettre qui y sert d'entrée et dans laquelle on
a cru devoir dire quelque chose de la doctrine des
idées , parce qu'on pensait n'en parler que là , en remet-
tant à un autre temps une plus ample réfutation de la
réponse.
2° Les quatre premières parties qui contiennent ma
justification contre les reproches personnels.
3° La cinquième et dernière partie qui n'était pas du
premier dessein, telle qu'elle est maintenant. J'avais eu
seulement en vue de joindre à la quatrième partie six ou
sept exemples remarquables, qui fissent voir d'une part
combien l'auteur de la réponse est injuste dans ses re-
proches, et de l'autre combien il est faible dans ce qu'il
dit pour soutenir ses paradoxes touchant les idées. Je me
suis engagé insensiblement à y en mettre tant d'autres ,
que cela a fait une juste réfutation de la réponse. Et c'est
de là qu'est arrivé, que j'ai appelé Eicemp/es ce que sans
cela on aurait mieux fait d'appeler chapitres.
On voit assez par cette entrée, qui répond à tout le
reste de l'édifice, que M. Arnauld ne s'est point défait,
selon l'avis du P. Malebranche, de cet air négligé qui ne
sied guère à ceux qui montent sur le théâtre ; mais
encore moins s'est-il dépouillé de cet air triomphant qui
l'accompagne dans tous ses combats. Pour s'en con-
vaincre il n'y a qu'à lire les titres pompeux de ces
exemples, qu'il valait sans doute mieux appeler chapitres,
ne fût-ce qu'à cause de leur ennuyeuse longueur. Voici
les premiers, par où l'on jugera facilement des autres.
reprendre ce premier caractère de modération et de douceur, et
qu'il a fait plus des deux tiers de la réfutation au Traité de la
nature et de la grâce dans ce premier esprit , et qu'il est résolu
de continuer de même... Je crois, dit le journaliste, qu'il aura
un peu de peine à tenir cette parole, car mille duretés qu'il a
dites à l'auteur de la Retherche témoignent qu'il ett fort piqué.
(Septembre 1684.)
136 Bibliothèque Oralorienne
!'"■ exemple. — Faux principe du P. Malebranche que
les corps ne sont pas intelligibles par eux-mêmes ; que
ma première démonstration le contraint d'abandonner.
2" exemple. — Autre faux principe que notre âme ne
peut voir les objets éloignés, que ma seconde démonstra-
tion lui a fait désarmer, etc.
Après cela ne peut-on pas dire que M. Arnauld,
quoique battu, dit-on, en bien des rencontres, est tou-
jours un héros de triomphante mémoire. Ce qui est évident,
c'est qu'il se bat en désespéré dans cet ouvrage, accu-
sant, récriminant, injuriant, tournant sans cesse en
ridicule les philosophes sous le nom de méditatifs, de
manière que, s'en étant lui-même aperçu à la fin, il a
cru devoir faire l'apologie de ce qu'il n'a point gardé la
même modération qu'il pensait avoir eue dans son livre
précédent; déclarant, au reste, qu'il est tout disposé à
reprendre ce premier caractère de douceur.
Il ne faut pas oublier que c'est dans la préface de cet
ouvrage, qu'à l'occasion du reproche de mauvaise foi,
qu'on lui a fait si souvent, il proteste devant Dieu qu'il
s'est toujours trouvé fort éloigné et qu'il l'est encore plus
que jamais de déguiser ou d'altérer les sentiments de
ses adversaires ou de les rapporter infidèlement en quelque
manière que ce soit^ Je rapporte ici volontiers cette
* A l'égard des devoirs de la justice, M. Arnauld dit avec beau-
coup de raison qu'on ne doit jamais employer des moyens in-
justes, quoiqu'ils nous paraissent avantageux à la cause de la
vérité..., emi)loyer des soupçons sans preuves et des jugements
téméraires sur ce qui est caché dans le cœur des gens, comme de
dire qu'on n'écrit point pour l'amour de la vérité, mais..., ou par
une complaisance pour des amis, ou par chagrin pour quelqu'un,
ou pour se maintenir en considération dans un parti. On sait
qu'il est personnellement intéressé à blâmer cette conduite, cela
n'empêche pas qu'il ne soit bien à louer de proposer une si belle
morale à tous ceux qui veulent réfuter quelqu'un. (Bayle, sep-
tembre 1684.)
La Vie du R. P. Malebranchc 137
fameuse protestation de M, Arnauld, dont on a tant parlé
en divers écrits et fort diversement, pour empêcher autant
qu'il m'est possible qu'on n'attribue ces erreurs et ces
méprises à aucune malignité.
La défense de M. Arnauld ne laissa point d'embar-
rasser le P. Malebranche, non pas qu'il fût difficile d'y
répondre, car, à fort peu de chose près, elle ne fait que
répéter les mauvais raisonnemenis de son livre des idées,
ou les contirmer par d'autres dont le plus grand m'Tite
est le nombre. Mais dans cette foule de matières mal
digérées, l'embarras était de choisir à quoi se fixer dans
sa réplique. Après y avoir bien pensé, il jugea que le
meilleur parti à prendre était d'abandonner son critique
dans ses égarements et de ne le suivre que dans ce qui
avait un rapport direct au sujet de la guerre, vu que
c'était absolument nécessaire pour se justifier. C'est
pourquoi il réduisit le gros livre de M. Arnauld à trois
chefs principaux et y répondit en trois lettres fort courtes
et fort belles, adressées comme sa réponse à M. de
Roucy. On y admire partout la justice de son discer-
nement et la droiture de son cœur '.
Dans la première , il justifie son sentiment sur la na-
ture des idées, contre l'accusation de M. Arnauld, qui
est évidemment une calomnie; dans la deuxième, ce qu'il
a dit dans sa réponse contre le sentiment de M. Arnauld
sur la grâce, qui paraît très bien fondé; dans la troisième,
le récit de certains faits qu'il avait avancés dans la même
1 On ne serait pas équitable, dit le journaliste, septembre 1684,
si on jugeait de ce différend avant que d'entendre encore une
fois l'auteur de la Recherche de lavérité; car, comme M. Arnauld
a déjà publié deux livres fort loups et fort travaillés pour plaider
sa cause, et que son adversaire ne lui a opposé encore qu'une
assez courte réponse , il faut supposer que le procès est plus am-
plement instruit pour l"uii que pour l'autre , et qu'ainsi il n'est
pas encore temps d'absou ho ni de condamner.
138 Bibliothèque Oratorienne
réponse, qui se trouvent tous vérifiés, à une erreur de
calcul près , où il met quatre ans pour trois ^ .
Après avoir ainsi répondu à tout ce qu'avait dit M. Ar-
nauld , et par avance à tout ce qu'il pouvait dire contre
son système, le P. Malebranche renouvelle la protesta-
tion qu'il avait faite autrefois, au sujet de M. Foucher,
son premier adversaire, qu'il ne répondrait plus à tous
ceux qui l'attaqueraient sans l'entendre , ou qui , en l'at-
taquant, paraîtraient n'avoir d'autres desseins que l'é-
claircissement de la vérité. Il avoue que la réputation de
M. Arnauld l'avait obligé de violer son serment; mais il
promet que désormais il y sera plus fidèle, et que même
il ne fera point de réponse aux trois volumes que ce doc-
teur prépare contre lui depuis si longtemps: 1° parce que
sa dissertation , qui n'a été composée ([u'après les deux
premiers volumes de ce grand ouvrage, fait voir évidem-
ment que M. Arnauld ne comprend point encore ses opi-
nions; 2° parce qu'il croit avoir suffisamment rempli ce
qu'il devait à la réputation de son critique; 3° parce qu'il
en a dit assez dans cette réponse pour mettre les per-
sonnes éclairées en état de juger qui a raison. « Si donc,
ajoute-t-il, on est assuré de l'avoir bien comprise, que
l'on décide en faveur de M. Arnauld, j'y consens volon-
tiers. Car je souhaite moi-même extrêmement, non de
m'être trompé , mais, si je me suis trompé, de désabuser
ceux que je puis avoir engagé dans l'erreur; et je pro-
teste que si je le puis découvrir, je ne manquerai pas de
me rétracter publiquement, si Dieu me conserve, comme
je l'espère, l'amour qu'il me donne pour la vérité. Il me
semble que j'aurais plus de satisfaction et que je me
ferais même plus d'honneur devant Dieu et devant toutes
1 Ces ù'ois lettres furent achevées le 26 septembre 1684, au
Meinil-Simon, chez son frère. Le P. André en donne ici une
longue analyse, qui va de la page 462 à la page 514.
La Vie du R. P. Malebranche 139
les personnes dont je fais le plus de cas de l'approbation
et de l'estinae , d'avouer généreusement que je me suis
trompé, que de soutenir ce que je crois véritable. Et,
quand j'y pense, je sens quelque peine à m'empêcher de
désirer que la vérité soit du côté de M. Arnauld , à cause
du plaisir que j'aurais de me rendre et de sacrifier à
la vérité et à la charité une vaine réputation... qu'as-
surément je n'estime guère ^ Plût à Dieu que M. Ar-
nauld , de sa part , voulût bien reconnaître que les sen-
timents qu'il a sur la grâce sont insoutenables ^, ou
plutôt qu'il pût faire voir que je lui ai attribué des
sentiments qu'il n'a pas : qu'il le dise seulement, sans
le prouver, et l'affaire est tinie. Qu'il me traite sur ce
point de calomniateur, et je le regarde comme mon frère
ou comme mon père en Jésus -Christ. » Voilà des sen-
timents qui valent mieux sans doute que d'avoir raison
dans une dispute.
Le P. Malebranche, voyant que la dissertation de
M. Arnauld, publiée avec beaucoup d'éclat et distribuée
avec beaucoup de soin, prévenait extrêmement les esprits
contre ses sentiments, n'attendit pas que sa réponse fût
achevée pour la montrer à ses amis , afin qu'ils eussent
de quoi dissiper la prévention qui lui était contraire, ou
du moins de quoi l'arrêter dans les personnes qu'elle
n'avait point encore séduites. Car telle était alors la si-
tuation de ses affaires : à la raison près qui paraît lui
avoir été toujours favorable, il avait tous les désavantages
dans la guerre périlleuse qu'il soutenait contre M. Ar-
nauld. Il avait en tète un homme aguerri par ses vic-
toires et par ses défaites mêmes , qui , ayant saisi le pu-
blic, était maître du terrain depuis près de cinquante ans,
1 C'est avoir, dit Bayle, une disposition d'esprit plus admirable
que tout le savoir du inonde. (Juillet 1685.)
2 C'étaient, on .•>/* souvie/it, ceux de Jansénius.
140 Bibliothèque Oratorienne
qui avait à sa solde des armées nombreuses ou plutôt
des peuples entiers, et qui, d'ailleurs, payait de sa per-
sonne ou du moins de sa réputation, qui, dans les com-
bats littéraires encore plus ({ue dans les autres, est d'un
grand poids pour faire pencber la victoire. 11 est vrai que
le P. Malebranche était dans une grande estime, mais
sans crédit et sans autorité. Son adversaire parlait le
langage des sens, ce qui mettait la foule dans son parti,
pendant que lui , avec son langage de raison , se voyait
presque seul, abandonné, à la merci de cette populace
dont le nombre aurait étonné les plus hardis. M. Arnauld
avait encore un autre avantage : étant en Flandre, il lui
était facile de faire imprimer ses critiques, au lieu que
le P. Malebranche ne trouvait point dans le royaume
d'imprimeries pour ses réponses; de sorte que ses ré-
ponses étaient fort rares, tandis que les critiques de
M. Arnauld étaient fort communes; souvent même, par
la ditficulté de l'impression, il se vit obligé de se défendre
par des manuscrits contre les imprimés qui couraient
toute la France; c'est ce qui lui arriva dans la circons-
tance dont nous parlons. Four arrêter le cours de la pré-
vention, il prêta le commencement de sa réponse à un de
ses amis qui la donna à un autre, qui la lit voir à
M. Nicole '. C'était un des plus fameux partisans de Jan-
sénius, qui joignait à un esprit fort délié un goût tin et
délicat, lîeaucoup d'érudition ecclésiastique avec un rai-
sonnement subtil qui incommoda bien souvent les cal-
vinistes ^ Il était alors brouillé avec M. Arnauld. On en
apporte plusieurs raisons. La plus vraisemblable, c'est
que la retraite de ce docteur en Flandre ayant rendu la
1 :M. Nicole était de Ctiartres; il fut refusé à l'examen pour les
Ordres par les grands vicaires de Paris, ce qui les rendit ridi-
cules. 11 avait déjà écrit avec succès.
Selon Bayle même.
La Vie du R. P. Matebranche Ml
cause et le parti molinistéqui y régnait plus attentifs aux
démarches de ses amis, M. Nicole, pour se tirer d'affaire,
s'avisa d'admettre, contre les principes qu'il avait sou-
tenus autrefois, une espèce de grâce suffisante donnée à
tous universellement ^ . Cela lui réussit ; on le laissa en
repos. Mais l'inflexible M. Arnauld, qui avait sacrifié le
sien pour soutenir le contraire, ne pouvait manquer d'être
fort mal satisfait de sa conduite. C'est ce qui donna lieu
au bruit qui courut en ce temps-là, que M. Nicole s'était
réconcilié avec les jésuites aux dépens de la cause com-
mune. Mais, quoi qu'il en soit, la mésintelligence de ces
deux célèbres jansénistes ne dura pas longtemps; et il
paraît que le P. Malebranche ne servit pas peu à les
raccommoder ensemble de la manière que je vais dire.
M. Nicole, ayant Iule commencement de la réponse à
la dissertation de M. Arnauld, en lit une petite critique
où il blâme fort l'auteur de ce qu'il attribue de mauvaises
adresses à son adversaire. Du reste, il ne fait qu'effleurer
les choses, et, aussi bien que son ami, il paraît ne pas
trop entendre les sentiments qu'il condamne. Ce que j'y
trouve de mieux , c'est une espèce de bon mot par où il
tâche de rendre ridicule le système du P. Malebranche
sur la nécessité des lois générales. Il est bon de le rap-
porter ici, atin qu'on ne m'accuse point de partialité.
« Le P. Malebranche, dit-il, veut que Dieu ait prévu
par une science moyenne ce que chaque ange aurait
fait, s'il lui avait donné le peuple juif à gouverner, qu'il
ait ainsi considéré les divers systèmes de la conduite des
anges, et qu'ayant reconnu par cet examen que saint
Michel serait le plus ménager en matières de miracles,
il l'a choisi. C'est comme s'il disait que Dieu a donné le
peuple juif à gouverner aux anges au rabais des miracles,
1 U a fait un livre là-dessus.
142 Bibliothèque Oratorienne
et qu'ayant trouvé que saint Michel s'en acquitterait à
meilleur marché, il l'a préféré à tous les autres. » Une
raillerie ne fut jamais une raison, et lorsqu'elle tombe
sur des matières sérieuses , elle doit faire pitié ou causer
de l'indignation. Cependant je puis dire que ce petit mot
de M, Nicole fit plus de tort au P. Malebranche que tous
les grands discours de M. Arnauld. Aussi ce docteur, qui
savait bien ce qui fait impression sur le peuple, ayant
reçu la critique de son ancien ami , ne manqua point
d'en faire usage. Il la tit imprimer à la tête de son grand
ouvrage contre le traité du P. Malebranche. Nous voici
enfin au fort de la guerre de ces deux célèbres antago-
nistes. Il faut en expliquer les progrès, les suites et les
issues de part et d'autre.
Cet ouvrage de M. Arnauld a pour titre général :
Réflexions philosophiques et théologiques sur le nouveau
système de la nature et de la grâce. Il est divisé en trois
volumes : dans le premier on attaque le P. Malebranche
sur l'ordre de la nature; dans le second sur l'ordre de la
grâce ; dans le troisième sur ce qui regarde Jésus-Christ
en tant que distributeur de ce don céleste et divin.
Comme ils ne furent pas publiés tous à la fois, nous
ne parlerons de chacun en particulier que selon l'ordre
des temps où ils virent le jour et où le P. Malebranche
y a répondu.
Ce fut vers le milieu de 1685 que le premier volume
parut enfin à Paris ^ On peut bien juger avec ([uels
applaudissements de la part de MM. les jansénistes : ils
n'oublièrent rien pour lui donner vogue et ils y réus-
sirent. Leurs cris redoublés, qu'on entendit de toutes
parts, animèrent le public contre le P. Malebranche, qu'on
faisait regarder sous deux formes bien horribles, et
1 Cologne, chez NMcolas Schouters, I(i.s5, iu-l:2, 418 pages.
La Vie du B. P. Malehranche 143
comme le destructeur de la Providence de Dieu, et comme
le nouveau protecteur de la grâce molinienne, c'est-à-
dire, ainsi qu'ils l'entendirent, d'une grâce qui reçoit son
efficace de la volonté. M. de Meaux, qui était grand tho-
miste, se déclarait ouvertement contre lui, et ses dis-
ciples, se joignant au parti de M. Arnauld, formaient un
parti si nombreux et si puissant, qu'il fallait un courage
intrépide pour entreprendre seulement de leur résister.
Le P. Malebranche en fut d'abord si étonné, qu'il ré-
solut de suivre le conseil du sage, qui défend de parler
lorsqu'on n'est point disposé à nous entendre. Ce n'est
pas que le dernier livre de M. Arnauld l'attaque mieux
que les autres; on n'y voit, non plus que dans les pre-
miers, qu'une inique obstination à tout confondre, à
établir de grandes maximes que nul ne lui conteste, à
vouloir que son adversaire ait des sentiments qu'il n'a
pas; et, sur ce beau principe, à lui prouver en forme avec
un appareil d'érudition extraordinaire, philosophique,
théologi([ue, rabbinique, qu'il ne les doit point avoir. Il
lui était donc bien facile de réfuter un tel ouvrage. Mais
le P. Malebranche s'étant explicjué suffisamment dans sa
réponse à la dissertation de M. Arnauld, y ayant même
renouvelé la protestation qu'il avait faite autrefois de ne
point répondre à ceux qui l'attaquent sans le vouloir
entendre, et de plus ayant prouvé par plusieurs bonnes
raisons qu'il serait inutile de réfuter un auteur qui ne
comprenait point ses sentiments, voulut s'en tenir à son
serment. Ses amis en cela ne furent point de son avis.
Ils lui dirent que si le livre de M. Arnauld ne méritait
point de réponse, sa réputation en méritait bien une;
qu'il devait avoir cet égard pour le public qui ne veut
pas qu'on lui paraisse mépriser ceux qu'il estime; qu'on
interpréterait son silence à son désavantage et que la vé-
rité en souffrirait. C'était prendre le P. Malebranche par
144 Bibliothèque Oraforienne
son endroit sensible, car, pour ce qui regardait sa per-
sonne, il y était fort indifférent. 11 n'y avait que l'intérêt
de la vérité qui le touchât. Cependant, comme il croyait
déjà avoir assez fait pour la mettre dans tout son jour,
il ne se rendit pas à leurs instances. Il fallut qu'une
force majeure s'en mêlât.
Ce fut M. de Harlay, son archevêque. Ce grand prélat
avait trop de pénétration pour ne point s'apercevoir que
tout ce fracas venait du parti des jansénistes. Il n'aimait
point ce parti, qui, outre qu'il lui était suspect en ma-
tière de foi, l'avait, dit-on, fort décrié dans le monde '.
D'un autre côté il était convaincu, et avait tout sujet de
l'être, que les sentiments du V. Malebranche sur la grâce
étaient orthodoxes. Il crut donc avoir trouvé un adver-
saire propre à opposer au jansénisme. Il le manda une
seconde fois, et, après lui avoir fait encore expliquer ses
principes, il lui ordonna de répondre incessamment à
M. Arnauld'. Le prélat accompagna cet ordre d'un air si
gracieux, si engageant, si cordial, que le P. iMalebranche
ne put y résister. Il le regarda même comme un ordre
du ciel, puisqu'il lui venait d'un homme qui lui tenait la
place de Dieu.
Mais pendant qu'on lui ordonnait en France de se dé-
fendre, on le défendait en Hollande, sans qu'il en sût
rien. Heureux si la main qui repoussait les coups de son
adversaire n'eût été une main calviniste. C'était le fameux
Bayle, auteur des Nouvelles de la république des lettres,
bel esprit... par ses premiers écrits, qu'on ne peut lire
sans déplorer son malheur d'être né dans une religion
hérétique et d'en avoir trop suivi les principes jusqu'à
^ // faut convenir que le mauvais renom de ce prélat avait
quelque foiulement. Le fait qu'il patrona Malebranche rend le
P. André vraiment trop indulgent pour Lui.
^ Je ne sais si le fait est bien avéré. (P. Lelong.)
La ]'ie du R. P. Malebranche 145
leurs dernières conséquences. Dans l'extrait qu'il donne,
dans les Nouvelles du mois d'août 1685, du premier vo-
lume des Réflexions philosophiques et théologiques de
M. Arnauld , contre le P. Malebranche, il embrasse en
un point le parti de ce dernier. Car après avoir loué le
docteur de Sorbonne de sa vaste érudition et surtout de
ce qu'il parle ordinairement un certain langage sensible
que la plupart des lecteurs entendent bien mieux que
celui de la vérité, il le critique fort honnêtement sur ce
qu'il dit contre le philosophe sur les plaisirs des sens '.
1 Voici le passage de Bayle : « M. Arnauld emploie quatre
grands chapitres sur ce point; mais ceux qui auront compris
tant soit peu la doctrine du P. Malebranche s'étonneront sans
doute qu'on lui en fasse des affaires, et s'ils ne se souviennent
pas du serment de bonne foi que M. Arnauld vient de prêter
dans la préface de ce dernier livre, ils croiront qu'il a fait des
chicanes à son adversaire, afin de le rendre odieux du côté de la
morale. Car enfin il est aisé de connaître qu'il n'y a rien de plus
innocent et de plus certain que de dire que tout plaisir rend
heureux celui qui en jouit pour le temps qu'il en jouit , et que
néanmoins il faut fuir les plaisirs qui nous attachent au corps.
S'imagine-t-on qu'en disant aux voluptueux que les plaisirs où
ils se plongent sont un mal, un supplice, un malheur insup-
portable, non seulement à cause des suites, mais aussi pour le
temps où ils les goûtent, on les obligera à les détester. Baga-
telles; ils prendront un tel discours pour une parodie ridicule
et pour une pensée outrée d'un homme entêté , qui s'imagine
fièrement qu'on déférera plus à ses paroles qu'à l'expérience. Le
plus sur est d'avouer aux ^ens qu'ils sont heureux pendant qu'ils
ont du plaisir, aussi bien le croiront-ils, quelque chose qu'on leur
put dire. Il faut seulement, après cet aveu, leur représenter que,
s'ils n'y renoncent, ce bonheur présent les damnera. Mais, dit-on,
c'est la vertu, c'est la grâce, c'est l'amour de Dieu, ou plutôt
c'est Dieu seul qui est notre béatitude : d'accord, en qualité d'in-
strument ou de cause efficiente, comme parlent les philosophes;
mais en qualité de cause formelle, c'est le plaisir, c'est le con-
tentement qui est notre seule félicité. Que par une supposition
impossible on se représente un homme aussi vertueux que saint
Paul et condamné pour toujours aux mêmes tourments ([u'un
diable, aura-t-on l'imagination assez fausse ou assez subtile pour
trouver que cet homme est moins malheureux qu'un diable?
. BlBL. OR. — VllI 5
146 Bibliothèque (Jratoriennc
Le P. Malebranche soutient ([ue tout plaisir rend ac-
tuellement heureux ceux ({ui jouissent, pour le moment
qu'ils en jouissent et autant qu'ils en jouissent; mais que
néanmoins il faut s'en priver dans cette vie à cause des
suites qu'ils ont par rapport à l'éternité.
M. Arnauld veut au contraire que cette proposition
soit une maxime épicurienne, capable de corrompre toute
la morale et ((ue la restriction <ju"on y ajoute est illusoire. ,
M. Bayle, en parlant de ce hors-d'œuvrc du livre de
M. Arnauld, où il ne devait être question que de com-
battre la nécessité des lois générales dans l'ordre de la
nature, fait voir clairement l'innocence et l'évidence de
la maxime du P. Malebranche, la plus raisonnable que
l'on puisse avoir en celte matière. Car c'est une folie de
raisonner contre l'expérience manifeste. Chacun expéri-
mente qu'il est heureux lors(|u'il jouit du plaisir et d'au-
tant plus heureux ([ue son plaisir est plus grand ,
donc, etc.. Ainsi raisonnait i\l. Bayle, ce qui, joint à un
petit soupçon de mauvaise foi qu'il jette en passant sur
M. Arnauld , lui attira un avis public et fort sérieux de
la part de ce docteur.
Le P. Malebranche profila de leur (|uerclle, et, laissant
alors à M. Bayle le soin de le défendre sur l'article des
plaisirs qui ne venait à rien dans les réflexions critiques
de son adversaire, il s'attacha uni(iuement à ce qu'elles
contenaient d'essentiel ou dont il crut que le public
voulait qu'il se justifiât. Voyons s'il a montré dans le
choix des matières cette justesse d'esprit (jui le distingue
si fort de la plupart de nos auteurs.
on le pourra dire de bouche, njais oa ne comprendra rien à ce
qu'on dira. Tant il est vrai que la seule voie que nous concevions,
que Dieu puisse mettre eu usage pour nous rendre actuellement
et formellement heureux, c'est de communiquer à notre âme la
modilicalion qu'on appelle sentiment de plaisir. » (Août 1685.)
La Vie du R. P. Malebranche 147
Le premier volume des Réflexions philosophiques et
théologiques de M. Arnauld contient en substance :
1° Un avis touchant la réponse du P. Malebranche à
sa dissertation dont néanmoins il ne parle que sur la foi
de M. Nicole; un avant-propos où il rend raison de la
méthode qu'il a suivie dans son livre; un grand chapitre
préliminaire pour expli([uer les termes de la dispute, où
nous allons entrer.
2° Plusieurs longs discours (|ui tendent à prouver que le
P. Malebranche ruine la Providence divine par l'établisse-
ment de ses lois générales par rapport à l'ordre de la nature.
3° Diverses objections par-ci par-là répandues contre
le système de ces mêmes lois^
Tout le reste du livre (qu'on l'examine) est absolument
hors-d'œuvre et d'un esprit faux ({ui s'éloigne de son
but, si toutefois son but n'est pas de brouiller, car pour
cela il faut convenir que M. Arnauld a un talent rare
dans la métaphysique.
C'est pourquoi le P. Malebranche qui ne veut pas le
suivre dans ses égarements se borne à ce (jui a un rap-
port direct avec lui ou avec son traité. A ces trois chefs
que nous venons de marquer, il répond par trois lettres
adressées à M. de lloucy, comme les Réflexions de M. Ar-
nauld, pour décider juste, s'il a eu raison de s'en tenir là;
que l'on compare la critique et la réponse, ou qu'on ait
la bonté de croire ce que je vais dire ou plutôt transcrire
en abrégé sur l'une et sur l'autre"-.
* Les deux derniers chapitres du livre de M. Arnauld sont
employés à examiner les nouvelles preuves dont le P. Malebranche
s'est servi dans sa réponse au Traité (/es- vraies et des fausses
idées. M. Arnauld y fait voir aussi Lien que partout ailleurs un
raisonnement fort net et une vii^ueur d'esprit toute telle que s'il
n'avait que quarante ans. (Journal d'août 1685.)
2 Nous croirons sur jmrole le P. André, et omettrons cette
analyse qui n'a pas moins de trente-sept pages (o22 à 559 J.
148 Bibliothèque Oratorienne
Pendant que le P. Malebranche écrivait ses trois let-
tres au marquis de Saint-Preuil , en réponse au volume
des Réflexions philosophiques et théologiques, M. Arnauld
en écrivait neuf à lui-même, pour l'accabler du moins
par la multitude de ses écritures; c'était pour répliquer
à deux répliques de son adversaire : l'une à sa défense ,
l'autre à sa dissertation. Il semblait que M. Arnauld
voulût fatiguer le P. Malebranche, en ne lui laissant
point le loisir de se reconnaître; car ses lettres parurent
coup sur coup, de sorte que toutes les neuf se trouvèrent,
en trois mois, composées, imprimées, publiées. Le doc-
teur y prend un certain air d'honnête homme, doux,
chrétien, modéré, qui plaît toujours; et il sait si bien
d'ailleurs profiter de l'ascendant qu'il avait pris sur le
public, que, pour peu qu'on cesse d'être attentif au fond
des choses qu'il traite, on est entraîné par ses manières
imposantes à lui donner gain de cause. Mais quel est le
dessein de ces lettres? Voilà ce qu'il faut exposer en peu
de mots.
Dans la première, M. Arnauld exhorte le P. Malebran-
che à la paix, à la charité, à la modération, vertus dont
ce grand docteur, comme bien d'autres, donne toujours
plus de leçons que d'exemples.
Dans les trois suivantes, il recommence la guerre en
répondant à la réponse du P. Malebranche à sa disserta-
tion. Il emploie bien des efforts pour se laver du reproche
de calomnie, de déguisements, de ruses, etc., que lui
avait fait son adversaire. Mais il ne se sauve que par
mille détours, où il n'est pas besoin de le suivre. J'avoue
cependant que dans sa troisième lettre, il me paraît vic-
torieux du P. Malebranche en un point: ce père, pour
montrer non seulement qu'il admet en Dieu des volontés
particulières pour tous les bons effets qui arrivent dans
le monde, mais encore que Dieu en produit quelques-uns
La Vie du R. P. Matebranche 149
par des volontés particulières, et sans l'entremise des
causes occasionnelles, a distingué deux choses dans l'an-
cienne Loi. Le Décalogue, dont il esl dit qu'il fut gravé
sur la pierre par le doigt de Dieu, digito Dci, et les lois
cérénioniales ou figuratives, qui devaient être abrogées à
la venue de Jésus -Christ. Il croit que Dieu a écrit sur la
pierre le Décalogue ou la loi morale par une volonté par-
ticulière, à cause de cette expression de l'Ecriture : digito
Dci; mais il prétend que les lois cérémoniales ou figura-
tives qui devaient être abolies par l'Evangile, n'ont été
données de Dieu que par le ministère des anges, et par
consé(|Ucnt, par des volontés générales.
M. Arnauld lui montre 1" par l'Ecriture, que la loi
morale et la loi cérémoniale sont également attribuées à
Dieu, comme auteur, et aux anges, comme ministres.
Donc il faut dire que Dieu les a données l'une et l'autre
également par des volontés particulières, ou que Dieu ne
les a données ni l'une ni l'autre par de semblables vo-
lontés.
2" Par la raison que s'il fallait choisir entre ces deux
sortes de lois, laquelle on dcivrail dire avoir été inspirée
aux anges par une volonté particulière de Dieu, et la-
quelle par des volontés générales, il est évident (ju'on le
devrait assurer de la loi figurative, qui est arbitraire,
plutôt qu(î de la loi morale, qui est nécessaire. Car les
anges, ayant reçu ordre de gouverner les Juifs, pou-
vaient facilement trouver la loi morale dans la raison (|ui
les éclairait, puisque les autres législateurs l'y ont bien
trouvée sans miracle ; au lieu que la loi cérémoniale ,
étant destinée à iigurer Jésus-Christ et son Eglise en une
inlinité de manières diflerentes , demandait une étendue
de connaissances prodigieuses : connaissances de la na-
ture, connaissances de la grâce, connaissances des évé-
nements futurs, de plusieurs volontés libres de Dieu, de
150 Bibliothèque Oratorienne
plusieurs actions libres de Jésus-Christ, etc.. Je ne
crains point de fortilier l'argument de M. Arnauld, parce
que la vérité et la justice doivent l'emporter sur toute
autre considération.
Après avoir fait de grands efforts pour justifier sa dis-
sertation contre la réplique du P. Maleliranche, Arnauld
en fait de plus grands dans les trois lettres qui suivent,
pour répondre à celles qu'on avait opposées à sa défense,
en 1684. H y défend ses opinions sur la grâce, et attaque
celles de son adversaire, l'accusant de calomnie, non pas
pour lui avoir imputé des sentiments qu'il n'eut pas, mais
pour l'avoir voulu faire passer dans le monde pour un
novateur qui dogmatise, à cause qu'il soutient la grâce
invincible, laquelle il prétend faire partie de la foi catho-
lique. Sur quoi M. Arnauld l'exhorte fort chrétiennement
à lui faire au plus tôt réparation d'honneur.
Dans la huitième et dans la neuvième lettre , le doc-
teur critique entreprend de démontrer qu'il a eu raison
d'imputer au P. Malebranche qu'il admettait en Dieu,
non pas à la vérité une étendue matérielle, ce qu'il n'a,
dit-il, jamais avancé, mais une étendue formelle. On voit
ici que le grand Arnauld sent bien qu'il a tort, mais
qu'il n'ose tout à fait en convenir.
Le succès de ces neuf lettres , surtout des sept pre-
mières qui sont les mieux écrites, fut considérable. On
admirait la fécondité de la plume de M. Arnauld, qui, à
l'âge de soixante-quinze ans, enfantait tous les mois quel-
ques nouveaux ouvrages sur les matières les plus difliciles
de la philosophie et de la théologie. On pensait moins au
mérite de ses pièces qu'à leur nombre, on était si accou-
tumé à lui applaudir, qu'on le faisait par habitude, sou-
vent même sans savoir de quoi il était question. Les amis
du P. Malebranche en furent alarmés : ils craignaient que
ces applaudissements tumultuaircs n'achevassent ^e met-
i
La Vie du R. P. Malebrayiche 151
tre tout le public clans le parti de son critique. C'est
pourquoi il y en eut qui lui conseillèrent d'interrompre
quelque temps sa réponse aux Réflexions de M. Arnauld ,
pour répondre à ses lettres. Car, lui disait-on, comme
elles sont courtes et qu'elles paraissent une à une, elles
sont beaucoup lues, au lieu qu'on ne lit guère son gros
volume contre le Traité de la nature et de la grâce.
Le P. Malebranche ne fut point de cet avis ; il crut
qu'il fallait continuer de battre M. Arnauld dans son fort,
ou qu'il regardait comme tel , espérant que s'il avait le
bonheur de l'y vaincre, tout le reste ne tiendrait pas. De
plus , comme les petites lettres de son impétueux adver-
saire se suivaient quasi d'aussi près que les paroles d'un
même discours , il jugea qu'il était de la bienséance d'at-
tendre, pour lui répondre, qu'il eût cessé de parler. En-
tin, quoique ces lettres lui fussent adressées, il était
presque toujours le dernier à les recevoir. Il acheva donc
sa réplique aux Réflexions de M. Arnauld. Mais pendant
qu'il parait un coup, on lui en portait plusieurs autres.
Les lettres justificatives de M. Arnauld se multipliaient
de jour en jour; on les lisait ardemment, surtout les
trois qui regardent la grâce. M. de Meaux en ayant eu
connaissance, et se figurant le P. Malebranche tel qu'il
y était représenté, comme s'il eût fait un nouveau sys-
tème d'hérésie des erreurs contradictoires de Luther et
de Pelage, souhaitait avec lui une seconde conférence sur
les matières en question. Le P. Malebranche ne craignait
rien de ce côté-là; il ne soutenait autre chose que la doc-
trine du saint concile de Trente sur la liberté de l'homme,
sur le pouvoir de résister à la grâce, de la rejeter, d'y
rnan(|uer, de la rendre inutile. Néanmoins, connaissant
M. de Meaux pour thomiste rigide, il appréhenda de se
cominettre avec le prélat. Il s'en excusa d'abord par l'i-
nutilité ordinaire de ces sortes d'édairrissomonts de vive
152 Bibliothèque Oratorienne
voix. 11 allégua le respect ([u'il devait avoir pour un
évêque d'un si grand mérite, et auquel il craignait de
manquer dans une dispute, où l'on s'égale naturellement
à son adversaire, quel qu'il puisse être. Il ajouta que ses
ouvrages parlaient assez clairement pour tous ceux qui
ne cherchent que la vérité, et que pour les autres , il n'y
aurait jamais moyen de les satisfaire. Mais, comme on le
pressait un peu vivement, il refusa tout net la confé-
rence. Le prélat fut extrêmement piqué de ce second
refus. Le P. iMalebranche lui écrivit, pour l'apaiser, en
ces termes \..
M. de Meaux était honnête homme, droit, bienfaisant,
et se piquait d'une équité inaltérable. Il dit donc à un
ami du P. iMalebranche (c'était le marquis d'Allemans),
que, puisqu'il ne voulait point conférer avec lui, il allait
relire tous ses ouvrages pour en examiner de nouveau
les principes , mais qu'après avoir tout examiné sans
prévention, il ferait sans égard tout ce qu'il jugerait être
4 la gloire de Dieu. Le P. Malebranche fut ravi d'ap-
prendre la résolution du prélat. Car le plus grand de ses
désirs a toujours été qu'on l'examinât de près, pourvu
que ce fût sans prévention. Pour mettre donc son illustre
critique en état de mieux juger de ses sentiments sur
la grâce, il entreprit dans sa réponse aux lettres de
ftl. Arnauld, d'éclaircir à fond la matière, et de se bor-
ner là pour rendre le public plus attentif au vrai sujet de
la controverse. Ainsi, les quatre premières de ses lettres,
ne contenant presque rien que des justifications ou des
accusations personnelles qui n'intéressent pas fort le
monde, il en abandonna le jugement aux lecteurs équi-
tables. Les deux dernières eurent le même sort à peu
près pour la même raison , et parce que leur propre gali-
* La lettre manque malheureusement dans le manuscrit.
La Vie du R. P. Malebranche 153
matias suflit pleinement pour les réfuter. Au reste, on
s'en rapporte à quiconque les lira avec une connaissance
médiocre des sentiments du P. Malebranche, ou seu-
lement de saint Augustin sur les idées. Les cinquième ,
sixième, septième, sont les meilleures en tout sens, et
pour les choses, et pour la manière. Le P. Malebranche
crut donc avoir droit de s'y attacher uniquement, d'au-
tant plus que ces lettres , réduisant le jansénisme au tho-
misme, augmentaient considérablement les troupes de
son ennemi. Afin de les combattre avec succès, il fait
trois choses :
1° Après avoir attaché des idées distinctes aux termes
de la question sur la grâce efticace par elle-même, il
établit son sentiment et en démontre la conformité avec
celui de saint Augustin, le grand maître en cette matière.
2° 11 découvre manifestement l'énorme iniquité du re-
proche que lui fait M. Arnauld, que ses sentiments sur la
grâce sont un mélange monstrueux des erreurs de Lu-
ther et de Pelage.
3° Il prouve, au contraire, que c'est avec raison que,
dans la nécessité de se défendre contre un si redoutable
adversaire, il lui a reproché, avec beaucoup d'autres,
qu'il dogmatisait sur la grâce.
Ces trois points nous donnent quatre lettres, parce
que le dernier en fournit deux. Elles sont toutes fort
belles; et de tous les ouvrages qui ont été écrits sur
cette matière , c'est celui qui est le plus capable de met-
tre au fait sur les disputes de la grâce, sur le jansénisme,
sur le molinisme et sur le sentiment moyen qui est le
seul véritablement catholique ^
^ L'analyse qui suit va de la page 5G3 à la page 590. Dans
le temps que le P. Malebranche écrivait la troisième de ses let-
tres, il paraissait divers ouvrages contre M. Arnauld, entre
autres un volume d'observations sur la nouvelle défense de la
154 Bibliothèque Oralorienne
Le P. Malebranche met fin à cette lettre, en disant
qu'il est las d'écrire pour répondre à des livres qui n'at-
taquent, au lieu de lui, que de purs fantômes. « J'ai,
poursuit-il, exposé mes sentiments le plus nettement que
j'ai pu; j'en ai donné des preuves suffisantes. Le procès
que M. Arnauld me fait est de ma part tout instruit, que
l'on décide. Il est vrai qu'il nous fait encore espérer
deux volumes , outre les quatre premiers et les neuf let-
tres. Voilà bien des écritures. C'est de quoi différer long-
temps le jugement de l'affaire, et fatiguer les plus pa-
tients lecteurs. Cependant , si on veut attendre les deux
derniers livres, à la bonne heure. Mais pour moi, je dé-
clare que les premiers auxquels j'ai répondu, me don-
nent la hardiesse de dire que je consens que l'on juge,
sans attendre les réponses que je pourrai faire à ces deux
autres ^ . »
Cela est bien hardi , mais il est bien permis à un au-
teur de l'être , quand il y a évidence que la justice est
pour lui, et qu'il a de l'équité du public la bonne opinion
qu'on en doit avoir. Le P. Malebranche se trouvait dans
ces termes. Il voyait manifestement que M. Arnauld l'a-
version du Nouveau Testament de Mons. Elles sont du P. Le-
tellier, jésuite, fameux ennemi des jansénistes, vrais ou pré-
tendus; mais qui certainement n'eût jamais été si fameux s'il
n'eût été depuis (quand il devint confesseur du roi) en état de
les combattre autrement que par ses livres. On peut bien juger,
parle caractère de cet auteur assez connu dans le monde, que
sa bile artificieuse n'épargnait pas dans ses observations M. Ar-
nauld, fléau de la société (de Jésus) depuis plus de quarante ans.
En effet, il le presse très vivement, et quelquefois assez bien,
principalement sur l'article de la grâce invincible.
^ On sent, dit Fontenelle , que le génie de M. Arnauld était
tout à fait guerrier, et celui du P. Malebranche fort pacifique.
Il dit même en quelque endroit qu'il était bien las de donner
au monde un spectacle aussi dangereux que ceux contre lesquels
on déclatne le plus.
La Vie du R. P. Malebranche lo3
vait jusqu'ici critiqué sans le vouloir entendre, qu'il
n'avait bien réfuté aucun de ses principes ; que souvent
même il ne les attaquait pas, mais seulement des propo-
sitions incidentes qu'on pouvait lui abandonner sans pré-
judice du traité; qu'il ne s'était amusé qu'i"» déplacer de
ses livres quantité de passages, pour leur faire dire hors
de leur place tout ce qu'il lui plaisait ; qu'il avait même
tronqué quelques-uns de ces passages; qu'il leur avait
presque toujours donné un sens odieux que les termes ne
portent point; qu'il avait son fort à tout embrouiller par
des raisonnements vagues, par des citations de Pères or-
dinairement fort mal entendues; par des conséquences
vingt fois désavouées, et dont les prémisses, ou ne les
contenaient pas, ou n'étaient que dans l'imagination du
docteur qui les prête à son adversaire, pour avoir le
plaisir de remporter sur lui , ou du moins sur son fan-
tôme, une victoire facile. Supposant donc dans le public
de l'intelligence et de l'équité, l'auteur crut ne pouvoir
mieux faire que de solliciter un prompt jugement. D'ail-
leurs, il voyait que le monde se désabusait de jour en
jour, à mesure que ses principes devenaient familiers.
On ne s'effarouchait plus tant à la vue dos idées claires
qu'il présentait à l'esprit, au lieu des ténèbres péripaté-
ticiennes. La religion, qui paraît dans ses livres dans le
plus beau jour où elle eut jamais paru , lui faisait des
admirateurs de ceux qui n'osaient être encore de ses
partisans. La guerre qu'il soutenait depuis si longtemps
contre le redoutable I\L Arnauld, relevait beaucoup le
lustre de sa réputation, (jui avait un peu soullert, avant
qu'ils en vinssent aux mains. Ses réponses, qui conte-
naient toujours ou quelque nouvel éclaircisssement, ou
même quelque nouvelb; preuve de ses principes, lui atti-
raient une estime générale. On les lisait volontiers, et on
s'en laissait convaincre avec plaisir.
156 Bibliothèque Oratorienne
Les amis du docleur en furent ellrayés, et la iierté si
ordinaire à MM. les jansénistes ne les garantit point de la
peur en cette rencontre, surtout lorsqu'ils virent impri-
mer les quatre dernières lettres du P. Malebrancbe, qui
mettaient en plein jour l'erreur de leur système. Elles
jetèrent parmi eux l'alarme, et y causèrent une espèce
de schisme. Les uns déclamaient contre l'auteur, le re-
gardant avec indignation comme le nouveau protecteur
de la grâce résistible. Le fameux P. Quesnel fut de ce
nombre. Les autres s'en prenaient à M. Arnauld, qui, par
ses imprudentes attaques, s'était attiré sur les bras un
ennemi d'autant plus terrible, qu'il était plus pacifique
de son naturel, et par là plus croyable dans ses défenses.
Entre ceux-ci il y en avait encore de deux sortes : la
plupart, craignant M. Arnauld, se contentaient de mur-
murer tout bas; mais il y en eut d'autres qui, l'aimant
plus qu'ils ne le craignaient, le blâmèrent hautement ^
Celui qui le fit avec plus d'éclat, ce fut M. de Laval de
Boisdauphin, évèque de la Rochelle*, qui était trop sin-
cère pour dissimuler sa pensée, et trop généreux pour ap-
préhender les jansénistes. Il demandait publiquement de
quoi s'avisait M. Arnauld, à son âge, de s'attaquer à
un adversaire du mérite et de la vigueur du P. Male-
branche.
1 Plusieurs lui écrivirent pour l'engager à abandonner la dis-
pute, à laisser là le P. Male/jranche , et à combattre d'autres
adversaires , tels que l'auteur de la Politique du clergé, qu'on
attribuait au ministre Jurieu. On ne jmt rien obtenir sur M. Ar-
nauld, qui répondit souvent qu'il était jicrsuadé qu'il n'y avait
7'ien au monde de plus important que de combattre le P. Ma-
lebranche. Ses amis revinrent plusieurs fois à la charge, mais
toujours inutilement. (Adry.)
2 Ce prélat fut-il vraiment aussi janséniste que le fait sup-
poser le P. André? j'incline à croire que non. On trouvera sur
lui quelques détails dans les Archives de l'évêché de Luçon.
(Paris, Poussielgue, 1885.)
La Vie du R. P. Malebranche 157
C'est tout ce que j'ai pu apprendre de ce temps-là, par
rapport aux jansénistes. On peut bien juger que les mo-
linistes ne se taisaient pas. L'occasion était trop belle
pour ne pas se déchaîner contre M. Arnauld, qui les
traitait d'hérétiques. Mais, comme les mémoires qu'on
m'a fournis n'en disent rien de particulier, je viens aux
thomistes.
M. de Meaux, qui était à leur tète, s'en tenait toujours
au premier jugement qu'il avait porté du Traité de la na-
ture et de la grâce : il y trouvait à redire qu'on y raison-
nait trop. Cependant, comme, selon la promesse qu'il en
avait faite, il l'avait relu plus exactement avec les autres
ouvrages de l'auteur, il commençait un peu à revenir;
ce qui, joint à la favorable disposition du public, donna
lieu à un ami du P. Malebranche de lui en parler forte-
ment pour le désabuser, s'il était possible, de ses an-
ciennes préventions. Voici comme on raconte la chose
que l'on sait très certainement.
Pendant que tout Paris et toutes les grandes villes du
royaume où l'on se pique de science, ne s'entretenaient
que de la guerre de nos deux illustres auteurs, M. de
Meaux fit un voyage à Versailles avec quelques beaux es-
prits. On ne fut pas longtemps sans tomber sur l'entre-
tien à la mode. Il y avait parmi eux un partisan du
P. Malebranche, M. d'Allemans, qui avait bien médité sa
doctrine. Voyant que ces messieurs ne l'entendaient
guère et qu'ils applaudissaient un peu trop vite à la cen-
sure qu'en faisait le prélat, il leur demanda un moment
d'audience en faveur de l'accusé. On le lui accorda. Il
exposa les sentiments de l'auteur, tels qu'ils étaient ;
mais par cela même, tels que M. de Meaux ne les recon-
nut pas. 11 en convint; sur quoi l'ami du P. Malebranche
répondit qu'on le lui déguisait par malice ou par igno-
rance , quand on le faisait parler autrement : ce furent
158 Bibliothèque Oratorienne
ses propres termes. Pour convaincre M. de Meaux, il re-
prit l'explication du traité de son ami , il en établit tous
les principes, il en tira les véritables conséquences, il en
fit voir tous les avantages.
Le prélat avait de très grandes qualités : beaucoup
d'esprit, un grand sens, un cœur droit avec beaucoup de
science. Avec tout cela , il n'est pas difficile de concevoir
le P. Malebranche; il se mit donc son système dans la
tête, et il le répéta si juste ^ que l'ami commun s'écria :
« Pour le coup. Monseigneur, vous voilà bien près du
royaume de Dieu. » Là-dessus on arrive à Versailles, et
on se sépare fort contents l'un et l'autre : M. de Meaux
d'avoir compris, et l'ami du P. Malebranche d'avoir fait
comprendre. Mais apparemment ils se trompaient tous
deux.
Car, le lendemain, s'étant retrouvés ensemble avec
M. le duc de Chevreuse, ils recommencèrent à contester.
Il semblait que la nuit eût réveillé tous les préjugés de
M. de Meaux. Il proposa contre les sentiments du P. Ma-
lebranche les mêmes difficultés qu'il avait cru dissipées
la veille par les réponses qu'on lui avait données. M. le
duc de Chevreuse, qui se mêlait aussi d'être thomiste , se
rangea de son côté. On disputa chaudement, mais, selon
la méthode ordinaire, sans convenir de rien. Enfin l'ami
du P. Malebranche s'avisa de leur lire le quatrième cha-
pitre, de la réponse à M. Arnauld sur les Vraies et les fausses
idées. L'auteur y expose , avec une clarté merveilleuse ,
tous les principes de son Traité de la nature et de la
grâce, et marque à son critique les points qu'il doit atta-
quer pour bien réfuter cet ouvrage. Tout cela fut inutile
' Sans doute, dit avec raison M. Blampignon , pour con-
vaincre l'ami du P. Malebranche qu'il avait su le rmnprendre ,
car la plainte la plus ordinaire du philosophe était qu'on ne
saisissait pas ses principes. (Op. cit., p. 72.)
La Vie du R. P. Malehranche 159
contre des esprits si préoccupés , qu'ils regardaient leurs
préjugés comme des axiomes. Ils en revenaient toujours
à dire que la théologie devait être traitée par la positive
ou par la science des faits dogmatiques, par l'Écriture et
par les saints Pères, ajoutant (ju'on avait éprouvé dans
les derniers siècles combien l'école, avec ses raisonne-
ments creux, avait fait tort à la religion, et qu'il était à
craindre qu'on ne lui en fit encore, si on abandonnait ses
mystères à la direction de la raison humaine. Telle était
la pensée de M. de Meaux, quoique fort habile dans la
scholastique ordinaire.
Mais on lui répliqua que si l'école avait fait tort à
la vraie théologie, c'est qu'elle y avait introduit des prin-
cipes faux , en y admettant les principes d'une philo-
sophie païenne. Mais que ceux du P. Malehranche étant
très certains , et presque tous de leur propre aveu (car le
duc et le prélat se piquaient aussi de cartésianisme),
il était évident qu'il n'y avait rien à craindre de ce
côté- là.
M. de Chevreuse parut ébranlé de cette raison, d'au-
tant plus ({u'il venait de lire la première des quatre
lettres dont nous venons de faire l'analyse, et où le
P. Malehranche, après avoir exposé très nettement ses
sentiments sur la grâce, en montre la conformité avec
ceux de saint Augustin. Ce duc la fit voir à M. de Meaux,
qui la lut deux fois de suite, et en fut charmé. Après
quoi il déclara expressément à l'ami du l'. Malehranche,
que si cet auteur ne voulait dire dans son traité que ce
qu'il disait dans sa lettre, on n'avait rien à y reprendre
sur l'article de la grâce; qu'il expliquait parfaitement
saint Augustin, qu'il avait pris tout juste dans son vrai
sens, et que dans ce petit ouvrage il était un théologien
véritablement positif, tel (ju'il eût souhaité tous les doc-
teurs catholiques.
160 Bibliothèque Oratorienne
L'ami du P. Malebranche, voyant le prélat en si beau
train, ne s'en tint pas là : il le jeta incontinent sur le
point fondamental du Traité de la nature et de la grâce ^
c'est que Dieu agit généralement par des voies générales ;
pour peu qu'on ait d'esprit et de bonne foi , il n'est pas
possible d'en disconvenir. La nature a ses lois constantes,
la grâce a les siennes. L'expérience le prouve aussi bien
que la raison. M. de Meaux en convint; il avoua même
qu'il était plus digne de Dieu d'agir par des vues géné-
rales, simples, constantes, uniformes, que par toute
autre voie qui n'aurait point ces divins caractères; que
ce qu'en avait dit le P. Malebranche, dans l'ordre de la
nature, était vrai, et que ce qu'il en disait dans l'ordre
de la grâce, le serait aussi, pourvu qu'il ajoutât que
Jésus -Christ, qui en était la cause occasionnelle ou dis-
tributive, était déterminé en tout et partout dans son ac-
tion, par les ordres de son Père. Pour le contenter, on
n'eut qu'à lui répéter les propres paroles de l'auteur, qui
ne nia cette vérité que dans les livres calomnieux de ses
adversaires. Voilà où finit la dispute. M. de Meaux en
parut content; mais, dans le fond, il avait toujours sur le
cœur le refus que lui avait fait le P. Malebranche de
conférer avec lui sur son traité autrement que par
écrit.
Les choses en étaient en ces termes , lorsque les deux
derniers volumes des réflexions de M. Arnaud vinrent à
paraître. Il était temps, car sa réputation commençait un
peu à soulfrir de ce qu'après tant de fanfares il n'avait
attaqué le Traité de la Nature et de la grâce que par les
dehors, ou par les girouettes, ou du moins par les en-
droits qu'on lui pouvait abandonner sans risquer le corps
de l'ouvrage. Tout ce qu'il avait dit dans son premier
volume sur la nature n'avait point touché à la question
principale. Mais dans ses deux derniers livres il venait
La Vie du R. P. Malebranche 161
plus au fait, et quoique de temps en temps il s'égare au
gré de sa plume comme tous les écrivains rapides il ne
laisse pas quelquefois de prendre son homme par le dé-
faut de la cuirasse.
Dans le deuxième volume des Béflexions philosophiques
et théologiqiies, M. Arnauld attaque le traité du P. Male-
branche par trois endroits.
i" Sur ce qu'il prétend que le principal des desseins
de Dieu dans la création du monde, c'est l'Incarnation de
son Fils et par conséquent que le Verbe divin se fût in-
carné quand même le premier homme n'eût point péché.
Le docteur cite là contre dix Pères de l'Eglise, mais dont
la plupart ne veulent rien dire autre chose, sinon que le
Verbe n'eût point pris une chair mortelle, si nous n'a-
vions point eu de péché à expier par sa mort. C'est une
opinion fort ancienne dans l'Église. Aussi voilà déjà bien
de l'érudition perdue , pour montrer que c'est une nou-
velle pensée du P. Malebranche.
2° Sur ce qu'il prétend qu'il n'y a point, comme le
voudraient MiÂl. les jansénistes, de prédestination abso-
lue, purement arbitraire et indépendante de la sagesse
et de la prescience divines. M. Arnauld est là-dessus plus
fort que sur tout le reste. Mais qu'on y prenne garde,
c'est ordinairement parce qu'il impute au P. Male-
branche de soutenir que Dieu ne veut point en particu-
lier le salut de ses prédestinés, car ce docteur, dont la
grande mémoire embarrasse un peu le jugement dans les
matières abstraites, n'a jamais su distinguer entre avoir
des volontés particulières et agir par des volontés parti-
culières. Ce qui est pourtant essentiel au système qu'il
attaiiuait et ce que peu de personnes veulent bien com-
prendre.
3" Sur ce ([u'il prétend que la nature de la grâce est
telle, que la volonté humaine la peut accepter ou rejeter,
162 Bibliothèque Oratorienne
comme il lui plaît, pour la rendre inutile par sa rési-
stance, et par conséquent que toute grâce n'a point l'ef-
fet pour lequel elle est donnée , puisque toute grâce
n'emporte point le consentement de l'homme, qui est évi-
demment la fin unique dans l'intention de Dieu. On ne
dit pas toujours le consentement d'une conversion totale,
car on avoue que , selon le cours ordinaire de la Provi-
dence, Dieu ne convertit le cœur que par degrés. La foi
commence, l'espérance perfectionne, l'amour achève.
Mais on soutient qu'il y a des grâces de Jésus- Christ qui
ne sont point efficaces et qu'il n'y en a aucune qui soit
invincible. Les lecteurs qui sont au fait du jansénisme
devineront bien que M. Arnauld attaque ces principes
avec toutes les forces de son esprit et avec toutes les
adresses de sa rhétorique. On les avertit qu'ils trouve-
ront dans ses discours plus de raisonnements que de rai-
sons.
Mais cela n'est rien au prix de ce qu'on voit dans le
troisième volume des Réflexions. Le docteur y entreprend
le P. Malebranchc sur ce qu'il veut que Jésus-Christ, en
tant qu'homme, soit non seulement la cause méritoire,
mais encore la cause occasionnelle de la grâce. Là il
trouve des mystères, des contradictions, des absurdités,
des erreurs et même des hérésies. Et comme dans son
second volume il avait songé de prouver au monde que
le Traité de la nature et de la grâce était pélagien, parce
qu'il n'admet ni la grâce invincible ni la prédestination
gratuite au sens des jansénistes, il tâche ici de montrer
qu'il est nestorien, parce qu'il distingue à toute heure
la personne de l'Homme-Dieu, ses deux natures et ses
deux volontés ou opérations; c'est-à-dire parce qu'il ne
veut être ni eutychéen ni monothélite. M. Arnauld pa-
raît si effrayé de ce fantôme hérétique à qui il donne
le nom de son adversaire, qu'il fait trembler par contre-
La Vie du R. P. Malebranche 163
coup tous ses lecteurs. Surtout il admire que le F. iMa-
lebranche ose chercher hors de la volonté arbitraire de
Dieu des raisons de la prédestination des saints et de
l'inégale distribution de la grâce. 11 en paraît tout de
bon fâché et là- dessus il lui applique le beau passage
de saint Augustin : Tu quœris rationem, ego expavesco al-
titudinem; tu ratiocinare, ego miror; tu disputa, ego cre-
dam; altitudinem video, ad profundum nonpervenio. Ajou-
terai-je, continue M. Arnauld ce qu'ajoute ce Père
et qui est encore plus terrible : Si inscrutabilia scrutari
venisti, si investigabilia investigare venisti, crede , nam pe-
risti. Après quoi, laissant là M. le marquis de Saint-
Preuil , à qui jusqu'alors il avait toujours parlé dans
son livre, il s'adresse tout à coup au P. Malebranche,
pour l'exhorter enfin à se rendre et à rétracter ses er-
reurs. Il les réduit à deux qui sont véritablement des im-
piétés abominables. Mais nous en parlerons en temps et
lieu.
Par ce qu'on vient de dire , on voit bien que ces der-
niers volumes de M. Arnauld devaient avoir plus de suc-
cès que tous les autres. Les matières qu'il y traite sont
plus intéressantes, la manière un peu plus nette et plus
méthodique, le style plus serré, les tours plus ingénieux,
les coups qu'il frappe mieux conduits, quoique pour l'or-
dinaire il ne touche pas aux parties nobles du livre
qu'il attacjue; je veux dire aux principes. Car M. Arnauld
s'arrête presque toujours à des propositions incidentes ;
mais il a l'adresse de les confondre avec les fondements
du système de son adversaire, conqUant beaucoup, en
homme expert, sur la crédulité de la plupart des lec-
teurs. Il ne se trompe point. Ses deux livres et ses deux
avis (ju'il y avait mis à la table pour le P. MaUîbranche
eurent tout l'ellet ({u'il s'en était promis. Ils s'imposè-
rent au public, ils effrayèrent ({uelques gens de bien, ils
164 Bibliothèque Oratorienne
regagnèrent à M. Arnauld plusieurs de ces sortes d'es-
prits qui dans les disputes des savants sont toujours pour
le dernier qui parle.
Les jansénistes triomphaient; ils crurent pour le coup
le P. Malebranche terrassé, et en effet il devait l'être.
Les nouvelles réflexions qui venaient d'être publiées
avaient causé à son égard un bouleversement effroyable
dans les esprits, car on ne pouvait se figurer ni que le
grand Arnauld n'entendît pas le P. Malebranche, ni que,
l'ayant bien entendu, il lui attribuât des sentiments qu'il
n'eut jamais : c'était un double paradoxe trop révoltant
pour qu'on le voulût éclaircir. De plus le petit nombre de
ceux qui se désabusaient par la confrontation des livres,
n'osaient presque parler. La réputation du grand Ar-
nauld, l'autorité de M. de Meaux, les clameurs d'un
parti nombreux leur inspiraient le silence. Enfin les
choses étaient au point que nous l'apprend le P. Male-
branche lui-même dans une de ses lettres, où il avoue
que M. Arnauld avait une armée de partisans et que
pour lui il n'était seulement pas en état de lever des
troupes. Mais on dira que le P. Malebranche n'avait donc
qu'à répondre aux RéflexioJis critiques de son adversaire;
mais il fallait auparavant les trouver. Ce qui n'était pas
si facile qu'on le pouvait croire. Les nouveaux livres de
M. Arnauld ne se vendaient point publiquement à Paris.
Il n'y avait que des libraires affidés, ou des amis qui les
eussent. Il est vrai qu'ils avaient soin de les distribuer,
mais c'était à d'autres personnes affidées qui les don-
naient à leurs semblables, qui se chargeaient en récom-
pense de les vanter à tout l'univers. De sorte que le
P. Malebranche, d'ailleurs fort difficile à remuer, se
voyait contraint de laisser M. Arnauld maître de la cam-
pagne. C'est ce qui lui fit dire un jour avec cet air tran-
quille qui ne l'abandonna jamais au plus fort de la mê-
La Vie du H. P. Malebranche 165
lée : « Assurément M. Arnaukl gagnera, car il joue tout
seul. »
Cependant le grand bruit réveilla enfin sa paresse na-
turelle. Il lit faire tant de recherches qu'il trouva le
troisième volume des Réflexions : c'est le plus fort des trois.
Comme il parle de Jésus-Christ, le sujet du monde le
plus intéressant pour des lecteurs chrétiens, il était fort
lu, et comme naturellement on se fie aux auteurs pour
les faits qu'ils rapportent, sur ce préjugé naturel on y
prenait du P. Malebranche une idée qui faisait peur.
Lui-même ne le put lire sans frémir, à la vue du fantôme
horrible qu'on lui avait substitué pour effrayer le pu-
blic. 11 résolut donc de le dissiper au plus tôt et de mon-
trer le vrai Malebranche à tous ceux qui voudraient ou-
vrir les yeux. Deux choses le portèrent à ne point attendre
qu'il eût trouvé le deuxième volume, avant que de ré-
pliquer au troisième : premièrement parce que la ma-
tière de la grâce avait été suffisamment éclaircie dans
ses derniers écrits, et en deuxième lieu parce que M. Ar-
nauld lui-même estimait ce troisième volume plus que
tous les autres : il était le premier à le dire. On le redit
au P. Malebranche, qui ne différa point y répondre, espé-
rant que s'il le réfutait bien, ce qui était très facile, il
renverserait la plus forte batterie de M. Arnauld, et que
par là désormais la victoire de son innocence ne serait
plus douteuse'. Mais pour se justifier avec succès il ne
fallait point faire un gros livre; il aurait couru risque de
n'être point lu, il était donc nécessaire qu'il se bornât.
M. Arnauld dans son troisième volume des Réflexions
avait fait une chose ([ui autorisait le F, Malebranche à
prendre ce parti. Exact et précis contre sa coutume, qui
1 l'Iirasc extraordinaire. (P. Leloug,}
166 Bibliothèque Oratorienne
est en écrivant d'être un peu vague et ditTus, il avait
dans la conclusion de son ouvrage réduit à deux points
capitaux tout ce qu'il trouvait le plus à redire dans le
traité de son adversaire sur la personne adorable de
Notre-SeigURur Jésus-Christ. Le docteur se croyait là-
dessus si assuré de vaincre, qu'il n'appréhenda point de
borner à ces doux articles toute la dispute qui regardait
la cause occasionnelle de la grâce. Le P. iMalebranche en
fut ravi et s'y arrêta volontiers à son exemple, bien sûr
de son côté que M. Arnauld avait tort; mais comme l'avis
qu'on lui donne à la tête du volume était des plus pro-
pres à lui fournir un exorde, c'est par là qu'il entre en
matière. Et parce que dans ses réponses il n'avait point
encore parlé directement à son terrible critique, il se
résout ici à lui adresser la parole \
Il paraît que le P. Malebranchc écrivait encore cette
lettre, lorsque, après bien des recherches, il trouva le se-
cond volume des Réflexions. Nous en avons donné une
idée sufHsante. Avant que de le lire il avait dessein d'y
répondre. Mais l'ayant lu et n'y ayant vu, comme dans
les autres, que des méprises grossières, que des écarts
infinis ou des raisonnements vagues, déjà renversés plu-
sieurs fois, il changea de résolution. Il envoya sa pre-
mière lettre toute seule à l'imprimeur, néanmoins, parce
que ce volume n'avait pas été mal reçu du public et qu'il
portait en tête un avis que M. Arnauld adressait à lui
personnellement, il en écrivit une seconde fort courte à
son importun moniteur. Voici en deux mots ce qu'elle
contient :
1° Le P. Malebranche répond à l'avis de M. Arnauld
qui lui conseillait de faire à ses critiques de plus amples
réponses , qu'il espère que sans se donner tant de peine ,
* L'analyse qui suit va de la page 598 à la page 631.
La Vie du /?. P. Maiebranche 167
ni aux lecteurs, le public lui rendra justice, que de sa
part le procès est suffisamment instruit; que les mé-
chantes causes ont besoin de grands discours pour se
soutenir du moins par l'embarras des paroles, mais qu'il
n'en est pas ainsi de la vérité, et qu'il suffit de l'expoper
nettement pour la faire triompher.
2" Pour ce qui est du livre lui-même, il déclare à
M. Arnauld qu'il croit déjà l'avoir réfuté par avance dans
sa réponse à la dissertation ; que si néanmoins il veut lui
marquer précisément ce qu'il y trouve lui-même de plus
fort, il tâchera aussi d'y répondre exactement; qu'au
reste ce n'est point par mépris, ni pour ses critiques, ni
pour sa personne qu'il demeure dans le silence, après
lui avoir si longtemps parlé; mais uniquement par la
confiance que lui donne la vue de la vérité et par quel-
ques autres considérations : par où il me semble qu'il
désigne les égards qu'il était obligé d'avoir pour sa Con-
grégation, où M. Arnauld avait des amis considérables
par leurs mérites et par leurs emplois.
Quoi qu'il en soit, le P. Malebrancbe eut tout lieu d'être
content du succès de ces deux lettres et des quatre pré-
cédentes qui furent imprimées presque en même temps ^
M. Arnauld ne jugea pas à propos d'y répliquer ni de
montrer à son adversaire, comme on l'en avait prié, le
plus fort endroit de son second volume, afin ([u'il y ré-
pondit. Il persista toujours à vouloir qu'on le suivît pied
à pied dans tous ses écarts et, si j'ose ainsi parler, dans
toutes les caracoles qu'il fait sans cesse autour de la ques-
tion principale. Le P. Maiebranche, au contraire, crut
qu'il était de son avantage, ou plutôt de l'avantage de la
vérité qu'il soutenait, de se tenir ferme dans son poste
sans prcnch'c le change; de sorte qu'il se contenta d'y
' RoUerdam, Leers, 1687.
168 Bibliothèque Oralorienne
attendre l'ennemi. M. Arnauld ne l'y vint point attaquer;
et contre toute espérance on vit entre ces deux héros une
espèce de suspension d'armes qui dura environ dix ans.
Du côté du P. Malebranche on n'en fut pas surpris, on
était persuadé qu'il n'aimait que la paix : on le sent assez
par ses défenses. Mais on doute fort que M. Arnauld fût
demeuré dans le silence, si ses amis, quoique toujours
triomphants en apparence, ne lui eussent fait entendre
que dans cette guerre il n'y avait qu'à perdre pour lui.
En effet, si les livres de ce docteur véhément remuaient
d'abord le public en sa faveur, les réponses de son adver-
saire apaisaient aussitôt l'orage ou le faisaient même re-
tomber sur celui qui l'avait excité. Mais ce qu'on y trouve
déplus admirable, c'était la justesse avec laquelle il pre-
nait dans les criti(jues de M. Arnauld le point précis à
quoi il fallait répondre^ ; son application à démêler toutes
les équivoques du langage, (|ui sont toujours les plus
forts arguments qu'on lui propose, son ingénuité, sa
bonne foi, sa candeur, sa piété humble et modeste,
jointes à la plus haute élévation d'esprit , et enfin sa faci-
lité extraordinaire à résoudre par un petit nombre de
principes siruiples les plus embarrassantes difficultés de
la théologie. Ce dernier talent fut celui qui lui attira le
plus de lecteurs. On ne pouvait se lasser d'admirer une
philosophie, qui, réunissant l'ordre de la nature et de la
grâce dans un même dessein sous la conduite d'un
Homme-Dieu, donnait une si grande idée de la Provi-
dence. C'est ce qui fit dire à un bel esprit de ce temps-là,
que la facilité avec laquelle le P. Malebranche répond
par des principes aux difficultés les plus désespérantes de
la théologie, n'était pas une petite preuve de la vérité de
1 Ses lettres sont vives, serrées, et frappent toujours droit au
but. (Bayle.)
La Vie du R. P. Malebranche 169
sa doctrine. Quand je considère ce beau système, ajou-
tait-il, j'ai de la peine à me persuader qu'un monde où
il paraît tant de sagesse ne soit pas celui que le Créateur
a fait.
Ce jugement avantageux devint alors assez commun
dans Paris, et une conversation qui se tint chez M. le
Prince n'aida pas peu à la confirmer. C'est ce que nous
apprenons d'une personne qui s'y trouva. Elle raconte
ainsi la chose : ayant suivi le duc de Chevreuse à l'hôtel
de Condé, alors le rendez-vous de tous les beaux esprits,
on ne fut pas longtemps sans tomber sur le chapitre à la
mode de la guerre de M. Arnauld et du P. Malebranche.
On se partagea, comme il arrive d'ordinaire, selon ses
lumières ou ses inclinations. M. le Prince avait tout lu
de part et d'autre; ce qui, joint à la pénétration extraor-
dinaire de son génie supérieur, le mettait en état de rai-
sonner en maître sur le sujet de la dispute, mais en
même temps avec une modestie qui lui seyait d'autant
plus qu'il était plus élevé au-dessus des personnes à qui
il parlait. On ne laissait point de l'entendre, lorsqu'il
finit en propres termes (ce sont les paroles de mon au-
teur), « qu'il fallait avouer que M. Arnauld et le P. Ma-
lebranche avaient tous deux de l'esprit infiniment; qu'il
n'y avait que M. Arnauld qui pût écrire contre le P. Ma-
lebranche et que le P. Malebranche qui pût répondre à
M. Arnauld; qu'à la vérité M. Arnauld avait cet avan-
tage sur le P. Malebranche, qu'il l'avait fait expliquer,
quoique bien glorieusement pour ce père et utilement
pour tout le monde; qu'enfin le P. Malebranche était le
plus grand métaphysicien qui fût sur la terre et qu'il ne
connaissait pas de meilleur logicien que M. Arnauld,
ajoutant néanmoins, toujours, qu'il n'était pas assez
habile pour se faire le juge de leurs démêlés théologi-
ques. » Cela veut dire en bon français que M. Arnauld
6*
170 Bibliothèque Oralorienne
dans les matières abstraites est un grand raisonneur et
le P. Malebranche, l'homme du monde le plus péné-
trant pour saisir les premiers principes de la raison. Je
souscris volontiers à ce jugement.
La conversation de l'hôtel de Gondé se répandit bientôt
ailleurs et donna lieu à une pareille qui se tint chez
M. de Meaux. On y convint de toutes les qualités que
M. le prince avait données au P. Malebranche, en ajoutant
de plus qu'il était l'auteur du siècle qui écrivait le mieux.
M. de Meaux était vif, mais naturellement bon comme le
sont tous les grands hommes. On ne peut croire que la
jalousie d'écrivain entrât dans l'aversion ([u'il avait prise
pour les principes du P. Malebranche, car certainement
de ce côLé-là il n'avait rien à envier à personne. Il té-
moigna donc à ceux ([ui lui en parlaient si avantageu-
sement, ([u'il estimait beaucoup ce philosophe, qu'il était
comme il avait toujours été, dans la disposition de lui
rendre justice en toute rencontre; que pour cela il avait
souhaité de conférer avec lui sur son Traité de la nature
et de la grâce, et qu'il le souhaitait encore malgré ses re-
fus ; qu'on n'avait qu'à l'en informer.
En eiïet, on rapporta au P. Malebranche ce qu'avait
dit M. de Meaux, que ce prélat était bien revenu à son
égard, qu'il avait relu ses ouvrages plus exactement,
qu'il paraissait enlin disposé à écouter raison. Le P. Ma-
lebranche dont un des principaux talents était de se con-
naître en hommes, avait beaucoup de peine à croire un
changement si prompt dans un évêque, bel esprit et
habik", qui se voyait regardé comme l'oracle dans l'E-
glise. Néanmoins, animé par la faveur du public qui re-
venait de jour en jour de ses préventions par la lecture
de ses défenses contre M. Arnauld , se sentant d'ailleurs
fortitié par les nouvelles méditations, que son fameux
critique lui avait donné lieu de faire sur ce qui parais-
La Vie du R. P. Malehranche 171
sait le plus faible dans son traité, et voulant aussi conten-
ter un prélat dont il estimait le mérite et révérait la di-
gnité, il se rendit aux instances de ses amis. Il alla voir
M. de Meaux : grands compliments, quelques petits re-
proches et puis on entra en matière. Le prélat réduisit à
deux points toutes ses ditiicultés sur le Traité de la nature
et de la grâce. Le premier regardait la puissance qu'a Dieu
de faire un autre ordre de choses. Le P. Malebranche y
répondit par ses principes, de manière que M. de Meaux
n'insista plus sur cet article. Il passa au second qui regar-
dait la prédilection de Dieu pour ses élus, laquelle ne lui
semblait pas compatible avec le système des volontés gé-
nérales. Il faut convenir que M. de Meaux prenait le traité
par son faible le plus apparent. On disputa là-dessus près
d'une heure assez vivement de part et d'autre ; mais enfin
le P. Malebranche, ayant développé ses principes, qui
démontrent que, dans son système. Dieu a autant de pré-
dilection pour ses élus que dans celui des congruistes
si bien reçu dans les écoles, M. de Meaux lui dit qu'il
penserait à ses réponses et que, s'il y trouvait encore de
la difficulté, il les lui proposerait. On se quitta sans aller
plus loin , assez contents l'un de l'autre. Mais les diffi-
cultés qui vinrent au prélat après le départ du P. Male-
branche le lui rendirent plus contraire que jamais. Bel
esprit et habile, plus accoutumé aux controverses qu'à la
métaphysique, il ne pouvait se figurer que personne
comprît ce qu'il ne comprenait pas, ou qu'on dût regar-
der comme vrai ce qui lui semblait faux. Sur ce grand
priniipe il se résolut d'écrire contre notre auteur. 11
écrivit en etlet, mais ayant montré son ouvrage à un ami
' sincère, cet ami lui fit voir qu'il ne prenait pas bien les
sentiments du P. Malebranche; que cela lui ferait un
tort infini dans le monde, et que M. Arnauld en était un
exemple qui devait faire trembler quiconque. Il n'en
172 Bibliothèque Oralorienne
fallut pas davantage pour faire tomber la plume des
mains de M. de Meaux, docilité rare dans un homme de
son mérite et de son caractère; car, en matière d'ou-
vrage, qui est-ce qui demande conseil pour le suivre?
i
CHAPITRE VI
Arnauld publie contre Bayle ses Dissertations sur le prétendu
bonheur des sens (1687). — Nouveaux adversaires du Traité
de la nature et de la grâce. — Malebranclie compose les En-
tretiens sur la métaphysique et sur la reliyion (1688). — Dom
Lamy en communique une copie à Bossuet. — Condamnation
à Rome du Traité de la nature et de la grâce (1690). — Le
rapporteur du consulteur de la congrégation de l'inde-x.
Cependant M. Arnauld , au lieu de faire tête au P. Ma-
lebranclie qui venait de le mettre encore sur la défen-
sive, tournait ses armes d'un autre côté. Il faut se
rappeler ici ce que nous avons dit ailleurs^ de l'auteur
des Nouvelles de la république des lettres, qui avait osé
prendre contre ce docteur le parti de son adversaire sur
la question du plaisir : savoir si de sa nature il rend
l'homme formclKment heureux dans le temps qu'il en
jouit et autant qu'il en jouit; que cet auteur avait fait
entendre que ceux qui comprennent un peu le sentiment
de notre philosophe, pourront regarder comme une chi-
cane la querelle que lui fait là -dessus M. Arnauld, s'ils
ne se souviennent du serment de bonne foi qu'il prèle à
la tête de son premier volume des Réflexions; qu'il avait
ajouté que M. Arnauld ne croyait ni science moyenne ni
1 Page 144.
Bibliothèque Oralorienne
liberté d'indifterence; enfin que tout cela lui en avait
attiré un avis fort sérieux, en octobre 1683. Il y avait
répondu fort honnêtement, ayant même envoyé sa ré-
ponse manuscrite à M. Arnauld. 11 y démontre la thèse
du P. Malebranche qui sera toujours une notion com-
mune. 11 y fait voir au docteur avec un tour ingénieux,
mais bien à lui, qu'il a aussi raison sur le second ar-
ticle, quoique pour lui il ne soit pas du nombre de ceux
qui le soupçonnent de chicane. 11 y témoigne sa surprise
de ce qu'il trouve mauvais qne l'on dise que Ton ne tient
point de science moyenne , vision espagnole, dit-il, s'il
en fut jamais, et que pour ce qui regarde la liberté d'in-
différence, qu'il n'avait prétendu dire autre chose, sinon
que M. Arnauld était bon thomiste sur la liberté; mais il
conclut assez malignement que les calvinistes sont en
cela aussi catholiques que lui^ On jugera bien que
M. Arnauld ne laissa point sans réplique cette réponse
de M. Bayle. II y opposa un écrit intitulé Dissertation sur
le prétendu bonheur des sens (1687), titre certainement qui
promet plus que l'ouvrage ne donne; on en sera surpris
si on veut bien prendre la peine de le lire. Mais on le sera
bien plus de voir que M. Arnauld, après avoir prouvé par
mille chicanes qu'il n'avait point chicané le P. Male-
branche sur la nature du plaisir, témoigne être content
de l'explication de M. Bayle sur ce qu'il lui avait attribué
de ne point tenir de Hberté d'indifférence.
« Je n'ai plus rien à vous dire. Monsieur, dit-il, en
1 Bayle dit ailleurs qu'il n'y a point de détour, ni de faux
fuyant dans le syslème des thomistes (pouvoir prochain qui n'a
jamais d'effet) dont les protestants ne se puissent servir s'ils
veulent; et, par conséquent, ils se pourront accommoder de la
décision du concile de Trente sur la liberté aussi bien que les
Jacobins et le Port-Royal, preuve certaine qu'il est quelquefois aisé
de se jouer des saints canons. — C'est un protestant qui parle.
La Vie du R. P. Malebranche 175
concluant sa réplique , sur ce que vous avez attribué à
M. Arnauld de ne point connaître de liberté d'indiffé-
rence. On est content de la déclaration que vous faites
que vous n'avez pas là prétendu rien autre chose que de
marquer qu'il n'était point du sentiment des molinistos,
mais de celui des thomistes sur la nature de la liberté. »
On sera, dis-je, sans doute surpris de ce qu'un docteur
catholique et qui se piquait si fort de l'être, n'a rien ré-
pondu à l'odieuse comparaison que fait M. Bayle du
thomisme avec le calvinisme. Il devait pour le moins
dire ce qu'un certain auteur met à la bouche d'un tho-
miste en pareille rencontre, pour le tirer d'un si mauvais
pas, que puisque l'Église condamne les calvinistes et
qu'elle ne condamne pas les thomistes, il faut bien qu'il
y ait entre eux de la différence; mais cela n'eût point
accommodé son jansénisme, qui se trouvait alors en
France, dans l'esprit de bien des gens, dans le même
cas que le calvinisme.
Nonobstant son embarras, qui n'est que trop visible
dans sa prétendue dissertation, M. Arnauld ne laisse pas
de se vanter en passant que le P. Malebranche n'avait
rien répondu à ce qu'il lui avait objecté sur la nature des
plaisirs sensibles et sur bien d'autres articles. Mais les
moins éclairés s'aperçurent bien que c'est là une ruse de
guerre, pour faire sortir l'ennemi hors de ses retranche-
ments. Le P. Malebranche avait l'esprit trop fin pour s'y
laisser prendre. Il crut avec bien d'autres qu'il ne fallait
point suivre son adversaire dans toutes ses caracoles,
qu'il suftisait de le combattre dans le champ de bataille
que lui-même avait choisi, et qu'il valait mieux s'en tenir
là que de s'égarer avec lui dans des questions étran-
gères.
M. Arnauld ne fut pourtant point sans consolation
dans sa déroute. Car cuire que son parti criait toujours
176 Bibli'jlliéque Oratorienne
victoire, il lui vint un nouveau renfort des deux partis
contraires de la chrétienté; M. de Villemandi% du côté
des hérétiques, et M. de Fontenelle, du côté des ortho-
doxes, se déclarèrent contre le P. Malebranche : le pre-
mier dans son livre de ÏEfficace des causes secondes, et
l'autre dans ses Doutes sur le système des causes occasion-
nelles.
C'était attaquer par les fondements le Traité de la
nature et de la grâce; car si Dieu n'est point la seule cause
véritable qui agisse d'elle-même par une efficace propre,
tout le système tombe. Mais la difficulté est de prouver
aux cartésiens que les démonstrations de M. Descartes
sont des paralogismes; c'est néanmoins ce qu'avaient en-
trepris ces deux messieurs : l'hérétique par la foi et le
catholique par la raison. Je renvoie aux livres mêmes
ceux qui douteraient du paradoxe que j'avance. Car si
peu qu'on ait d'esprit pour ces matières, on trouvera
qu'ils ne peuvent rien ni l'un ni l'autre par rapport à
leur fin principale, qui est de montrer que les êtres créés
peuvent agir hors d'eux-mêmes par une force véritable-
ment efficace ou qui réellement influe quelque chose
dans son effet. Le P. dom François Lamy, bénédictin,
dont nous parlerons dans la suite, en démontra le faible
dès ce temps-là par divers écrits qui ont été depuis im-
primés * sous le nom de Lettres philosophiques . Je ne sais
pourquoi ils ne le furent pas alors, car ils sont très
solides , assez bien écrits et d'une clarté qui fait plaisir.
Mais quoique ni M. de Villemandi , par ses vieux pré-
jugés qu'il prenait pour autant d'articles de foi, ni M. de
Fontenelle % par son style badin, dont l'agrément sen-
1 Réfugié français.
î A Trévoux, chez Ganeau, en 1703.
3 Le li\Te de M. Fontenelle parut peu solide à Bayle. « L'au-
j
La Vie du R. P. Malebranche 177
sible fait toute la force , ne prouvassent rien contre le
P. Malebranche, ils ne laissèrent pas de faire quelque
impression dans le monde chacun de son côté : l'un sur
les vieux professeurs de collège, qui reconnaissaient les
sens pour leurs maîtres; et l'autre sur certains beaux
esprits , qui vont à la vérité un peu au delà , mais qui
n'approfondissent rien.
De plus, les jansénistes, accoutumés à crier victoire,
affectaient toujours de donner un mauvais sens au si-
lence que l'auteur avait gardé sur les objections de
M. Arnauld qui lui avaient paru hors-d'œuvre , ou d'une
telle faiblesse qu'il était plus à propos de les mépriser
que de les relever par une réponse. D'un autre côté,
M. de Meaux no se taisait pas; la préoccupation est un
malheur dans un bel esprit. Elle lui rappelait conti-
nuellement ses anciennes difficultés et lui en fournissait,
disait-on, de nouvelles. Il les proposait vivement dans
les compagnies; il les écrivait même à ses amis soit en
cour, soit en province. Le P. Malebranche en fut informé,
et il y eut même une personne assez généreuse pour lui
envoyer des extraits de plusieurs lettres du prélat , pour
lui donner lieu de se défendre. Il y avait plus : les car-
teur, dit-il, est un bel esprit, si honnête homme, que je suis
assuré qu'il ne trouverait pas mauvais que je dise mon sentiment
sur son chapitre quatrième , comme je l'ai dit sur le troisième,
mais je suis contraint de finir. Je dirai pourtant qu'il me semble
qu'on ne saurait donner à un auteur une plus grande marque
d'estime que quand on dit franchement sa pensée sur ce qu'il
écrit: c'est être persuadé qu'il ne s'entête pas de ses productions,
maladie si ordinaire parmi les faiseurs de livres que ceux qui ne
l'ont pas méritinit les premiers honneurs de la République des
lettres. Ce n'est donc pas par respect ou par amitié pour eux qu'on
s'abstient de dire tout ce que l'on juge de leurs ouvrages. C'est
bien souvent que l'on a trop mauvaise opinion de leur esprit
pour croire qu'ils fassent ce qu'un honnête homme doit faire en
cette rencontre. » (Mars KiSfi.)
178 Bibliothèque Oratorienne
tésiens étaient partagés à son occasion. Les uns se décla-
rèrent ouvertement pour lui , mais il y en avait d'autres
qui ne pouvaient soullrir qu'il eût attaqué le sentiment
de M. Descartes sur la nature des idées et sa démonstra-
tion de l'existence des corps. Tout cela, joint au désir
d'éclaircir les matières, lui fournit l'idée d'un nouvel ou-
vrage qui est , si je ne me trompe , un des plus beaux qui
soit jamais sorti de sa plume. Ce sont ses Entretiens sur
la métaphysique et sur la religion, dont il faut maintenant
que je raconte la naissance. La voici en peu de mots.
Il y avait longtemps que ses amis lui demandaient
une métaphysique où ses principes fussent liés d'une
manière plus sensible que dans sa Recherche et dans ses
Méditations chrétiennes; c'était lui demander un grand
service pour le public, car cette admirable science est la
clef de toutes les autres, celle qui donne à l'esprit sa
véritable beauté , l'élévation , la pénétration , la préci-
sion, la justesse. Mais il fallait autre chose que des
prières souvent équivoques pour vaincre sa paresse na-
turelle, à laquelle il trouvait toujours une excuse toute
prête dans la faiblesse de sa santé. Ses amis le prirent
donc par un autre endroit. Ils lui firent concevoir qu'il
était nécessaire d'opposer une réponse générale à tout ce
qu'on lui avait jamais objecté, pour achever la défaite de
ses injustes critiques'. Le P. iMalebranche entra dans
cette raison, mais il ne voulut point entreprendre une
réponse directe et en forme de réplique, tant à cause que
cette méthode a je ne sais quel air de dispute , qui , hors
le cas d'une absolue nécessité , déplaît fort aux honnêtes
gens, qu'à cause que lorsqu'on adresse la parole à des
adversaires manifestement injustes, l'indignation prend
* Le P. Malebranche prit sa résolution et son plan de lui-
même, assure le P. Lelong.
La Vie du R. P. Malebranche 179
quelquefois aux écrivains les plus modérés, de sorte
qu'il leur échappe malgré eux des termes qui blessent et
la charité qu'on doit à ses ennemis mêmes et le respect
qu'on doit au public devant qui l'on parle.
Quoiqu'il eût toujours été en garde contre ce défaut,
en répondant à ses plus cruels adversaires, il avait néan-
moins lâché contre eux de temps en temps quelques
traits un peu vifs que sa religion attaquée semblait lui
demander, mais que la délicatesse de sa conscience avait
peine à lui pardonner. Car il n'était nullement de l'opi-
nion de nos écrivains de controverse qui se croient tout
permis contre un fâcheux antagoniste. Bien loin de re-
garder la représaille comme une action licite, en matière
de calomnie, il ne la pouvait mettre en usage; et ce
n'était même qu'à regret que ses adversaires lui arra-
chaient des vérités un peu tristes. Les jansénistes et les
jésuites s'en sont quebiuefois bien trouvés. Ce n'est pas
(}u'il s'attendit à leur reconnaissance, il connaissait trop
bien les hommes pour ne point savoir que les gens de
parti ou de communauté ne se fléchissent guère par la
modération. Mais il craignait d'offenser Dieu; c'était
assez pour le retenir. Ne voulant donc rien faire qui pût
exciter ni les passions de ses ennemis, ni les siennes,
qu'il appréhendait encore davantage, il se résolut, en
traitant les matières, de se renfermer scrupuleusement
dans la pure défense de la vérité. C'est pounjuoi il pré-
féra la forme de dialogue à toutes les autres manières
d'écrire. Car tel est l'avantage de cette méthode : on en
bannit aisément toutes les contentions personnelles, en
ne faisant paraître sur la scène que des personnages
inconnus. On y peut exposer le pour et le contre avec
plus d'agréments et moins de contrainte; on y parle, on
y agit; on attaque, on se défend, on cède enfin lorsqu'il le
faut sans perdre la bataille. Ce (jui, joint à la diversité des
180 Bibliothèque Oratorienne
caractères des combattants, produit une variété qui,
pourvu qu'on sache manier les matières, va au-devant
du dégoût des critiques les plus difficiles. Témoin Cicéron
parmi les anciens, et parmi nous le fameux Pascal ', qui
serait peut-être au-dessus de toute l'antiquité en ce
genre, si un zèle un peu trop vif lui eût permis de garder
les règles de la charité chrétienne. En un mot, le dialogue
est une espèce de poème dramatique, où le lecteur a le
plaisir d'être en même temps auditeur et spectateur, et,
s'il le veut, acteur même.
Ce furent ces raisons qui déterminèrent le choix du
P. Malebranche. Mais, pour exécuter son dessein, il avait
besoin de solitude. Il alla donc à Karoy, sa retraite ordi-
naire, où il composa quatorze entretiens sur toutes les
matières qui lui avaient été contestées, principalement
par M. Arnauld. Il y joignit une préface dans laquelle il
fait trois choses :
^ 071 sei-a peut-être curieux de lire ici un portrait de Pascal
que j'ai trouvé dans un maîiuscrit du P. André. (Recueil Jé-
suites, liibl. deCaen, n° 207, page 22.) « En géiiéral, voilà ce
que je pense de l'auteur des Lettres : il a toute la véhémence de
Démosthène, tout l'agrément de Cicéron, toute la pénétration
de saint Augustin, toute la sublimité de saint Chrysostome , la
solidité de M. Arnauld, la délicatesse de M. Nicole. En un mot
(je suis facile de le dire, mais la vérité l'emporte) , je ne vois
rien, ni parmi les anciens, ni pariui les modernes , qui le sur-
passe ; j'en vois peu qui en approchent ; mais qui est-ce qui l'é-
gale, à tout prendre? Quel style, quelle douceur, quelle force,
quelle profondeur, quelle précision, quelle fiiiesse dans ses tours
et dans ses railleries; que deviennent ici les Coimeilles , les Ra-
cines, les Boileaux , les Matières, etc. Il a une naïveté vive , en-
gageante, ingénieuse , qui passe tout ce qu'on peut dire. » D'a-
près M. de Quens (Ibid., 33) , le P. André, vérifiant l'exactitude
des citations de Pascal, aurait été « surpris de voir non pas
les paroles mêmes des auteurs cités, mais tout le sens de pages
entières réduit en peu de mots. » Un autre jésuite, le P. Au-
hert, aurait dit égalonent : « Il ne faut point crier à la ca-
lomnie contre Pascal, j'ai vérifié les citations. »
1
La Vie du R. P. Malebrancho 181
1° Pour arrêter certaines gens qui se piquent d'être
augustiniens , il y démontre encore une fois que saint
Augustin a toujours cru que nos idées sont réellement
distinguées de nos perceptions, c'est-à-dire que c'est Dieu
même qui nous éclaire immédiatement par la présence
intime de ses idées divines qui deviennent les nôtres ,
lorsqu'il nous les manifeste. J'ai fait remarquer ailleurs
qu'en ellet ce grand saint a composé des ouvrages
exprès pour prouver cette vérité, qu'il la suppose dans
tous ses livres, et qu'il la démontre en plusieurs par les
mêmes raisons que le P. Malebranche. Apparemment
cette vérité, qui a révolté tant d'esprits contre notre phi-
losophe, ne choquait personne du temps de saint Augus-
tin , soit qu'on eût alors plus de pénétration ou moins de
malice que maintenant , soit qu'on y fût plus accoutumé.
Car saint Justin, Clément d'Alexandrie, et plusieurs au-
teurs ecclésiastiques avaient rendu cette opinion fort
commune parmi les chrétiens. On sait même que les
Juifs accusaient Platon de l'avoir dérobée à leurs sages
et principalement aux livres de la Sagesse, des Proverbes
de Salomon , de l'Ecclésiastique , etc.
2° Le P. Malebranche raconte la manière dont elle lui
vint dans l'esprit en lisant saint Augustin, et pourquoi il
ne craignit point de l'exposer en public, tout persuadé
qu'il était qu'elle ne lui ferait pas honneur dans l'esprit
de bien des gens. « C'est, dit-il, qu'elle me paraît très
propre pour faire comprendre aux esprits attentifs que
notre âme ne peut être directement et indirectement
unie qu'à son Créateur ; que Dieu seul est notre bien et
notre lumière; que toutes les créatures ne sont par elles-
mêmes (jue ténèbres et que faiblesse; qu'elles ne sont rien
par rapport à nous; qu'elles ne peuvent rien sur nous.
En un mot cette vérité me parut de si grande consé-
quence par rapport à la religion et à la morale, que je
BiBL. ou. — VllI 6
182 Bibliothèque Oratorienne
crus alors la devoir publier et que j'ai cru depuis la de-
voir soutenir. »
3° Quoique souvent ailleurs il eût prié le public de ne
pas toujours regarder connue ses véritables sentiments
ceux qu'on lui attribue, il renouvelle ici la même prière.
Voici à quelle occasion. Une espèce de fou^ que je ne
nomme point, parce que je n'en puis dire que du mal,
venait depuis peu de faire imprimer un livre, où, entre
autres impertinences, il assure que le P. Malebranche
prouve par des preuves de métaphysique que Jésus-Christ
était beau de corps sur la terre ; c'est-à-dire que ce bon
Père a recours aux idées platoniciennes pour décider quelle
a été la taille , la figure , la couleur de cette portion de
matière que le Verbe s'est uni dans son Incarnation. Il
cite le Traité de la nature et de la grâce, liv. I, n°* 28,
29. Voilà une citation bien marquée. Cependant, qu'on
le lise tant qu'on voudra, on n'y trouvera pas un seul
mot, ni là ni autre part, sur la question de la beauté
extérieure de Jésus-Christ. En vérité les auteurs sont
bien à plaindre d'avoir quelquefois à répondre à tous ces
petits écrivains, que leur inclination basse à médire, à
critiquer, à mordre les grands hommes devrait faire mé-
priser comme la canaille de la république des lettres.
Celui dont je parle fut traité encore plus mal; il fut mis
à Saint- Lazare pour expier, dit-on, les impiétés de son
livre et son style de malhonnête homme. Le P. Male-
branche le relève encore sur une autre infidélité. Mais
peut-être c'en est trop pour la préface, venons au corps
de l'ouvrage '.
1 Faydit, Remarques sur Homère, p. 499. L'abbé Faydit, né à
Riom, entra à l'Oratoire en 1662, en sortit en 4671; publia en
1696 un Traité sur la Trinité, pour lequel il fut enfermé à
Saint-Lazare à Paris. Dans la suite , il reçut ordre de se retirer
en son pays, où il est mort en 1709.
2 André : l'analyse de la page 641 à la page 712.
La Vie du R. P. Malebranche 183
On trouve dans les Entretiens du P. Malebranche des
beautés sans nombre, mais d'un caractère qu'on avoue
n'être pas toujours à la portée des lecteurs. Tout y est
plein d'idées sublimes, de réflexions fines, de raisonne-
ments profonds, de sentiments chrétiens. On y voit entre
autres choses un tour d'esprit si noble , une abondance
de pensées toutes neuves, quoique naturelles, une étendue
de pénétration , une force de génie si frappante, qu'on
se trouve comme anéanti en sa présence. Mais rien ne
s'y fait plus admirer que ce talent inimitable qu'a l'au-
teur, de rendre les matières les plus abstraites non seule-
ment sensibles, mais agréables et touchantes. On ne
s'accoutume point à cette merveille.
Le P. Malebranche acheva ses Entretiens à Raroy, au
mois de février 1688. Ce livre tini, avant que de le faire
imprimer, il le mit entre les mains de quelques-uns de
ses amis ^ pour le mettre à l'épreuve de la critique. Il en
lavait promis une copie manuscrite au marquis d'Alle-
mans, esprit fort étendu, fort pénétrant et même plus
théologien qu'il ne sied dans le monde à un homme de
qualité; il la lui envoya; il en donna une autre au P. dom
François Lamy, bénédictin , bon connaisseur en ces ma-
tières , et qui , malgré son génie naturellement critique ,
difficile, pointilleux, était un de ses plus grands admi-
rateurs.
Ce Père, qui demeurait alors au diocèse de Meaux,
Avait une liaison particulière avec le grand Bossuet, qui
;n était évoque. Ils s'accordaient fort bien ensemble; ils
limaient tous deux la dispute, ce qui n'est pas rare dans
es beaux esprits; mais, ce qui l'est infiniment, ils étaient
ssez honnêtes gens pour se pardonner, la dispute linie,
* Lesquels manquèrent le perdre. (Lettre de Malebranche, du
janvier 1688, Corresp. inéd., ji. 6.)
184 Bibliothèque Oratorienne
tous les termes durs ou peu mesurés qu'elle pouvait
leur avoir inspirés dans la chaleur de la contestation. Le
P. Malebranche en était le sujet le plus ordinaire; M. de
Meaux l'estimait toujours beaucoup , surtout depuis qu'il
l'avait vu sortir avec tant d'avantage de sa guerre contre
M. Arnauld. Comme il sentait bien au fond de sa con-
science que le P. Malebranche avait sujet d'être mécon-
tent de lui, cela lui donnait par contre-coup cette espèce
d'aversion que l'on a d'ordinaire pour ceux que l'on a
offensés. Il n'était pas diflicile de s'en apercevoir. La
vertu ne peut pas cacher tous les défauts, principalement
dans un homme aussi franc que ce prélat. Cependant
cette aversion diminuait tous les jours. La modération
du P. iMalebranche , qui ne s'en était jamais plaint qu'en
termes fort respectueux, y contribua plus que tout le
reste. En un mot, on voyait bien que iM. de Meaux com-
mençait à se reconnaître. Le P. dom Lamy, qui s'en
aperçut, prit ce temps favorable pour lui montrer les
Entretiens sur la métaphysique , mais sous le secret, parce
que l'auteur les lui avait communiqués sous le même
sceau. Cela même piqua la curiosité du prélat. Appa-
remment que ses vieux préjugés lui faisaient espérer qu'il
y trouverait bien des mystères. Il se désabusa par la
lecture qu'il en lit; il n'y trouva que des questions fort
simples. Il comprit enfin la nature des idées, l'étendue
intelligible, etc., il témoigna beaucoup d'estime pour
l'ouvrage, déclarant au P. Lamy qu'il en avait été fort
content, à quelque chose près qui avait rapport à son
Traité de la nature et de la grâce. Car son thomisme reve-
nait toujours à la charge sur cet article. Le P. Lamy en
écrivit au P. Malebranche. Le marquis d'Allemans, qui
venait de lire les mêmes Entretiens, mit la dernière main
à la conversion de M. de Meaux. Il le fît convenir qu'il
était allé un peu trop vite dans le jugement qu'il avait
La Vie du R. P. Malebranche 185
autrefois porté de l'auteur. Le P. Malebranche, qui était
informé de tout par ses amis, rendit ensuite au prélat
une visite qui le lui gagna pour toujours. M. de Meaux,
qui avait le plus beau naturel du monde, eut même la
générosité de confesser hautement qu'il ne trouvait plus
rien à condamner dans le sentiment du P. Malebranche
sur la grâce. Générosité rare dans un homme de son
mérite et de son rang, surtout après les déclamations
qu'il avait faites contre ce philosophe; ce qui, dans ces
sortes d'occasions, devient pour les petits esprits et pour
les âmes basses un engagement funeste à soutenir tou-
jours leurs préventions, dans la crainte de se déshonorer
par un humble aveu de leur faute.
Ce prélat ne fut pas le seul que les Entretiens métaphy-
siques désabusèrent. Dès qu'ils eurent paru dans le pu-
blic, on les regarda comme une réfutation complète et
démonstrative de toutes les calomnies que les jansénistes
et quelques jésuites ignorants avaient lâchées contre l'au-
teur. Il n'y avait donc plus moyen de réussir en France
à décrier le Traité de la nature et de la grâce : M. de Paris
l'approuvait, M. de Meaux ne le condamnait plus. Les
autres prélats du royaume gardaient un silence qui fai-
sait assez voir qu'ils n'en pensaient point désavantageu-
sement. Le public, qui l'avait tant de fois condamné et
tant de fois justifié selon ce qui avait paru pour et contre,
commençait à rougir de l'instabilité de ses arrêts et à
s'en tenir à la justification du P. Malebranche. M. Ar-
nauld était depuis deux ans réduit à se taire malgré les
instances que lui avait faites le P. Malebranche, de mon-
trer, dans le deuxième volume de ses Réflexions, ce qu'il
y avait de plus fort, promettant de le confondre là-des-
sus, comme sur tout le reste.
Mais si M. Arnauld se taisait en France, ses amis par-
laient pour lui à Home où, sur la lin de 1687, ils avaient
186 Bibliothèque Oratorienne
déféré le Traité de la nature et de la grâce. La manière
dont cette affaire y fut traitée mérite bien d'être connue ,
la voici.
Depuis longtemps les amis de M. Arnauld menaçaient
le P. Malebranche de le faire condamner à Rome : ils en
vinrent enfin aux effets : ils employèrent pour l'obtenir
deux hommes d'intrigues, M. Dirois', docteur de Sor-
bonne et un docteur de Louvain, nommé le P. Le Drou,
Flamand, de l'ordre-... Ils étaient tout deux à Rome : le
premier à la suite du cardinal d'Estrées, alors notre am-
bassadeur en cette cour; le second pour des affaires
qu'on ne dit pas ; peut-être uniquement pour celle dont
je parle; car en ce temps-là il était ami de M. Arnauld.
Le P. Le Drou est un des approbateurs de la dissertation
de M. Arnauld sur les miracles de l'ancienne loi, et en
cette qualité-là fort opposé au P. Malebranche. M. Dirois
avait un frère pour qui les jansénistes venaient d'obtenir
un bénéfice 3 par le crédit de M"° la princesse de Longue-
ville*, qui, de notoriété publique, était toute à eux. Cela,
joint à quelques vieux préjugés , ne lui fournissait que
trop de raisons de les servir à son tour dans une affaire
qui leur paraissait capitale. Ces deux docteurs s'unirent
* Ap7'ès avoir été lié avec Port-Royal, ce docteicr s'en sépara
publiquement. Mais à ce momeiit il avait, comme on va le voir,
des raisons de témoigner sa reconnaissance au parti. « Pour
moi, écrivait le P. Mal»branche , je ne peux faire à perso7ine
ni bien ni mal, ainsi je ne puis avoir beaucoup de raison en
ce monde; nous verrons dans l'autre ce qui en sera. » (Corresp.
inéd.,p. 6.)
2 Dominicain , dit Adry , plus croyable que M. Blampignon ,
qui en fait un augustin. «Ce religieux a sollicité ma condam-
nation, écrivait Malebranche , apparemment parce qu'il m'a
cru tel que M. Arnauld me représente dans ses livres. » (Adry.)
5 La cure de Broches. (Corresp. inéd., p. 6.)
'' La princesse de Longueville étant morte en 1G79, ce fait,
s'il est exact, remonterait à quelques années plus haut.
La Vie du R. P. Malebranche 187
donc ensemble pour dénoncer le Traité de la nature et de
grâce au tribunal de l'inquisition. Mais, afin de n'être
point tracassés par des apologies hors de saison , ils tin-
rent la chose fort secrète. Le tribunal, où ils paraissaient
en qualité d'accusateurs, leur était en cela favorable, car
ceux qui le composent ont une loi de s'obliger par ser-
ment à garder le silence inviolable sur tout ce qui s'y
passe. Il est vrai que Rome païenne en avait une autre
différente : c'était de ne condamner personne sans lui
confronter ses accusateurs et sans donner lieu à une juste
défense ^ Mais je ne sais par quelle bizarrerie de l'esprit
humain Rome chrétienne est devenue moins scrupu-
leuse sur cet article. Quoiqu'il en soit de cette horrible
coutume de l'inquisition, le P. Malebranche y fut très
longtemps accusé sans le savoir ; et il l'eût encore plus
longtemps ignoré, si un ami inconnu qui avait lu ses ou-
vrages n'eût eu l'adresse de pénétrer le secret du Saint-
Office. C'était un certain M. Lupé, qui demeurait au palais
Farnèse, bel esprit et fort honnête homme. Il en écrivit
au P. Malebranche, qui songea incontinent aux moyens
de se défendre. Mais, pour le faire avec succès, il avait
besoin de protection ; car, à Rome, comme ailleurs, l'in-
nocence est un faible appui, lorsqu'on a de puissants
adversaires. De plus, les lettres d'Italie lui faisaient des
Romains une peinture qui eût effrayé les auteurs les plus
intrépides : que c'était tous gens incapables de l'atten-
tion nécessaire pour entendre ses ouvrages; qu'ils étaient
fort entêtés d'Aristote et prévenus contre M. Descartes;
qu'ils étaient d'une ignorance grossière, excepté dans les
formules du droit canonique nouveau, qui était presque
1 Ponr condamner des personnes, remarque ici avec raison
M. flemey d'Auherive, il fatit des pm/vfs rlu dàlit , mois un
livre les porte avec lui.
188 Bibliothèque Oralorienne
leur seule étude; que néanmoins ils aimaient à décider et
surtout à condamner ; qu'ils en avaient donné des preuves
en mettant dans leur Index tant d'ouvrages fort catho-
liques et qui n'avaient d'autre défaut que le malheur de
n'être pas dans les principes ou de leur philosophie ari-
stotélicienne ou de leur théologie ultramontaine, ou même
seulement d'avoir été déférés à leur tribunal par quelque
hardi calomniateur; qu'ainsi on devait s'attendre que le
Traité de la nature et de la grâce y étant accusé, ne
manquerait point d'y être censuré. D'autres ajoutaient
qu'au reste le P. Malebranche ne devait pas s'alarmer
de pareilles censures; que ses ouvrages n'en seraient que
mieux débités, même en Italie, où ils avaient déjà grand
cours, principalement à Rome et à Naples; et enfin que
s'il avait besoin d'artitice pour se mettre en vogue, il de-
vait plutôt solliciter une condamnation de telles gens que
de s'y opposer.
Il y avait toutes les apparences du monde que ces
lettres ne disaient que la pure vérité : car au premier
rapport qu'on avait fait aux consulteurs du traité en
question, ils avaient pris parti contre sans autre examen.
Mais le P. Malebranche s'était fait une habitude de ne se
rendre qu'à l'évidence; il n'en voulut rien croire, jusqu'à
ce que son expérience l'en eût convaincu. D'ailleurs
comme il respectait avec raison tout ce qui vient de la
cour de Rome et de ses tribunaux , il jugea plus conve-
nable de les mettre dans leur tort en parlant ou du moins
en promettant déparier, si on voulait l'entendre, que de
leur donner lieu de se justifier par son silence. 11 tit donp
écrire à M. le cardinal d'Estrées qu'il était prêt de ré-
pondre à toutes les difficultés que l'on trouverait dans .
son Traité de la nature et de la grâce, le priant sur toute
chose de faire en sorte que l'on ne substituât point à sa
place le fantôme que M. Arnauld avait combattu dans ses
La Vie du R. P. Malebranche 189
critiques. Il écrivit lui-même à Rome à diverses per-
sonnes : à M. Lupé qui l'avait averti de la dénonciation
de son livre, au P. Leblanc', prêtre de l'Oratoire et à
M^'' le cardinal de Bouillon dont on lui avait promis que
sa lettre serait bien reçues Elle le fut en effet, comme
1 Le P. Honoré Leblanc [de Marseille), le second des trois
frères oratoriens de ce nom ( leSV-niâ). Il passa quarante ans
à Rome à servir la congrégation, dit Batterel (II, p. 267), avec
bien du zèle et utilement, par la considération qu'il s'était ac-
quise dans cette cour et la sagesse de sa conduite.
2 Voici cette lettre, que le manuscrit nous donne en marge
Monseigneur ,
L'amour que Votre Altesse a pour les lettres et pour ceux qui
tâchent de les cultiver m'a fait penser que je pourrais peut - être
m'adresser à elle, quoique je n'aie point l'iionneur d'en être connu.
Le P. le Vassor, que Votre Altesse honore de sa hienveillance ,
m'a persuadé que je le pouvais faire sans manquer de respect. En
effet, plus on est élevé au-dessus du commun des homnies et
qu'on a le cœur aussi généreux que vous l'avez, plus se fait-on
de plaisir de s'abaisser jusqu'à des personnes qui me ressemblent.
11 y a environ dix ans que j'ai composé uu petit livre qui a
pour titre : Traité de la nature et de la grâce. Mon dessein est
de justifier la sasesse et la bonté de Dieu dans la construction de
sou ouvrage , nonobstant les désordres de la nature et le dérè-
glement des mœurs. J'avais lîrincipalement en vue certains phi-
losophes qui outrent la métaphysique et qui prétendent que Dieu
fait le mal comme le bien; en un mot, qu'il est auteiu- du péché
et qu'il ne veut point le salut de tous ceux qui périssent. J'ai
combattu ces philosophes en me servant de leurs principes et leur
pariant un langage qui parait nouveau; mais c'est celui qu'ils
entendent. Si je les eusse combattus par les principes et par le
langage de l'école, mon ouvrage n'aurait point eu l'effet qu'il a
eu et que je voulais qu'il eût... Dans l'avertissement qui est à la
tête du traité je marque précisément que c'est pour eux que je
l'ai composé, et nullement pour ceux qui ne sont point dans les
principes que j'y suppose. Car, enfin , il faut parler aux hommes
selon leurs idées , et il est bon de procurer la religion à tout le.
monde. . Cependant ^L Arnauld s'est élevé contre moi, apparem-
ment parce qu'il trouvait (luc je réfutais les sentiments que l'E-
glise a condamnés dans Jansénius, quoique je ne dise pas un seul
mol dans mou traité qui marque, ni directement, ni indirecte-
190 Bibliothèque Oralorienne
celles qu'il avait adressées aux autres; mais au reste, le
succès n'en fut pas plus grand. On ne sait pas ce que fit
le cardinal d'Estrées; le cardinal de Bouillon fit d'abord
arrêter les procédures du Saint-Office, mais, s'étant
absenté de Rome, on les recommença. On ne doute pas
que M. Lupé ne s'employât généreusement pour un au-
teur dont il connaissait la catholicité mieux que per-
sonne; mais il n'obtint rien : le Saint -Office ne voulant
point s'engager, ni à recevoir les explications du P. Ma-
lebranche, ni à lui déclarer précisément ce qu'il trouvait
à redire dans son traité. Cela les eût menés trop loin; il
s'agissait de faire une censure et non pas un si scrupu-
leux examen.
Le P. Leblanc fut plus heureux. Il demanda au secré-
taire de la congrégation qu'on lui apprît du moins les
motifs qui animaient si fort les consulteurs contre un
traité fait exprès pour défendre , contre les partisans de
Jansénius, les décisions du Saint-Siège. On lui répondit,
mais avec un déchaînement furieux contre l'auteur, qu'il
ne fallait point s'en étonner; que le traité en question
avait été imprimé en Hollande, qu'on y voyait les prin-
cipes de la philosophie de M. D'escartes qui avait été con-
damnée à Rome; que lui, secrétaire, y avait trouvé des
choses qui jusque-là lui avaient été inconnues; que le
ment que je pense à lui , ni même qu'il y ait de contestations au
monde sur la matière de la grâce. 11 m'attribue à tout moment
des opinions extravagantes et même des impiétés auxquelles je
ne pensais jamais; après quoi il les réfute avec un appareil de
passages qui persuaderait aisément que je dois faire horreur h
toutes les personnes qui ont quelque sentiment de religion; car
on ne peut pas naturellement imaginer que M. Arnauld, ni qui
que ce soit, se batte si longtemps avec des fantômes, ni qu'il
puisse m'exhorter dans ses livres d'une manière si vive et si pa-
thétique à renoncer à des erreurs, si je ne les avais pas avan-
cées , etc.
La Vie du B. P. Malebranche 191
décret d'Urbain VIII, porté il y avait plus de quarante
ans, défendait de parler et d'écrire sur la grâce; que le
P. Malebranche, non seulement en parlait, mais, sous pré-
texte de combattre le jansénisme , il tombait tout à cru
dans le molinisme et dans la science moyenne : à quoi,
dit le P. Leblanc, il joignait une infinité d'invectives,
qu'il est inutile de rapporter.
On eut beau dire à ce fougueux secrétaire qu'il ne fal-
lait pas aller si vite dans la censure d'un livre tel que
celui du P. Malebranche; que pour le bien entendre il
était nécessaire de savoir à fond les principes sur lesquels
il roulait; que pour cela on le devait lire avec une ex-
trême attention, et, si on y trouvait quelques difficultés,
demander à l'auteur des éclaircissements ; que, si on lui
accordait cette grâce , il en recevrait toute sorte de satis-
faction. Remontrances inutiles; on ne put jamais obtenir
audience pour l'accusé. C'était beaucoup d'avoir pu dé-
couvrir les raisons qui révoltaient le Saint-Oftice contre le
Traité de la nature et de la grâce. Elles sont toutes si fri-
voles, qu'on n'appréhende pas qu'elles nuisent à l'auteur.
La difficulté est de croire qu'il y ait eu des hommes ca-
pables de s'y rendre. Mais, outre le témoignage du P. Le-
blanc, nous avons le discours ou mémoire du consulteur,
qui était chargé du rapport de l'affaire. C'est à l'illustre
M. Pighini que nous sommes redevables de cette pièce
curieuse , qui nous apprend bien des choses qu'on ne se
persuaderait pas aisément sans une pareille autorité. Ce
bel esprit italien était partisan déclaré du P. Malebranche
et ami intime du consulteur. Après beaucoup d'instances
il en obtint ce mémoire, qu'il envoya au P. Malebranche
et dont je donne ici l'extrait, car il serait ennuyeux de le
traduire tout entier.
La première chose qu'on y remarque, c'est que le
P. Malebranche a fait imprimer son livre en Hollande et
192 Bibliothèque Oratorienne
sans la permission de ses supérieurs; que ce livre a causé
du trouble parmi les théologiens do Paris; que M. Ar-
nauld l'avait fortement combattu et qu'il y avait fait
deux réponses ^
20 Le consulteur trouve à redire que l'auteur ait
entrepris de parler de toutes les choses divines avec
trop de liberté et de hardiesse, en ayant écrit d'un style
court, d'une manière peu suivie et en langue vulgaire :
breii scribendi génère, interrupta série , vernaculo lingua;
ce qui est suffisant, dit-il, pour faire proscrire ledit
traité, selon que l'a déclaré autrefois la sacrée Congréga-
tion.
3° Il ajoute que le P. Malebranche avance des opinions
nouvelles et pernicieuses tant sur les attributs divins,
nommément sur la toute-puissance, la providence, la vo-
lonté de Dieu, que sur le mystère de l'Incarnation, sur
toute la matière de la grâce et sur la liberté de l'homme
dans les deux états. Après cela il entre dans un détail de
critique fort curieux. Il dit aux cardinaux du Saint-Ofiice
que, par une entreprise téméraire, l'auteur du traité pro-
pose sur la Providence et sur la conduite divine plusieurs
questions que l'Écriture et les saints Pères disent être
inexplicables, et sur lesquelles, pour cette raison, ou ils
affectent de garder le silence, ou ils ont recours à la pro-
fondeur incompréhensible des jugements de Dieu, lors-
qu'ils en parlent; — qu'il suppose, comme un principe
que l'on ne peut nier, qu'il arrive dans le monde et dans
le gouvernement des créatures quantités d'effets bizarres,
1 Raisons dp condamnation , dit le P. Malebranche , aux-
quelles la réponse est évidente. Il me semble, ajoute -t- il , que
les théologiens de Rome doivent être théologiens catholiques tout
court; et laisser aux universités particulières le platonistne et
le péripatétisme . (Adry.) Voir cette lettre dans la Corresp. inéd.,
p. 1 et B.
La Vie du R. P. Malebranche 193
injustes, irréguliers, pervers : inepta, injusta, perversa;
— qu'il tient pour certain que Dieu veut que tous les
hommes soient sauvés, non seulement d'une volonté
antécédente, mais d'une volonté absolue et autant qu'il
est en lui : ahsolute et quantum in se est. Ce qu'en effet il
eût exécuté, s'il avait formé des décrets particuliers pour
la dispensation de sa grâce, puisqu'il opère tout ce qu'il
veut ainsi avec une extrême facilité. On prie le lecteur de
suspendre son jugement avant que d'attribuer au P. Ma-
lebranche ce qu'en dit le rapporteur ici et dans la suite.
— Qu'il entreprend de rendre raison pourquoi il arrive
que, nonobstant cette volonté de Dieu, le don de la foi
n'est point donné à tout le monde ; pourquoi le nombre
des réprouvés est plus grand que celui des prédestinés;
pourquoi Dieu donne si souvent aux hommes des grâces
inefficaces; pourquoi il répand cette pluie céleste, comme
la pluie naturelle, dans des terres stériles: pourquoi il
permet qu'on y résiste, et, qu'y ayant été fidèle pendant
la vie, on se laisse quelquefois vaincre par le péché ; d'où
il semble que Dieu veut et ne veut pas le salut des
hommes, etc.
4° Que le P. Malebranche prétend concilier tout cela
par le seul secours de sa raison particulière : uno privatœ
rationis lumine; par ce principe, qui est, dit le consul-
teur, le principal fondement de sa doctrine : c'est que
Dieu s'est imposé deux sortes de lois dans sa conduite,
l'une ordinaire, que le P. Malebranche appelle Vordre,
et l'autre qu'il nomme arbitraire; loi ordinaire, c'est-
à-dire les lois de la nature, lesquelles Dieu s'est pres-
crites et qu'il observe dans le gouvernement du monde;
loi qui est en Dieu très simple, naturelle, uniforme et
constante; loi arbitraire , c'est-à-dire celle que Dieu suit
lorsqu'il agit cxtraordinairement et par des volontés par-
ticulières. Qu'on ne s'y méprenne pus; c'est toujours le
194 Bibliothèque Oratorienne
rapporteur du Saint -Office qui parle sur le compte du
P. Malebranche.
5° Que , ce principe supposé , il distingue en Dieu des
décrets de deux sortes : décrets généraux, universels et
simples, comme il les appelle, selon lesquels Dieu gou-
verne presque toujours les affaires du monde ; décrets
extraordinaires, singuliers et très rares qui, dans le sen-
timent du P. Malebranche, sont, dit- il, proprement les
miracles, et que Dieu ne suit que rarement et quand
l'ordre le demande absolument : Décréta, quœ juxta ejus
sententiam proprie miracula sunt, etc. Que l'on tâche, si
l'on peut, de bien comprendre ce discours.
6" Qu'afm que Dieu agisse selon cette loi (le consul-
teur ne dit pas laquelle des deux ) , l'auteur suppose qu'il
est absolument nécessaire qu'il y ait une cause particu-
lière, qu'il appelle aussi physique, occasionnelle, natu-
relle, qui détermine Dieu à produire chaque effet en par-
ticulier. J'apporte, continue-t-il, l'exemple dont se sert
l'auteur même. Dieu a porté une loi que le bras soit mu
au gré de la volonté, que les épines me piquent, etc.
Exemplum adducam quo ipsemet auctor utitur : Deus de-
crevit brachiiim moveri ad nutum voluntatis, vêpres pun-
gere, etc. Ainsi, lorsqu'un homme est piqué par les
épines, le P. Malebranche dit que Dieu est la cause de la
douleur en vertu de cette loi générale qu'il a portée, que
le corps souffrît de la douleur en conséquence de la pi-
qûre : Cum igitur aliquis a vepribus pungitur, dicit Male-
branchius Deum esse causam doloris ex illa lege générait
quam statuit : ut caro a punctione doleat, etc.
7° Que l'auteur du traité, venant à la matière de la
grâce, dit aussi que Dieu la distribue aux hommes par
la loi générale, en vertu de la-^juelle il veut qu'elle soit
donnée à tous ceux qui la reçoivent et que tous nos mé-
rites soient dignement récompensés; car c'est là, poursuit
La Vie du R. P. Malebranche 195
le consul teur, ce qu'entend indûment le P. Malebranche
lorsqu'il assure que Dieu n'agit point pour ses volontés par-
ticulières ; ce qu'il a plus nettement expliqué dans sa ré-
ponse à M. Arnauld, savoir : que Dieu ne veut pas direc-
tement et positivement les elfets particuliers qui arrivent,
mais seulement d'une manière indirecte ; c'est-à-dire par
une certaine volonté générale, dont ces effets sont les
suites.
8° Qu'il avance que, Dieu aimant la sagesse plus que
son ouvrage , il est obligé de suivre dans sa conduite les
voies les plus simples ; mais que de là on peut conclure
que Dieu n'a pu gouverner le monde autrement qu'il le
gouverne ; de sorte qu'il a fallu que ce qui est arrivé
arrivât, que le péché d'Adam a été absokiment néces-
saire.
9° Que de ce principe erroné il tire des conséquences
aussi erronées : par exemple, qu'encore qu'Adam eût le
pouvoir de persévérer, que néanmoins il n'a point eu de
grâce prévenante ; que la grâce est refusée à l'homme
dans quelques circonstances, afin qu'il n'arrive dans le
monde que certains effets limités. On ne sait où le rap-
porteur va chercher ce qu'il dit. Néanmoins il conclut que
cette invention du P. Malebranche, que Dieu agit dans
l'ordre de la grâce, comme dans l'ordre de la nature, par
des lois générales, mérite la censure de la Congrégation,
étant contraire non seulement à l'opinion, jusqu'ici com-
munément reçue de tous les Pères et de tous les théolo-
giens, mais encore au principe fondamental de la doc-
trine chrétienne, qui est, que toutes choses et chacune
en particulier sont gouvernées par la Providence de Dieu
et par sa toute-puissance; que principalement toutes les
grâces spirituelles, que la volonté même de faire le bien,
que chacun de nos actes qui sont méritoires du salut, nous
sont donnés de Dieu en vertu de ses décrets éternels.
196 Bibliothèque Oratorienne
Il ajoute que le P. Malebranche mérite encore à cet
égard une rigoureuse censure , pour deux raisons :
l" Parce qu'il a répondu à ceux qui lui objectaient
certains passages de l'Écriture (qui selon l'explication
qu'en donnent les pères et les théologiens démontrent,
dit le consulteur, que Dieu agit par des volontés particu-
lières), qu'il y a dans les Livres saints plusieurs manières
de parler humaines, qu'on ne doit point prendre à la
rigueur de la lettre, ce qui le fait tomber, continue-t-il,
dans la condamnation que le concile de Trente prononce
contre ceux qui expliquent l'Ecriture ou contre le consen-
tement unanime des Pères ou contre la doctrine reçue
dans l'Église. La disjonctive est remarquable.
2° Parce qu'il semble avouer que si l'on admettait en
Dieu des volontés particulières, son gouvernement por-
terait un caractère de folie, d'impiété, d'injustice, propo-
sition dangereuse , s'écrie le zélé consulteur, puisque les
saints Pères attribuent à Dieu de ces volontés, et par con-
séquent il faudrait dire, selon l'auteur, ce qui est hor-
rible, que dans leur hypothèse Dieu ne pouvait éviter la
note infâme d'impiété et d'injustice : Acproinde in illorum
hypothesi, impietatis et injustitiœ , qnod horrendum dictu
est, infamiom Deus non posset effagcre. Il faut avoir la
patience d'écouter le curieux rapport de notre habile con-
sulteur.
De là il vient à la matière de la grâce et du libre ar-
bitre. Il prétend (jue le P. Malebranche a plusieurs senti-
ments diarnes d'être livrés à la censure de Leurs Émi-
nences. Voici les articles en question; il dit :
[0 Que la différence que met le P. Malebranche entre
la grâce du Créateur, qu'il appelle une grâce de lumière
ou de connaissance, et la grâce du Uéparateur, qu'il
appelle délectation, c'est que la première, étant hors de
nous, ne modilie point notre âme, ne la meut point,
La Vie du R. P. Malebranche 197
mais la laisse dans une parfaite liberté; et que la deuxième,
au contraire, la grâce du Réparateur ou la délectation
prévenante, est efficace par elle-même; qu'elle détermine
efficacement notre volonté, quoiqu'elle n'opère pas tou-
jours notre conversion , à cause de la concupiscence qui
a souvent plus de force qu'elle ; et enfin que cette grâce
de délectation est dans notre âme, qu'elle la meut et la
modifie, de sorte qu'elle diminue notre liberté et nous
porte à aimer Dieu, plutôt d'un amour d'instinct et d'im-
pétuosité de nature que d'un amour de choix.
2° Que l'auteur, après avoir marqué cette différence ,
entre la grâce du Créateur ou de lumière et la grâce du
Réparateur ou de délectation, veut et assure que la
grâce du Créateur ne présuppose point la concupiscence,
comme la grâce du Réparateur, qui est donnée pour
contrebalancer la délectation de la concupiscence, et qui
depuis le péché nous est nécessaire avec la grâce d'il-
lumination pour pouvoir résister à cette même concupis-
cence.
3° Qu'il soutient que si Adam eût été porté à aimer
Dieu d'un amour d'instinct, il eût été impeccable; que
par conséquent la grâce de délectation, considérée en
elle-même, sans avoir égard aux attraits de la concupis-
cence, est toujours invincible, et que l'amour qu'elle
produit n'est point méritoire, s'il n'est plus grand qu'elle
et s'il n'avance plus loin que ne le porte le mouvement
qui lui est imprimé : Amorem vero, etc. non esse meri-
torium nisi longius quam pro indito sibi impetu progre-
diatur.
4° Que c'est faussement qu'il établit la grâce du Créa-
teur dans la seule ilkimination ; ce qui est notamment
contraire à saint Augustin, qui parle ainsi d'Adam : lUu-
mibatur, utvideret; accendebatur, ut amaret; et aux con-
ciles deCarthage, d'Orange et de Trente, où il est dit
198 Bibliothèque Oratorienne
que le Sauveur nous a rendu la même grâce que le péché
nous avait fait perdre.
5° Que ce qui mérite une censure plus sévère, princi-
palement en ce temps -ci, ajoute le consulteur, c'est que
le P. Malebranche semble favoriser les dogmes de Molina
et des quiétistes : Molinœ et Quietistarum. Le docte rap-
porteur prouve l'un et l'autre; la conformité du P. Male-
branche avec Molina , parce qu'il lui fait soutenir que la
détermination de la grâce suffisante dépend de l'homme
seul , et que c'est le libre arbitre qui d'inefficace la rend
efficace : opinion si contraire à la doctrine de saint Au-
gustin , comme on le peut voir dans ses admirables opu-
scules sur la grâce et sur la prédestination , dont M°' l'é-
minentissime cardinal de Laurea vient d'enrichir la ré-
publique chrétienne; sa conformité avec les Quiétistes,
parmi lesquels on range aussi Molina, si ce n'est qu'en
cet endroit on doive lire Molinos, parce que, selon le
P. Malebranche, toutes les fois que la délectation du
péché se trouve dans l'âme, ou seule, ou plus grande
que la délectation spirituelle, on n'est point libre, et par
conséquent on viole innocemment, innoxiè, les comman-
dements de Dieu.
Pour peu qu'on ait lu les ouvrages du P. Malebranche
ou seulement son Traité de la nature et de la grâce, on
est dans une surprise extrême en lisant ce discours d'un
consulteur romain ; car si on y trouve par-ci par-là quel-
que terme de l'auteur, on peut dire que pour le sens il
ne l'a jamais tout à fait bien pris , ce ne sont que brouil-
lerics perpétuelles, que fausses imputations, que mé-
prises grossières, que manifestes calomnies; en un mot
il semble qu'il n'ait lu le P. Malebranche qu'avec les
yeux de M. Arnauld. Mais ce qui est d'une hardiesse plus
quo romaine, c'est qu'il ose coter à la marge de son
mémoire les endroits du traité d'où il prétend avoir tiré
La Vie du R. P. Malebranche 199
ce qu'il attribue au P. Malebranche, et où souvent on
trouve le contraire, par exemple, etc..,''. Cependant voilà
sur quel rapport les cardinaux du Saint-Office décidèrent
hardiment que le Traité de la nature et de la grâce devait
être mis dans l'index ou dans le catalogue des livres dé-
fendus.
Le décret en fut porté le 29 mai 1690, deux ans après
la dénonciation du P. Le Drou et de M. Dirois, mais il
ne fut pas sitôt publié; car, sur ces entrefaites, M. le car-
dinal de Bouillon' étant revenu à Rome, en appela au
Pape et on en suspendit la publication. C'est tout ce que
j'ai pu apprendre de cette afifairc qui ne réussit pas entiè-
rement au gré de M. Arnauld^ ; aussi n'en fit-il point tro-
phée; marque évidente qu'il n'en était pas trop satisfait,
car on sait assez que sa coutume était de faire valoir les
censures de Piome qui lui étaient favorables , autant que
ses amis méprisaient celles qui lui étaient contraires.
Le P. Malebranche avait d'autres maximes : il respec-
tait avec raison tout ce qui avait l'apparence du Saint-
Siège et la criante injustice qu'on venait de lui faire ne
put lui arracher aucun murmure. Outre que je puis en
attester toutes les personnes qui ont eu le bonheur de
le connaître, j'en ai une preuve authentique dans une de
ses lettres dans laquelle, écrivant en réponse à un de ses
amis qui lui avait marqué son chagrin sur la nouvelle
1 Lacune pareille dam le Manuscrit de Troyes.
2 Voir, dans la Corresp. inéd., /). 70, une lettre écrite à Ma-
lebranche de la part de ce cardinal.
3 // faut dire quArnauld, dans une lettre (citée par Adry)
du 17 avril 1600, prétend n'avoir fait aucune démarche pour
obtenir la condamnation de son adversaire. Mais est-il croyable
en cela? Il me semble qu'il ne faut pas plus accorder de valeur
à ce témoignage qu'à celui dont nous avons parlé plus haut ,
relativpni"nt à nne prétendue rétractation de signature du For-
mulaire.
200 Bibliothèque Oratorienne
répandue de sa condamnation à Rome, il lui parle en ces
termes :
a Je vous assure, Monsieur, que la seule peine que j'ai
de cette nouvelle, c'est qu'il y aura peut-être quelque
personne à qui mes livres auraient pu être utiles qui ne
les liront pas, quoique la défense qu'on a faite à Rome
soit une raison pour bien des gens, même en Italie, pour
les rechercher. Ce n'est pas, au reste, que j'approuve cette
conduite. Si j'étais en Italie, où ces sortes de condamna-
tions ont lieu, je ne voudrais pas lire un livre condamné
par l'Inquisition ; car il faut obéir à une autorité reçue ,
mais ce tribunal n'en ayant point en France, on y lira le
traité. Cela même sera cause qu'on l'examinera avec plus
de soin; et, si j'ai raison, comme je le crois, la vérité
s'établira plus promptement. Aimons -la toujours, Mon-
sieur, cette vérité, et tâchons de la faire connaître per in-
famiam et bonam famam de toutes nos forces . Je suis avec
respect, etc. »
CHAPITRE Vil
Les ouvrages du P. Malebranche se répandent dans tous les
pays. — T] reçoit la visite de personnages illustres. — Jacques II,
roi d'Angleterre. — Voyage en Saintonge (1688\ — Discus-
sion avec Leihnitz. — Le Traité des lois de la communication
des mouvements (1692). — Objections de Leibnitz. — Male-
branche refond son traité d'après ces objections. — Il est at-
taqué par M. Régis. — On le défend contre lui. — Il publie
lui-même une réponse à M. Régis (1693). — Réplique de cet
auteur et nouvelle réponse de Malebranche. — Arnauld rentre
en lutte (1694). — Réponse de Malebranche. — Le Tj^aité
conh-e la prévention. — Sa maladie.
Pendant que l'Inquisition romaine faisait le procès au
Traité de la nature et de la grâce, sans entendre l'ouvrage
et sans vouloir écouter l'auteur, le P. Malebranche avait
d'autre part de quoi se consoler. Si on lui refusait justice
à Rome, on la lui faisait ailleurs. Un savant d'Italie lui
écrivit que ses livres y avaient grand cours, surtout dans
le royaume de iNaples % où l'illustre comte de Saint-
Etienne s'en était déclaré le protecteur. On lui mandait
d'Espagne qu'ils y avaient aussi pénétré, qu'ils y étaient
lus avec admiration, et qu'il y en avait même qu'on avait
traduits en espagnol , pour les rendre utiles à plus de
1 La philosophie nouvelle a toujours eu beaucoup de partisans
parmi les beaux esprits de la ville de Naples.
202 Bibliothèque Oraiorienne
personnes. L'Allemagne et l'Angleterre, qu'on sait être
fort curieuses de livres français, se distinguaient entre
ses admirateurs. Mais , comme les savants à langues
mortes ne pouvaient en être , on leur donna cette satis-
faction par une traduction latine de la Recheixhe de la vé-
riti''^. En un mot, le nom du P. Malebranche retentissait
dans toute l'Europe , et on ne s'en tenait point à une ad-
miration stérile; on la lui témoignait en plusieurs ma-
nières : les uns par lettres, les autres par des éloges im-
primés. Quelques-uns môme , en venant du fond du
Nord, pour voir l'auteur de ces chefs-d'œuvre, dont la
lecture les avait enlevés. C'est ce que plusieurs per-
sonnes, dignes de foi, m'ont assuré de quelques princes
d'Allemagne et de Danemark. Ce qui est certain, c'est
que la plupart des grands seigneurs étrangers qui ve-
naient alors à Paris, le regardaient comme une des mer-
veilles de cette ville qui devait piquer davantage leur cu-
riosité'. On a lieu de croire qu'ils furent aussi contents
de sa personne que de ses ouvrages. Sans parler de quel-
ques autres, milord Wadrington% bel esprit anglais et
fort homme de bien, en est un illustre exemple; car, se
trouvant en France environ le même temps, pour je ne
sais quelle affaire, il goûta tellement sa conversation, que,
durant deux années de séjour qu'il fit à Paris, il lui ren-
dait visite presque tous les matins, ne se pouvant ras-
sasier de ses entretiens , toujours saints et philoso-
phiques.
Le roi d'Angleterre Jacques II, si connu par ses mal-
1 Elle fut faite pur le célèbre Lenfant. Voir page 25.
2 Je sais, dit M. Fontenelle, que dans la guerre du roi Guil-
laume un officier anglais prisonnier se consolait de venir ici,
parce qu'il avait toujours eu envie de voir le roi Louis XIV et
M. Malebranche.
3 II est mort vice-roi de la Jamaïque.
1
La Vie du R. P. Malebranche 203
heurs et plus encore par la grandeur de son âme , supé-
rieure aux plus grands revers de la fortune, avait pour le
P. Malebranche une estime particulière. Il lui en donna
un témoignage signalé, lorsqu'on 1689 il se vit con-
traint de chercher un asile en France contre des sujets
rebelles. Car ce prince, qui venait d'acquérir une gloire
immortelle en sacrifiant trois couronnes à sa religion, lui
fit l'honneur de le venir voir à l'Oratoire : honneur d'au-
tant plus considérable, qu'il partait d'un saint roi,
homme d'esprit, habile même et bon connaisseur dans
les matières que le P. Malebranche avait traitées. La
France ne lui était guère moins favorable; car, si on en
excepte MM. les jansénistes, qui ne pouvaient lui pardon-
ner d'avoir combattu la dureté de leur théologie, et les
jésuites, qui supportaient fort impatiemment à leur ordi-
naire le ridicule qu'il avait répandu sur leur philosophie
grossière, qu'ils soutiennent encore avec autant de zèle
que la morale de leurs casuistes, il avait pour lui tous les
esprits capables de méditation. Il n'y avait dans le
royaume ni mathématicien ni philosophe un peu distin-
gué qui ne le consultât comme un oracle. Il tit en 1688
un voyage à Rochefort ^ avec son grand ami , le P. Sal-
mon% aussi de l'Oratoire. Les officiers de la marine, dont
1 Le P. Malebranche était invité depuis longtemps par M. d'Aï-
lemans, son ami, à venir passe]- quelque temps dans une tei-re
qu'il avait en Saintonge {à Montardy , Corresp. inéd., p. 85).
// y vint, en effet, avec le P. Salnion, qu'il eut le chagrin de
perdre à Niort , à son retour de La Rochelle à Paris. Ils y avaient
passé une grande partie de l'été et de l'automne de 1688. Sur
son passage, le P. Malebranche reçut dans plusieurs villes des
honiieurs extraordinaires , qui firent beaucoup souffrir sa mo-
destie, coinme le dit M. d'Allemans. Mais on ne lui témoigna
nulle part plus d'estime et plus d'admiration qu'à Rochefort.
(Adry.)
2 Le P. Julien Sal/non. Il était conseiller au Parlement de
Metz avant d'entrer à l'Oratoire, oit il prit l'habit le 20 août
204 Bibliothèque Oratorienne
plusieurs avaient lu ses livres, lui fireflt une réception
fort honorable , lui deraandèrenl avis sur la construction
de leurs vaisseaux, en reçurent beaucoup de lumières, et
demeurèrent surpris de voir un philosophe aussi habile
qu'eux dans l'architecture navale. 31. de Rancé, ce fa-
meux abbé de la Trappe, chez qui le P. Malebranche alla
quelquefois faire retraite, que Rome n'avait pas beaucoup
mieux traité que lui, continuait à lui donner de temps en
temps des marques de sa vénération. Le célèbre marquis
de l'Hôpital entretenait avec lui un commerce d'amitié
fort tendre; des savants religieux de plusieurs ordres,
principalement de Saint-Benoît, rendaient hommage à
son mérite. Il y eut même quelques jésuites, et des plus
illustres, les uns par estime pour lui, d'autres, peut-être
par aversion pour M. Arnauld, qui le comblaient d'hon-
nêtetés. Nous en avons encore des preuves subsistantes
dans les lettres du P. Lelellier% cet amiral de leur
société contre le jansénisme; du P. Daniel, auteur de la
JSouvelle histoire de France; du P. Nicolas', grand mathé-
1666. Après avoir terminé son Institution , il alla étudier en
théologie à Saurnur, puis vint e7i 1669 à Saint-Honoré, où il
fut ordonné prêtre en septembre 1670, et oii il résida long-
temps. C'est là qu'il se lia avec le P. Malebranche. Nommé {par
le P. de Sainte - Marthe , qu'on le remarque. Est-ce là ce que
M. Blampignon appelle (page 76) une humiliante disgrâce?)
supérieur de Rouen, le 26 octobre 1684, il occupait encore cette
charge importarite quand il accomj)agna le P. Malebranche en
Saintonge. C'est le 10 septembre 1688 qu'il mourut à Niort.
(Archives nationales, .MM 580 et 581. — Nécrologe.)
1 11 fournissait, dit-on, au P. Malebranche des passages contre
M. Arnauld.
2 Le P. Malebranche dit un jour au P. André qu'il était étonné
qu'on ne fit pas venir à Paris le P. Nicolas. Ce P. Nicolas était
aussi en relation avec Ozanam, dont il estimait le dictionnaire,
qui pourtant n'est pas trop beau , disait le P. André : il est fa-
trassé , fourré de problèmes que l'auteur avait résolus , ce qui ne
convient guère à un dictionnaire. Il y a un bon ouvrage du P. Ni- ■
La Vie du R. P. Malebr anche 205
maticien de la province de Toulouse ; du P. Guergariou ,
bel esprit, savant et fort honnête homme, mort à Caen;
du P. de Trevau, aujourd'hui confesseur de Son Altesse
Royale, le duc régent; du P. de Tournemine, fameux
journaliste ^
C'est ainsi que Dieu tempérait la disgrâce qu'on lui
ménageait à Rome, en lui procurant en France des hon-
neurs de toutes parts; mais, tout cela ne l'entlait point.
La môme main qui l'environnait de gloire , avait soin
d'entretenir dans son cœur un fond d'humilité qui n'en
sortit jamais. En voici un exemple entre autres, qui
vient se placer ici tout naturellement : c'est la rétracta-
tion publi(|ue qu'il fit en 1692, d'une erreur qu'il avait
avancée dans le dernier chapitre de la Recherche de la vé-
rité. Mais, pour mettre le lecteur au fait sur la matière
dont il était question, il faut reprendre les choses dans
leur origine.
Avant M. Descartes, les philosophes ne s'étaient point
encore avisés de donner des lois à la nature, ni des règles
au mouvement; bien moins d'appliquer la géométrie à la
physique, pour la représenter telle qu'elle doit être, toute
géométrique, ils ne s'amusaient, dans presque toute l'é-
tendue de cette admirable science, qu'à des questions
frivoles, qu'on ne peut lire dans leurs pitoyables écrits,
sans rougir pour eux et pour tout le genre humain, qu'ils
rdéshonoraient parleurs grossières imaginations. M. Des-
cartes, que Dieu suscita, au commencement du dernier
siècle, pour apprendre aux hommes à raisonner en philo-
sophie aussi juste qu'en mathématiques, s'aperçut de ce
colas sur les mathématiques, mais très mal imprimé, cela a fait
tort à son livre.
1 Le P. Toubeau, dil encore une noie , fut aussi l'ami de Ma-
lebranchc. Sur tous ces jésuites, voir la Bibliothèque des PP. de
Baker et ^■^ommervoffel.
6*
206 Bibliothèque Oralorienyie ;
défaut dès le temps luénie de ses premières études phi-
losophiques qu'il faisait à la Flèche , sous les Pères jé-
suites. 11 s'en plaignit inutilement à ses maîtres; mais,
ayant commencé à philosopher tout seul, sans autre
livre que la raison aidée du secours de la géométrie,
il entreprit d'y remédier; et on peut dire qu'il y a réussi
autant bien qu'il était possible, en travaillant de pur
génie et sans modèle sur un sujet si difficile. Il établit
trois lois de la nature et sept règles du mouvement,
fondées sur ces deux principes : qu'on y fasse une atten-
tion sérieuse.
1° Que la volonté de Dieu étant la force qui tient les
corps en repos , aussi bien que celle qui les met en mou-
vement , ces deux manières d'être sont de leur nature
aussi positives; que, toutes choses égales, elles ont autant
de force l'une que l'autre ; que le repos en a pour résister
au mouvement, comme le mouvement pour résister au
repos; qu'ainsi, pour déterminer lequel des deux sera le
vainqueur, lorsqu'un corps vient à choquer un corps en
repos, il faut décider de leur sort par la grandeur de
leurs masses, et par conséquent, disait-il, si ou suppose
les corps dans le vide , un corps en repos, pour peu qu'il
soit plus grand que le mobile T|ui le frappe, ne peut jamais
en être ébranlé. Que l'on prenne garde à la supposition ,
car tout dépend de là.
2° Que Dieu étant aussi constant dans sa conduite,
qu'immuable dans son essence, il conserve toujours dans
l'univers une égale quantité absolue de mouvement. D'où
il conclut que le mouvement ne se perd point, et qu'il
n'augmente ni ne diminue sans tout l'assemblage des
corps; mais qu'il ne fait, pour ainsi dire, que passer de
l'un à l'autre par une communication perpétuelle. La rai-
son qu'il en rapporte est que la force mouvante, ou la
cause motrice de la nature, qui est la volonté divine, de-j
La Vie du R. P. Malebranche 207
meurant toujours la même, doit toujours produire le
même effet.
Ces deux principes , de la manière dont les envisage
M. Descartes, ont sans doute quelque chose de fort spé-
cieux, pour ne rien dire de plus. Le P. Malebranche en
fut d'abord ébloui; mais, après avoir bien pensé, il se
désabusa du premier. C'est pourquoi, dans le dernier
chapitre de sa fameuse 'Recherche, il prouve que le repos
n'est rien de réel ; que ce n'est qu'une pure privation ;
que Dieu n'a pas besoin d'une volonté positive pour le
produire, et par conséquent que le repos n'a aucime force
pour résister à celle du mouvement. On voit assez que par
là il ruinait par les fondements plusieurs des règles de
M. Descartes : la quatrième, la sixième, la septième.
Mais, parce qu'il retenait encore le second principe de
l'égalité invariable de la quantité absolue du mouvement
dans la nature, il crut devoir retenir aussi la première,
la deuxième, la troisième, la cinquième; qui lui parais-
saient une suite nécessaire. Il se contenta donc alors de
mettre à la place des trois règles qu'il avait abolies, quel-
ques autres de sa façon , qui se réduisent toutes à celles-
ci; que le mobile, quoique plus petit, doit chasser devant
lui le plus grand , quoique dans un parfait repos , et lui
communiquer de son mouvement à proportion de la gran-
deur, pour aller tous deux de compagnie, après le choc,
vers le même point. Car on suppose que la percussion est
directe. On peut voir le reste dans les premières éditions
de la Recherche de la vérité, livre VI^, chapitre dernier.
Il y avait dix ans que cet ouvrage était entre les mains
de tout le monde, sans que personne eût rien écrit contre
les nouvelles règles du P. Malebranche. M. de Leibnitz ,
savant de qualité d'Allemagne, fort célèbre par l'étendue
de son esprit et de son érudition presque universelle, fut
le premier qui les attaqua dans les journaux de Hollande,
208 Bibliothèque Oralorienne
en 1686 ^ Il commença par le principe. Il prétend que
c'est une erreur de soutenir, avec M. Descartes, que Dieu
conserve toujours la même quantité de mouvement,
quoiqu'il avoue que Dieu conserve dans la nature la
même force motrice. Car il faut bien que la conduite de
l'Etre inliniment parfait porte un caractère de constance,
de régularité, d'uniformité. M. Leibnitz, qui malgré le
poids de sa vaste érudition se piquait d'être méditatif,
n'avait garde de nier une vérité si claire à tout homme
qui pense. Mais, en distinguant la force des corps de la
quantité ou grandeur de leurs mouvements, il prétendait
renverser le principe de M. Descartes, sans ôter à Dieu
la gloire d'une conduite uniforme et constante. Après
avoir apporté sa démonstration , il conclut en accusant ce
grand philosophe d'avoir trop présumé de ses lumières ,
et les cartésiens, d'avoir trop déféré à celles d'autrui.
L'accusation n'était guère bien fondée. Car il est certain
que les cartésiens , qui méritent ce nom , ne reconnais-
sent point d'autre maître que la raison, ainsi que M. Des-
cartes le leur a lui-même recommandé. M. l'abbé Cate-
lan prit en main la défense des accusés. Il entreprit de
faire voira M. Leibnitz, que sa prétendue démonstration
n'était qu'un vrai paralogisme. Celui-ci réplicjua', et dans
sa réplique il attaqua de front le P. Malebranche, ce qu'il
n'avait fait encore qu'indirectement dans son premier
écrit. 11 le combat sur deux points : sur les règles de
M. Descartes, qu'il avait jugées bonnes, excepté sur la
1 Cette objection de ^I. Leibnitz parut en latin dans le mois de
mars 1686 au Journal de Leipzig , autrement Acta eruditorum,
et reparut une seconde fois , traduite en français , avec la réponse
de M. l'abbé Catelan dans les Nouvelles de la République des
lettres, au mois de septembre même année.
2 La réplique de M. Leibnitz à M. l'abbé Catelan est contenue
dans une lettre écrite à l'auteur des Nouvelles de la République
des lettres, 9 janvier 1687, et publiée en février, article 3.
I
La Vie du B. P. Maiebranchc 209
première, qui est incontestable, et pour le toucher de
plus près , sur celles qu'il avait substituées de son chef à
la place des mauvaises; mais, en le combattant, il se
trouve réduit à d'étranges extrémités : à dire, par exemple,
que la force des corps est distinguée de leur mouvement;
que cette force doit être estimée non par la grandeur ou
par la vitesse des mobiles, mais par l'effet futur; que
puisqu'il semble que cette force ou puissance est quelque
chose de réel avant la production de son effet, il s'ensuit
qu'il faut admettre dans les corps quelque chose de réel
différent de la grandeur et de la vitesse, à moins qu'on
ne veuille refuser au corps toute la puissance d'agir;
enfin à soutenir que nous ne concevons pas encore par-
faitement la matière, ni même l'étendue; c'est-à-dire,
ainsi qu'il s'en explique , que nous n'en avons pas une
idée claire et distincte.
Assurément, M. Leibnitz donnait ici tout droit dans le
pyrrhonisme, après avoir donné d'abord dans les ténè-
bres surannées des qualités occultes. Car, si on n'a point
d'idée claire de l'étendue, on n'en a de rien du tout. Cela
est manifeste; et, s'il est permis d'admettre dans les
corps une force motrice interne, distinguée du mouve-
ment, nous voilà dans une obscurité inaccessible à tous
les efforts de la raison.
Le P. Malebranche avait la plus belle occasion du
monde de se défendre avec succès. La matière du mou-
vement est susceptible de vraisemblances pour et contre.
Les règles de M. Descartes, qu'il avait adoptées, et celles
qu'il avait ajoutées, sont plausibles, et son adversaire lui
donnait prise sur la métaphysique , où il excellait.
M. l'abbé Catelan lui offrait sa plume pour renfort; mais
le P. Malebranche était encore plus honnête hjmme que
bon philosophe. Il abandonna tous ses avantages. 11 ne
considéra, dans l'écrit de iM. Leibnitz, que la force des
210 Bibliothèque Oratorienne
I
objections, sans avoir égard aux endroits faibles, et il
avoua généreusement dans une lettre qu'il rendit pu-
blique, que son illustre adversaire pouvait bien avoir rai-
son, puisque les règles dont il était question dépendaient
d'une volonté arbitraire du Créateur, ajoutant qu'il était
bien convaincu que les règles de M. Descartes, qu'il avait
jugées fausses, l'étaient effectivement, mais qu'il n'était
pas aussi assuré , que les autres qu'il avait approuvées ,
fussent tout à fait bonnes.
Le savant d'Allemagne n'était pas homme à se conten-
ter d'une demi- victoire, quoiqu'on eût bien voulu la lui
céder sans combat et de si bonne grâce. 11 insista , non
plus sur le principe de l'égalité invariable de la quantité
du mouvement dans la nature, mais particulièrement
sur ce qu'avait dit le P. Malebranche : que les choses
dont il était question dépendaient d'une volonté arbi-
traire du Créateur. Le grand homme qui nie, en dépit
du bon sens, que nous ayons de la matière une idée assez
parfaite pour décider, que la force des corps consiste
dans leur mouvement, prétend, lui, en avoir une assez
claire de Dieu, pour décider que les règles de M. Des-
cartes sont absolument contraires à la sagesse divine.
Mais, après tout, il faut convenir que M. Leibnitz pense
beaucoup plus, et beaucoup mieux, que les gens d'érudi-
tion n'ont coutume de le faire. 11 dit, entre autres belles
choses, que plus on connaît la nature, et plus on la
trouve géométrique; que la véritable physique se doit
puiser dans la source des attributs divins; que la con-
naissance de Dieu n'est pas moins le principe des sciences
que son essence et sa volonté sont le principe des êtres ;
que bien loin d'exclure de la physique les causes finales,
ou la considération d'un être sage qui agit avec dessein,
c'est de là qu'il faut tout déduire; qu'à la vérité, les
effets particuliers de la nature se doivent expliquer mé-
La Vie du R. P. Malebranchc 211
caniquement, mais que les principes généraux de la phy-
sique et de la mécanique même, dépendent tellement de
l'idée d'une intelligence souveraine, qu'on ne les saurait
bien expliquer, sans la faire entrer en considération ;
que c'est ainsi qu'il faut allier la piété avec la raison, et
qu'on pourra satisfaire les gens de bien , qui appréhen-
dent les suites de la philosophie mécanique ou corpuscu-
laire; comme si elle pouvait éloigner de Dieu et des sub-
stances immatérielles, au lieu que, tout bien entendu, elle
nous y doit conduire.
Le P. Malebranche fut si content de ce dernier écrit de
M. Leibnitz, que dès lors il abandonna absolument ses
règles, mais en retenant toujours le fameux principe de
la conservation invariable de la même quantité de mou-
vement dans l'univers, car il ne croyait pas que son ad-
versaire y eût donné la moindre atteinte. L'abbé Catelan
voulait encore faire tète à l'ennemi. Mais, quand les gé-
néraux se rendent, il faut bien que les officiers subal-
ternes mettent bas les armes. Notre abbé demeura donc
en repos; il pria seulement le P. Malebranche, avec plu-
sieurs autres de ses amis , que puisqu'il abandonnait ses
premières règles du mouvement, il en donnât de secondes
qui fussent meilleures. Après quelques années de refus ,
sa prière fut écoutée. Le P. Malebranche médita de nou-
veau la matière, ce qui produisit, en 1691, un Traité des
lois de la communication des mouvements \ Nous n'en di-
rons qu'un seul mot en général, parce que le détail, en
cette matière fort difficile, n'est ni à la portée, ni du
goût de la plupart des lecteurs.
1 Paris, Pralard, 1G02. la- 11 de 44 pages. — 3/. Blampignon
s'est trompé (page 10) en écrivant que Malebranche donna ce
Traité à l'occasion de sa nomination n l'Académie des sciences.
C'est sept ans plus tôt , nomme on le voit, que parut cette pre
mière édition.
212 Bibliothèque Oratorienne
Le traité , outre un avertissement qui est à la tête ,
contient trois parties , à cause que l'auteur donne trois
sortes de règles du mouvement.
Dans son avertissement , le P. Malebranche fait à
M. Leibnitz l'honneur qu'il mérite, en reconnaissant que
c'est à lui qu'il a l'obligation d'avoir corrigé quelques
erreurs qu'il avait avancées dans le dernier chapitre de
sa Recherche. Il serait à souhaiter que les savants fussent
tous, et aussi dociles et aussi généreux, à l'égard de leurs
critiques.
Dans la première partie, il donne les règles du mouve-
ment pour les corps parfaitement durs, selon l'hypothèse
de M. Descartes, mais suivant toujours son propre prin-
cipe, que le repos n'a point de force pour résister au
mouvement.
Dans la seconde, il donne des lois pour le mouvement
des corps durs à ressort, tels que sont, en effet, tous les
corps durs sensibles.
On juge bien que ces deux sortes de lois ou de règles
doivent être fort différentes , selon la dilTérence de leurs
objets. Mais il faut remarquer que dans les deux pre-
mières parties de ce traité, le P. Malebranche relient
constamment le principe dont nous avons tant parlé : que
le mouvement ne se perd point, et que Dieu en conserve
toujours dans le monde une égale quantité absolue. Tout
ce qu'il peut accorder à M. Leibnitz, ou plutôt à la vé-
rité, c'est de reconnaître qu'au lieu de la communication
proportionnelle qu'il avait auparavant admise avec
M. Descartes, il se fait entre les corps qui se choquent
une permutation réciproque de leurs vitesses dans leur
rejaillissement.
Dans la troisième partie , il a plus de complaisance
pour son critique. Il y raisonne dans la supposition que
les mouvements contraires se détruisent , et que la quan-
La Vie du B. P. Malebranche 213
tité de mouvement augmente et diminue sans cesse dans
l'univers. Mais il déclare qu'il n'adopte pas les règles
qu'il donne dans cette hypothèse. 11 en prescrit d'abord
pour les corps mous , et ensuite pour les corps élas-
tiques.
Le P. Malebranche conclut en disant qu'il n'est pas
impossible d'établir en physique des règles du mouvement
si justes que les opérations du calcul mathématique sui-
vraient pied à pied les effets de la nature, et y répon-
draient à peu près; ce qui montre assez qu'il n'était pas
tout à fait content de son traité. Si le public le fut da-
vantage lorsqu'il parut en 1692, c'est ce que je n'ai pu
apprendre. Mais nous savons que M. Leibnitz ne le fut
pas. Nous savons même que dès lors il y lit des notes
critiques, je les ai entre les mains. Voici les premières.
1° Il trouve à redire que le P. Malebranche eût assuré
que les lois du mouvement dépendaient d'une volonté ar-
bitraire du Créateur. Il avoue que Dieu en pouvait établir
d'autres; mais il lui semble qu'il se serait éloigné des
règles de sa sagesse.
2° Il revient à la charge contre le principe de la con-
servation invariable de la mè ne quantité de mouvement
dans la matière; il veut seulement qu'il se conserve
dans le monde la même quantité de l'action motrice
absolue.
3° Il ajoute que la supposition des corps durs sans res
sorts, que le P. Malebranche avait faite après M. Des-
cartes, lui paraît éloignée de l'ordre de la nature, parce
que le ressort est essentiel aux corps, non pas, dit-il,
d'une manière primitive, mais par la disposition du sys-
tème que Dieu a choisi, c'est-à-dire par le moyen d'un
fluide plus subtil qui pénètre les corps; que même la
moindre partie de ce fluide est encore un corps élastique
par le moyen d'un autre fluide enc.oïc plus siil)tii , que
'îli Bibliothèque Oratoricnne
par conséquent on doit admettre, pour ainsi dire, un
monde entier dans la moindre partie de la matière.
4° Il convient avec le P. Malebranche que le repos n'a
point de force pour résister au mouvement, mais il pré-
tend que la matière a une certaine inertie naturelle; que
cette inertie dans nos corps sensibles est proportionnelle
à sa pesanteur; que c'est elle qui est la cause qu'un ais
suspendu est plutôt percé que mû par une balle de mous-
quet, etc.
5° Il dit contre le principe de l'indifierence de la ma-
tière au mouvement et au repos, que si cela était, le
moindre corps pourrait mouvoir le plus grand sans rien
perdre de sa force et qu'il n'y aurait point de choc ni de
résistance quand deux corps vont d'un même côté.
Je laisse au lecteur attentif à juger de ces remarques
et principalement de l'inertie de M. Leibnitz; qu'il la
distingue, s'il peut, ou de la pesanteur des corps, ou de
la force que M. Descartes attribue au repos, pour résister
au mouvement. Je reprends mon récit.
M. Leibnitz ne publia point ses notes critiques. Il nous
assure même, dans une de ses lettres, qu'il ne voulut s'en
ouvrir à personne. Le motif de son silence est remar-
quable : ce fut, dit-il, la crainte de passer pour un
homme qui affectait de contredire le P. Malebranche. Les
autres donneront à son respect humain tel nom qu'il
leur plaira. Je crois, pour moi, qu'on lui en doit savoir
d'autant plus de gré que la mauvaise honte ne fut jamais
le défaut des savants. Mais pendant que , par un motif de
pudeur, il cachait ainsi ses nouvelles difficultés contre le
traité du P. Malebranche, ce grand philosophe qui était
lui-même son plus rigoureux critique, s'en proposa de si
fortes, qu'il fut obligé de se rendre à ses propres at-
taques. Il reconnut enfin ce qui était le point capital de
sa dispute avec M. Leibnitz, la fausseté ou plutôt l'équi-
La Vie du R. P. Makbranche 215
voque du principe carlésieu de lu conservation invariable
de la même quantité de mouvement dans l'univers. Il lit
plus : il avoua son erreur avec autant de joie que s'il
eût publié une découverte; et comme c'était M. Leibnitz
qui, par ses objections, avait donné lieu à cette conver-
sion philosophique, un de ses premiers soins fut de cher-
cher l'occasion de lui en marquer sa reconnaissance.
M. le marquis de l'Hôpital' la lui fit naître tout à
propos. 11 venait de (inir son excellent livre Des infiniment
petits, lorsqu'il apprit que M. Leibnitz avait dessein de
travailler sur cette même matière. Aussitôt il résolut de
sacrifier son ouvrage à sa politesse. Ilécrività M. Leibnitz
pour lui demander s'il trouverait bon que son écrit parût
avant le sien, lui témoignant au reste qu'il était prêt
pour lui faire plaisir, non seulement à en diflerer l'im-
pression, mais à le supprimer entièrement. Voilà de ces
galanteries dont on ne voit guère d'exemples parmi les
savants. M. Leibnitz répondit au marquis sur le même
ton : qu'il n'avait garde pour son intérêt particulier de
vouloir priver le public d'un livre qui était sans doute
excellent, qu'il espérait lui-même profiter de ses grandes
lumières; et que si la permission de l'imprimer n'était
pas encore donnée, ilsejoindraitauP. Malebranche pour
l'obtenir. En elîèt, il en écrivit à ce Père, qui prit de là
occasion de lui apprendre son changement et le dessein
où il était de réformer son traité sur des principes con-
formes aux siens , l'obligation qu'if lui en avait et tout ce
qu'on peut dire d'obligeant. C'est avoir de la reconnais-
sance pour des services bien équivoques que d'en avoir
1 Guillaume -François -Antoine, d'une famille ancienne et il-
lustre (différente de celle du chancelier), naquit en 1661. Il avait
quitté le service à cause de sa courte vue. Jlembre de l'Académie
des sciences, il mourut à Paris le 2 février 1704, à quarante-
trois ans.
216 Bibliolhèque Oratorienne
pour des critiques imprimées et publiques par toute la
terre. Mais le P. Malebranche aimait la vérité de quelque
manière qu'on la lui fit connaître. M. Leibnitz, charmé
de sa vertu, lui rendit une réponse telle qu'il la méritait.
Il loue principalement sa grande pénétration et sa rare
générosité : la pénétration, pour avoir découvert par
lui-même les défauts de son propre ouvrage , ce qui est
plus difficile qu'on ne le saurait croire, et sa générosité
pour avouer si humblement qu'il s'est trompé. 11 lui
envoie en même temps ses nouvelles critiques sur le
traité, par où il me paraît qu'il lui témoigne plus d'es-
time que par toutes les louanges qu'il lui donne. C'est
beaucoup dire , car je lis ces paroles dans une de ses
lettres au P. Malebranche :
« Au reste, mon révérend Père, j'ai toujours estimé et
admiré ce que vous nous avez donné sur la métaphy-
sique dans les endroits même où je ne suis pas entière-
ment d'accord avec vous. Vous avez trouvé le secret de
rendre les choses les plus abstraites non seulement sen-
sibles, mais agréables et touchantes. Vous en avez fort
bien montré l'influence dans la morale, qui, effective-
ment, doit être toute fondée sur la véritable métaphy-
sique. Je soidiaiterais, mon révérend Père, que vous vou-
lussiez bien prendre la peine de nous proposer un jour
vos belles et importantes pensées en forme de démons-
tration , sauf à vous donner un peu plus l'essor dans les
scolies , c'est-à-dire, dans vos remarques sur les vérités
démontrées où vous pourriez encore dire mille belles
choses, etc.. »
Le P. Malebranche eût bien suivi ce conseil, s'il n'eût
écrit que pour des mathématiciens ou pour des anges;
mais écrivant pour des hommes habitués aux idées sen-
sibles, il a fallu ordinairement prendre une autre mé-
thode. Ainsi, au lieu de suivre le conseil de M. Leibnitz,
La Vie du R. P. Malebranche 217
il songea à exécuter son propre dessein ; il réforma son
traité, ou plutôt il le retondit presque entièrement et le
mit dans l'étal où nous le voyons à la lin de la Recherche
de la vérité ^ Ni M. Leibnitz, ni aucun autre auteur n'y
a trouvé rien à redire , que Tou sache.
Le P. Malebranche le divise en deux parties, dont il
emploie la première à examiner quelles devraient être
les lois de la communication du mouvement, si les corps
se choquaient dans le vide et s'ils étaient durs par eux-
mêmes; examen qu'il ajuste à deux suppositions : 1° à
celle qui admet dans le monde une égale (|uanlité absolue
de mouvement; 2"* à celle qui veut au contraire qu'il y
arrive sans ce^se quelque changement à l'occasion du
choc des corps.
Comme la deuxième supposition est la véritable, il em-
ploie toute l'autre partie à expliquer les principes néces-
saires pour rendre la raison physique et naturelle des lois
du mouvement, qui sont conlirmées par l'expérience; à
marquer ces lois et à prouver que les opérations pres-
crites pour découvrir le résultat des mouvements qui
suivent le choc des corps, représentent exactement à
l'esprit les effets naturels que le même choc y produit.
C'est toute l'analyse (ju'on donnera de ce traité; on
en a dit la raison et on ne s'est peut-être déjà que trop
arrêté sur l'histoire de sa naissance et de sa réformation.
Mais, après en avoir cons^idéré toutes les circonstances,
on a cru qu'elle fournirait aux savants le modèle d'une
guerre d'esprit honnête et civile; un modèle d'attaque
dans M. Leibnitz, ([ui parle toujours ferme, sans dureté,
sans impolitesse; et un modèle de délensc dans le P. Ma-
lebranche ([ui, sans donner ni prendre le change, en se
jetant à l'écart sur les endroits faibles de son adversaire,
1 A partir de l'édition de 17uo.
BlBL. OK. — VIll 7
218 Bibliothèque Oraforienne
dont il n'était pas question, se rend de bonne foi à la
lumière, à mesure qu'elle vient à paraître. Aussi arriva-
t-il, ce qui est rare, que la guerre ne servit qu'à les unir
ensemble par une estime plus particulière ; car le P. Male-
brancbe regarda toujours depuis M. Leibnitz comme
l'adversaire le plus équitable qu'il eût jamais eu à com-
battre , et M. Leibnitz, de son côté, admira le P. Male-
branche comme l'auteur le plus raisonnable qu'il eût
encore trouvé. Ainsi la vérité remporta la victoire à l'a-
vantage des deux combattants.
Le P. Malebranche eut presque en môme temps une
autre guerre à soutenir contre un ennemi en toute ma-
iKère moins illustre ((ue M. Leibnitz, mais incompara-
blement plus fier. C'était M. Régis % bomme d'un esprit
facile, d'une mémoire beureuse, d'une imagination assez
nette, mais d'une pénétration fort médiocre. Cependant,
comme il savait par cœur son Descartes et que d'ailleurs
il avait le talent de la parole, ce qui tient dans le monde
1 Gentilhomme de Languedoc, de la famille de Saint-Régis. II
fit des livres de physique pour l'abbé de Louvois. Louvois, mi-
nistre , lui faisait une pension.
Pierre -Silvain liégis, né à la Salvétat-de-Blanquefort dans le
comté d'Agenais en 1632, célèbre philosophe cartésien, disciple
de Rohaut, lit ses études à Paris, établit à Toulouse des confé-
rences publiques sur la nouvelle philosophie en 1680, ce qui lui
mérita une pension de la ville ; membre de l'Académie des
sciences en 1699; mort à Paris, le 7 jan\ier 1707; auteur d'un Cout\s
de philosophie en trois volumes in -4»; De l'usage de la raison
et de la foi ou l'Accord de la foi et de la raison, in-4", 1704, dé-
dié à M. l'abbé Bignon, à qui M. Régis dit dans son Épître qu'il
ne pouvait citer les ennemis ou de la raison ou de la foi devant
un juge à qui les droits de l'un et de l'autre fussent mieux connus,
et que si on le recevait ce ne serait que parce qu'il serait trop
déclaré pour toutes les deux. (Voir Éloge de M. Régis.)
M. Régis donne pour conclusion un Traité de l'amour de Dieu,
parce que cette matière , dit M. de Fontenelle, qui, si l'on voulait,
serait fort simple , venait d'être agitée par des grands hommes
avec beaucoup de subtilité.
La Vie du R. P. Malebranche 219
lieu de bel esprit, il avait autrefois brillé dans les cé-
lèbres conférences que M. Rohaut faisait à Paris sur la
physique. Après la mort de ce fameux cartésien, il eut
la hardiesse de s'offrir pour les continuer; ce qu'en effet
il fit longtemps avec honneur. Le succès lui enfla le
courage; de telle manière ({ue, consultant sa réputation
plutôt que ses forces, il projeta un dessein, dont l'exé-
cution ne paraît aisée qu'aux gens vulgaires: c'était de
donner au public un système complet de philosophie,
comprenant une logique, une métaphysique, une phy-
sique, une morale, non pas telles qu'on les donne dans
les écoles, sans principes, sans méthode, sans goût, mais
bien approfondies, bien liées entre elles et bien déve-
loppées, et par là capables de former l'esprit à ce juste
discernement du solide et du vrai qui vaut mieux que
toute l'érudition du monde. Le projet est sans doute fort
beau. Voici de quelle manière M. Régis l'exécuta : il
choisit d'abord les principes de M. Descartes pour le fond
de son ouvrage; et, pour le conduire à sa perfection, il
copia sans façon d'excellents livres cartésiens, entre autres
la Logique de Port- Royal et la Physique de M. Rohaut.
Mais l'envie de passer pour original l'ayant saisi tout à
coup , il y ajouta tant du sien qu'il réussit mal dans son
dessein. Car il soutient par exemple que les corps sont
les exemplaires des idées qui les représentent, et non les
idées les exemplaires des corps, quoique évidemment
formées sur elles ; que l'on peut démontrer l'existence de
la matière par son idée toute seule, avant que d'avoir
démontré l'existence de Dieu : cette idée, dit-il, ne pou-
vant être en nous, sans qu'il y ait des corps véritables
hors de nous; qu'encore que les créatures n'aient point
de causalité propre, elles ne sont pas des causes occa-
sionnelles, mais, connue il les appelle, des causes effi-
cientes secondes; que les vérités éternelles consistent dans
;220 Bibliothèque Oratorienne
les substances que Dieu a créées , en tant qu'on les con-
sidère d'une certaine façon en les comparant ensemble,
suivant les dilTérents rapports qu'elles ont les unes avec
les autres; que l'élat de la nutuie est un état de guerre ,
où la force est la loi naturelle, etc.. H y a tout lieu de
croire que ces principes dont on ne voit que trop bien les
pernicieuses conséquences, ou d'autres semblables, dont
M. Régis est plein , furent la source desmortiiicationsqui
lui arrivèrent dans la suite, et, par contre-coup, à tous les
cartésiens. Un en murmurait dans Paris si bautement
que la chose alla jusqu'aux oreilles du roi. Ce prince
n'avait jamais rien appris; il n'avait à sa cour que des
gens fort peu éclairés sur ces matières. Aussi au lieu de
s'en prendre au seul auteur de ces mauvaises maximes ,
il se laissa prévenir généralement contre tout le carté-
sianisme. On ne l'en blâme pas, car ses confesseurs, tous
bons disciples d'Aristote, lui en avaient toujours fait les
plus bideuses peintures. Ayant mandé donc M. de Harlay,
arcbevéque de Paris, il lui donna ordre de faire défense
à M. Régis de continuer ses conférences et à l'université |
d'enseigner la philosophie de M. Descartes. Le prélat'
était trop bon courtisan pour dire la vérité à un roi dont!
on sait que les préventions étaient ineffaçables. Il exécuta
son ordre, M. Régis obéit, et les vieux docteurs furent
charmés de voir l'autorité d'Aristote contirmée par celle
du roi. On dit même qu'à cette occasion ils entreprirent]
la censure de M. Descartes, mais que M. Boileau fitj
échouer le projet par sa fameuse requête en faveurj
d'Aristote*.
1 M. de Harlay otMt l'archevêché à M. Régis pour s'entretenir
ensemble sur ses principes. M. Régis y alla pendant quelque temps.
2 Dès 1641, M. Descartes ayant envoyé un de ses livres à la
Sorbonne pour l'examiner, M. Arnauld fut choisi pour y faire des/
objections. M. Descaries loua le jeune docteur. Une autre lois
La Vie du R. P. Malebranche 221
La philosophie de M. Régis ne laissa point de paraître
imprimée avec privilège du roi. On se croit obligé ici d'en
faire le juste portrait, afin de précautionner les esprits
trop faciles contre son faux cartésianisme.
La lo^fique est toute vide et superficielle; elle a plus
de surface que de solidité, sous prétexte que celle de
Port-Royal, où il renvoie, a épuisé la matière; sa méta-
physique est remplie de maximes erronées qui ruinent
par les fondements toutes les sciences, en supposant que
Dieu est le créateur des vérités éternelles , aussi bien que
des êtres qu'il a bien voulu produire hors de lui-même.
Sa physique est assez bonne dans la plupart des endroits
où il a copié M. Descartes, M. Rohaut, etc., mais sa mo-
rale est horrible dans toutes ses parties, car il y renverse
les lois éternelles, toutes les règles immuables de sagesse
et de justice, qu'il fait dépendre dans la société de certains
contacts arbitraires soit de Dieu avec l'homme, soit des
hommes entre eux. En un mot, il n'y a point d'Escobar
ni de Banni qui ait porté le relâchemont si loin, et je ne
vois pas que la politique impie ou inhumaine de Ma-
chiavel soit beaucoup plus mauvaise. On n'a qu'à lire
pour s'en convaincre.
■ Il n'est pas étonnant qu'un philosophe ennemi des
vérités et des lois éternelles en attaquât les défenseurs.
Aussi M. Hégis ne manqua-t-il point dans son système de
philosophie (car c'est le titre qu'il donne à son livre) de
combattre de toute sa force le P. Malebranche. On en
Ips vieux docteurs de Sorbonne, voyant le progrès du cartésia-
.nisrae, résolurent d'en faire une censure; un prêtre de l'Ora-
toire..., homme d'esprit, leur représenta que pour se mettre en
état de faire quelque chose de bon, il fallait qu'ils s'appliquassent
pendant six mois à bien étudier la géométrie, etc., les vieux doc-
teurs se récrièrent beaucoup et abandonnèrent le projet. Le P. An-
dré le savait de M. l'abbé de Cordemoi.
222 Bibliothèque Oratorienne
rapporte encore un autre motif: c'est qu'il était, dit-on,
fort lié avec les amis de M. Arnauld. Mais le relâche-
ment de ses maximes en matière de mœurs nous em-
pêche de le croire. Quoi qu'il en soit, il attaque le
P. Malebranche surtout par trois endroits : le premier,
de métaphysique, sur la nature des idées; le second, qui
a rapport à la morale, sur les plaisirs des sens; le troi-
sième, de physique, sur les diverses apparences de
grandeur sous lesquelles on voit le soleil et la lune dans
l'horizon et dans le méridien.
L Pe . Malebranche n'avait garde de trouver mauvais
que l'on combattît ses opinions: cela eût été injuste; mais
il fut un peu indigné de la manière dont on s'y était pris:
négligence à s'instruire et des sentiments qu'il attaquait
et des raisons dont on les appuyait; affectation de ren-
voyer son lecteur aux livres de M. Arnauld sur les idées,
sans faire mention des réponses qu'on leur avait opposées ;
hardiesse à décider sur les matières qu'il ignorait le plus
parfaitement; infidélité en rapportant la doctrine de son
adversaire ; quelquefois une ignorance qui surprend ; et
presque toujours un air de suffisance qui révolte dans un
auteur si médiocre. Tout cela ne méritait que du mépris.
Néanmoins, comme la philosophie de M. Régis avait eu
succès dans le monde à cause de sa physique, le P. Male-
branche, qui d'ailleurs avait pour maxime de ne mépriser
personne, crut d'abord lui devoir répondre par respect
pour le jugement de ceux qui l'estimaient. Mais ayant
appris presque en même temps qu'une autre main s'ar-
mait pour sa querelle, il jugea plus à propos de suivre
son humeur pacifique en ne lui répondant pas.
En effet, un jeune homme fort vif et de beaucoup d'es-
prit, nommé Lelevel % avait à son insu entrepris de le
' Henri Lelevel, d'Alençon , fut un moment confrère de l'Ora-
toire, d'oii il sortit pour deve7iir précepteur du duc de Saint-
La Vie du H. P. Malebranvhe 523
défendre en réfutant les opinions particulières de M. Ré-
gis sur la métaphysique principalement et sur la morale;
ce qu'il exécute avec une force qui ne lui conviendrait
pas dans sa propre cause et qu'on a même peine à lui
pardonner dans celle d'aulrui; car il pousse à outrance
le faux cartésien, l'attaquant toujours à bout portant,
si on peut ainsi dire, faisant un feu continuel sur toutes
les batteries qu'il avait dressées contre le P. Malebranche,
contre la raison et contre la foi ; en un mot il l'assomme
sans quartier; et, comme pour montrer que c'était peu
pour lui qu'un tel adversaire, il emploie en même temps
une partie de ses forces à repousser deux autres enne-
mis de la philosophie cartésienne, qui avaient attaqué
M. Piégis, mais ordinairement fort mal, ne s'étant servi
pour le combattre que des armes faibles et usées d'Aris-
tote. Ces deux ennemis étaient l'ancien évêque d'Avran-
ches, le fameux polymathe, M. Huet, et le licencié
M. Duhamel % ancien professeur de philosophie de l'Uni-
versité de Paris, qui n'est guère connu que dans les col-
li'ges où le mauvais goût règne encore. M. Lelevel les
combat tous trois tour à tour avec les armes du P. Male-
branche : le prélat, avec respect; le licencié, cavalière-
ment; le philosophe, rudement; ce qui donne à son ou-
vrage un caractère fort singulier. Il a pour titré : La
vraie et la fausse métaphysique , où l'on réfute les sentiments
dii M. Réfjis et de ses adversaires sur cette matière.
Ce ne fut point seulement à Paris que le P. Male-
branche trouva des défenseurs ; il en trouva aussi en
Simon. Il fit , comme on va le voir, plusieurs ouvrages pour la
défense de Maleltranche.
1 II n'est pas question ici de Jean- Baptiste Duluonel , l'ora-
torien (liibliograpliit! oratoricnne, p. 41), mais de Jean Duha-
mel,auteur d'un cours de philosophie a extrêmement médiotre »,
dit Cousin. (Op. dt.. \>. 41 1.1
254 Bibliothèque Oratorienne
province. M, de Guigues% savant ecclésiastique de Lyon,
qui entra depuis dans l'Oratoire, composa une défense
de la Recherche de la vérité contre les attaques de M. Hé-
gis. C'est un petit ouvrage fort net, fort solide, fort
pressant. L'auteur y fait !iriller un feu moins npre que
M. Lelevel , mais dont la douceur ne diminue rien de la
vigueur avec laquelle on doit combattre les partisans de
l'erreur.
Le malheur du P. Malebranche fut d'ignorer ce qu'on
faisait à Lyon pour sa défense et de ne point voir paraître
l'ouvrage de son défensmir de Paris. On ne sait point trop
la cause de ce retardement, car le livre est bon. Mais il
est certain que le P. Malebranche ayant appris qu'on y
maltraitait un peu M. Hégis, ne le voulut point lire qu'il
ne fût imprimé. Voyant donc que l'impression en était
différée, et ne sachant pas même si elle se ferait jamais,
il prit enfin la résolution de ne pas laisser plus longtemps
la vérité indéfendue. Deux raisons entre autres le por-
tèrent encore une fois à vaincre son humeur ennemie des
combats : ce fut la juste crainte premièrement qu'on ne
regardât son silence comme une espèce de mépris pour
son adversaire, et en second lieu comme un aveu de son
impuissance à défendre des sentiments qui lui avaient
toujours paru véritables. Mais aussi afin de ne pas s'en-
gager à un travail long et inutile, il ne s'attache qu'aux
trois endroits déjà marqués, où M. Régis le réfute avec
une application particulière, en le citant en marge, pour
lui montrer à l'œil que c'est à lui qu'il parle, (f Car enfin,
dit le P. Malebranche dans l'avertissement qui précède
' Le P. Jean de Guigue (et non Guigne, croyons-nous, comme
écrit M. blampignon, p. 13), entra à l'Oratoire vers le com-
mencement du xvm^ siècle, et g mourut le 28 mars 1703. à
Vienne en Dauphiné.
La Vie du R. P. Malebranche 225
sa réponse, puisque pour le combattre je ne fais point
choix de ce qui paraît de plus faible dans son système,
et que je m'oblige à renversi^r tout ce qu'il y trouve
lui-même de plus fort contre moi , si on reconnaît claire-
ment, comme je l'espère, que la vérité est de mon côté,
on aura un préjugé légitime contre tout son ouvrage, je
veux dire, ajoute-t-il agréablement, contro ses opinions
particulières; car je ne prétends pas qu'il n'y ait rien de
solide dans sa philosophie; je condamnerais d'excellents
auteurs et que je regarde comme mes maîtres. »
Après cette fine raillerie, le P. Malebranche entre en
lice contre son adversaire avec un air de résolution et de
politesse chrétienne qu'il soutient pArfaitementd'un bout
à l'autre. C'est ce qu'on peut voir dans toute sa réponse,
dont voici l'analyse ^.
Le P. Malebranche, après avoir ainsi montré à son
adversaire la faiblesse de ses attaques, finit par ce trait
de christianisme : « J'ai tâché , Monsieur, qu'il n'y eût
rien dans ma réponse qui vous pût fâcher, et j'espère y
avoir réussi ; car il me semble que je n'ai point eu d'autre
vue que de bien défendre mes sentiments, à cause que je
les crois véritable-; mais, si dans la chaleur de la dis-
pute, il s'y est glissé quelque expression trop dure, ce
que vous pouvez sentir mieux que moi, voyez si vous n'y
auriez point donné vous-même un légitime sujet. En
tout cas, je vous prie de me le pardonner d'aussi bon
cœur que j'oublie, comme je le dois, certaines manières
qui me blessent dans votre ouvrage. »
Cette réponse parut en 1693, sur la fin de l'année;
1 C'est de la page 738 à la page 754 qu'Anh-é donne l'ana-
lyse de cette réponse intitulée : Des diverses apparences de gran-
deur du soleil et de la lune dans l'horizon et dans le méridien,
réponse à M. Ré,?is, 1603, in -4". Réimprimé, à partir de 1700,
// la suite de la Recherclie.
226 Bibliothèque Oratorienne
voyons quelle en fut la suite. Assurément, M. Régis de-
vait être fort obligé au P. Malebranche , d'avoir bien
voulu l'honorer d'une réponse si modeste. Le peu de va-
leur de ce qui est à lui dans ses livres , jointe à sa fierté
révoltante, méritait sans doute un autre sort. Mais, c'est
de quoi il n'avait garde de convenir. Au lieu de recon-
naître l'honneur qu'on lui faisait, le succès de la réponse,
dont il y eut deux éditions presque en même temps, le
mit de mauvaise humeur. Bien des raisons y contribuè-
rent. Outre qu'elle mettait au jour la médiocrité de son
savoir, de sa pénétration, de son goût, il lui revenait de
plusieurs endroits qu'elle serait bientôt accompagnée :
que l'ouvrage de M. Lelevel allait enfin paraître; que cet
ouvrage maltraitait cruellement sa métaphysique et sa
morale; que sa personne même n'y était pas épargnée, y
étant représenté comme un auteur dont les maximes im-
pies et inhumaines tendaient à la ruine de la religion et
de la société; qu'un certain M. de Guignes, bel esprit
lyonnais, grand admirateur du P. Malebranche, songeait
en même temps à opposer à ses attaques une défense vi-
goureuse de la Recherche de la vérité. D'ailleurs, il ne
pouvait douter ni des murmures du public contre lui , ni
que ses anciens ennemis, M. Huet et M. Duhamel, ne
triomphassent un peu de le voir en si mauvaise posture.
Tout cela était chagrinant pour un auteur entêté de son
mérite.
Cependant M. Régis, qui ne laissait pas d'avoir quel-
ques partisans pour le soutenir au défaut de raison , prit
la résolution de faire bonne contenance. l\ composa trois
répliques, pour répondre aux trois parties delà réponse
du P. Malebranche. Mais, soit que le chagrin l'eût trou-
blé, soit que la précipitation l'emportât, ou parce qu'en
effet il n'avait pas trop approfondi les matières, il y
réussit assez mal. Il y avance les principes les plus faux.
La Vie du H. P. Malebranche 227
comme des vérités incontestables ; par exemple , dans la
première, que si un objet est vu seul et par le même mi-
lieu , il ne peut jamais paraître de même grandeur que
lorsqu'il est à une même distance. Il y assure comme
certains les faits les plus douteux ; par exemple, dans la
seconde, que M. Arnauld a pleinement satisfait aux rai-
sons que le P. Malebranche apporte contre lui dans le
chapitre de sa réponse qui regarde les idées. Il y sou-
tient même, avec une hardiesse étonnante, les faits les
plus visiblement faux; par exemple, dans sa troisième
réplique, que le P. Malebranche, en parlant des plaisirs
des sens dans sa 'Recherche de la vérité (liv. IV, chap. x),
n'a point écrit qu'ils sont capables de nous rendre en
quelque manière heureux, mais simplement nous rendre
heureux, sans modification. Or cette modification, en
quelque manière, se trouve dans la page même où l'auteur
l'avait renvoyée, et on n'avait oublié que de lui marquer
la ligne. Mais ce qu'on aura peut-être plus de peine
à croire, c'est que M. Régis est assez chagrin pour ne
pas goûter le style du P. Malebranche. Ce qui paraîtra
sans doute aux connaisseurs une délicatesse de goût ex-
cessive.
Il faut néanmoins avouer qu'il emploie deux artifices
qui ne sont pas mal imaginés, pour mettre dans son
parti une infinité de personnes. Le premier est de ren-
voyer le P. Malebranche à M. Arnauld, sur la matière
des idées: ce qui valait autant que d'appeler ce doctour à
son aide avec tous les jansénistes; le second est une pro-
testation cavalière de ne jamais répondre ni au P. Male-
branche ni à ses défenseurs. « Car je crois, dit-il, que
ma morale et ma métaphysique sont maintenant si à
couvert de ses insultes, que je proteste publiquement
que, quoique lui et ses disciples puissent écrire contre
elles, je ne leur répondrai jamais; tant parce que nos
228 Bibliothèque Oratorienne
principes sont trop éloignés pour pouvoir disputer en-
semble, qu'à cause que je suis persuadé que le public
connaîtra bien par ces répliques ce que je serais capable
de faire dans de pareilles rencontres. »
Ainsi M. Régis prenait de loin ses mesures, en cas
d'attaque: d'une part, il se ménageait un puissant se-
cours dans les ennemis déclarés du P. Malebranche; et
de l'autre, il se préparait à lui-même une raison plau-
sible pour demeurer dans l'inaction , pendant qu'éloigné
des coups, il verrait combattre ses troupes auxiliaires. Il
ne restait plus qu'à rendre son manifQste fort commun ,
afin que personne n'en prétendît cause d'ignorance. Le
moyen dont il s'avisa est singulier. Il fit imprimer ses
répliques sous le faux nom de Journal de Paris, pour les
faire distribuer dans toute l'Europe à la faveur d'un titre
qui fait tout vendre. Il était temps qu'elles parussent. Le
livre de M. Lelevel était actuellement sous la presse, et
ne tarda point à être publié. Il fit dans le public tout
l'efTet que l'auteur s'en était promis. La morale et la mé-
taphysique de M. Régis tombèrent dans un décri presque
général, surtout la morale, qui, en effet, est un ouvrage
abominable. Ses répliques au P. Malebranche ne lais-
saient pas, de leur côté, d'avoir leur succès. Elles réveil-
lèrent M. Arnauld au bruit de ses louanges; elles justi-
fiaient le silence de M. Régis à l'égard de ses nouveaux
adversaires; elles les tentaient eux-mêmes de s'y réduire
par la protestation qu'y fait l'auteur. Car le moyen de
vouloir parler à un homme que l'on sait résolu à ne
point répondre ?
Cet artitice ne lui réussit pas pourtant entièrement.
Le P. Malebranche, ayant vu les répliques de M. Régis,
crut devoir lui parler encore une fois; mais il attendit
qu'elles fussent dans le véritable Journal de Paris, pour
y répondre par la même voie; alors, il en fit une courte
La Vie du R. P. Malebranche 229
réfutation , que l'on voit tout entière dans un 'Recueil de
pièces justificatives des sentiments du P. Malebranche , par
rapport à M. Régis, imprimé à Lyon par les soins de
M. de Guignes, sans néanmoins qu'il y soit nommé, ni
lui ni la ville. Comme cette réfutation est fort rare,
quoique fort belle en plusieurs endroits, on croit obliger
le public de lui en donner une espèce d'analyse ^
Le titre de ce petit ouvrage est : Hêponse du P. Male-
branche à quelques endroits des répliques de M. Bégis. Car
l'auteur ne crut pas devoir relever toutes les erreurs ni
tous les défauts des trois répliques; il ne s'attacbe qu'aux
plus faciles à reconnaître et à vérifier.
Après avoir fait ressouvenir le public de ce qu'il avait
dit 0 la tin de l'avertissement de sa première réponse ,
que ceux qui lisent les ouvrages de M. Régis, devaient
être extrêmement sur leurs gardes , aussi bien qu'en
lisant les siens; il en apporta plusieurs preuves, tirées
des réplitiues.
1° Il commence par la dernière page, parce qu'elle
traite des plaisirs des sens: matière qui, ne supposant
dans les lecteurs ni géométrie ni métaphysique, est à la
portée de tout le monde. Sans parler de la faute énorme
que nous avons rapportée, il y en trouve p]u<ïieurs au-
tres contre le bon sens et contre la bonne foi dans
M. Régis.
Faute contre le bon sens dans ce qu'il dit, qu'à la vé-
rité il n'y a point de contradiction dans cette proposition
du P. IMalebranche , que le plaisir est toujours un bien,
mais qu'il n'est pas toujours avantageux d'en jouir. On
demande au lecteur comment cela se peut faire ? etc. —
Faute contre la bonne foi dans ce que prétend M. lîégis,
que la vraie proposition dont il s'agit entre lui et le
1 Pour la même raison nous la reproduisons ici.
230 Bibliothèque Oraloriennc
P. Malebranche est la seconde, quoiqu'il eût évidemment
cité la première, pour l'accuser de contradiction mani-
feste, comme il sera visible à tous ceux qui voudront
bien prendre la peine de consulter sa Métaphysique,
page 245.
2° De là, le P. Malebranche venant à la première page
des répliques, où il s'agit de la question des diverses ap-
parences du soleil et de la lune dans l'horizon et dans le
méridien , il y remarque encore plus de fautes que dans
la dernière. J'en ai marqué une ci-dessus, je passe les
autres, parce qu'elles seraient ou moins intelligibles au
commun des lecteurs, ou fort peu intéressantes. Mais,
voici quelque cbose que tout le monde comprendra aisé-
ment et avec plaisir.
3° Sur C8 que M. Régis, pour l'exempter de répondre
aux quatorze premiers articles de la réponse du P. Male-
branche, qui attaquait son opinion touchant la nature
des idées , l'avait renvoyé dans sa deuxième réplique
à M. Arnauld, disant que ce docteur y avait déjà pleine-
ment satisfait; l'auteur parle ainsi :
« Il serait difficile que M. Arnauld eût pleinement satis-
fait à ces quatorze articles. Car il n'est pas vrai , ce que
dit M. Régis, que je ne fais que rapporter les raisons que
j'avais déjà proposées dans ma réponse au livre des
vraies et des fausses idées; par exemple, il n'y trouvera
point celle de la page 34. Quoiqu'il en soit, ce n'est ni à
M. Régis, ni à moi à décider, si la victoire de M. Arnauld
sur le P. Malebranche a été ou non tout à fait complète.
Nous sommes parties intéressées; mais, puisqu'il s'ap-
puie sur l'autorité de M. Arnauld, je puis bien lui oppo-
ser celle de saint Augustin. Celle-ci vaut bien l'autre.
Qu'il écoute donc patiemment ce saint docteur : Quis
mente tam cœciis est (ces paroles sont bien injurieuses
à M. Régis; mais il faut citer fidèlement, il suffit que je
La Vie du R. P. Malebranche 231
ne les traduise pas), quis mente tam cœciis est, istas figuras
quœ in geometria docentiir habitare in ipsa veritate, aut in
his etiam veritatem? » (Solil., liv. II.)
Le P. Malebranche allègue deux autres passages de
saint Augustin, en faveur de son opinion, et il en pouvait
alléguer plus de cent, qui prouvent que nos idées sont
bien différentes de nos perceptions ; qu'elles sont immua-
bles, éternelles, nécessaires, en un mot, qu'elles sont en
Dieu, dans le Verbe, ou la sagesse de Dieu, dans cette
raison universelle qui éclaire toutes les intelligences.
«Après cela, continue l'auteur, que M. Régis, à l'imi-
tation de M. Arnauld , traite ce sentiment de chimérique
et me tourne sur cela en ridicule , je me contenterai de
lui répondre avec saint Augustin , que son aveuglement
me fait pitié : Rideat me ista dicentem, dit ce grand doc-
teur, parlant des nombres intelligibles qu'il met en Dieu,
comme les vérités géométriques, rideat me ista dicentem
qui eos non videt et ego doleam ridentem me. {Conf., liv. X,
chap. XII.)
Ce que l'auteur ajoute sur la protestation de M. Hégis,
est un trait des plus fins qui soit jamais sorti de sa
plume, quoique si féconde en pareils tours d'esprit et
d'éloquence. Après un petit dialogue fort ingénieux, où il
lui fait expliquer les raisons de sa conduite, il introduit
tout à coup un autre personnage qui l'exhorte vivement,
par les mêmes raisons, à répondre aux quatorze pre-
miers articles de la réponse du P. Malebranche , dont il
était question. « Non, répond aussitôt M. Hégis, non, je
proteste publiquement que je ne veu\ plus répondre, ni
au P. Malebranche ni à ses disciples ; et je suis persuadé
que le public connaîtra bien, par ces répliques, ce que je
suis capable de faire. — Je réponds donc sérieusement
à mon tour, dit le P. Malebranche, que je n'ai garde de
juger de la capacité de M. Régis par ses répliques. Je le
232 Bibliothèque Oratorienne
crois assurément capable de quelque chose de meilleur.
Si, contraint parla nécessité de justifier mes sentiments,
j'ai fait voir la faiblesse de ses réponses, et si je persiste
à soutenir que ce ne sont que des brouilleries et de perpé-
tuels détours , je proteste que je serais bien fâché que le
public le prît au mot et jugeât de ce qu'il est capable de
faire, par ces rép]i(iucs qu'il m'a faites. »
Ainsi, le P. Malebranche portait jusque dans les com-
bats littéraires cet air de pol'tesse qui ne l'abandonna
jamais, pas même à l'égard de ses plus injustes et plus
grossières critiques, comme on l'a déjà vu à l'égard du
sieur de la Ville. Mais, pendant qu'il répondait d'un ton
si modéré aux n^pliques de M. Régis, un autre auteur les
réfuta dans un style qui leur convenait mieux. Ce fut le
bouillant M. Lelevel , qui, aimant un peu la guerre,
trouva fort mauvais que l'ennemi eût protesté qu'il ne
tiendrait plus la campagne, et plus mauvais encore qu'il
eût allégué fièrement, pour motif de sa protestation, que
ses répliques feraient assez connaître ce qu'il était capable
de faire.
« Voilà au naturel , dit le jeune auteur, la contenance
du brave de la comédie, qui vaincrait toujours, s'il vou-
lait, mais qui prend la fuite par prévision. )> Après ce
début assez vif, il entreprend de faire voir à M. Régis,
que ses répliques au P. Malebranche ne sont qu'un tissu
d'erreurs grossières, de contradictions visibles, de hon-
teuses dissimulations, de faits faux, d'indignes artifices;
en un mot, il appelle chaque chose par son nom propre,
d'où il conclut, que c'est là de quoi on connaît par ses
répliques que M. Régis est capable. « Toute la pièce est
assommante. « iMais, comme l'auteur ne se borne qu'à
réfuter la seconde réplique sur la nature des idées, et la
troisième, sur les plaisirs des sens, M. de Guigues at-
taqua la première avec beaucoup de force à la tin de sa
Im Vie du B. P. Malebranche 233
Défense de la Recherche de la vérité, qu'il fit alors paraître.
Les amis du P. Malebranche s'avisèrent encore H'un autre
moypn pour achever de confondre M. Hégis, ou plutôt
pour le convertir, du moins sur la question des diverses
apparences du soleil et de la lune dans l'hoiizon et dans
le méridien. Ils avaient remarqué que ce pauvre philoso-
phe, qui n'était pas grand géomètre, n'avait point conçu
les preuves tirées de la géométrie que le P. Malebranche
avait apportées en faveur de son opinion, ce qui lui avait
fait conclure qu'il n'y en avait pas une seule qui ne fût
opposée aux véritables principes de l'optique. D'entre-
prendre de lui persuader le contraire par la voie de la
dispute, sa protestation montrait assez que la chose était
impossible. Ils crurent donc que, puisqu'il n'était pas ca-
pable d'entendre raison, on devait tâcher de le réduire
par l'autorité. Dans cette pensée, ils consultèrent sur la
matière en contestation plusieurs fameux géomètres :
iM. le marquis de l'Hôpital, M. l'abbé de Catelan, M. Va-
rignan et .M. Sauveur, qui décidèrent tous d'une voix,
qu'ajirès avoir lu la réponse du P. !\'alcbranche à M. Ré-
gis (il s'agit de la première), ils avaient trouvé que les
preuves qu'il apporte de son sentiment, touchant les di-
verses apparences de grandeur du soleil et de la lune
dans l'horizon et dans le méridien, étaient démonstra-
tives et clairement déduites des véritables principes de
l'optique. Je ne fais que transcrire les propres termes de
l'attestation qu'ils en donnèrent par écrit avec leur signa-
ture, pour être mise dans le journal. Le P. Malebranche
l'ayant reçue, l'envoya au journaliste avec un petit écrit,
qu'ils supprimèrent, on ne sait pounjuoi. Car il contenait
que cette manière abrégé^ de réfuter des auteurs qui ne
méritent pas de longues réponses, n'était pas sans exem-
ple dans la républi(}ue des lettres. Mais elle fut sans
succès par rapport à M. Hégis. Bien loin de recoiniaîlre
234 Bibliothèque Oratorienne
ses erreurs, il y ajouta une conduite encore plus insoute-
nable. 11 fit publier dans le journal, contre l'attestation
ci-dessus rapportée, un avis dillamatoire, dont voici la
substance :
1° M. Régis dit insolemment que des trois questions
agitées il semble que le P. Malebrancbe en abandonne
deux, puisque l'attestation des quatre géomètres ne fait
mention que de celle (jui regarde l'optique. La preuve
est assurément convaincante;
2° M. Régis récuse ces messieurs, et pour juges et
pour témoins. Ce qui pouvait lui être permis, mais voici
de quelle manière :
« M. l'abbé de Catalan , parce que ses erreurs ont été,
dit-il, si souvent relevées, qu'il ne peut être compi'tent
dans cette afTaire;
« M. Varignan, parce qu'il était si sujet aux rétracta-
tions, qu'on ne peut se résoudre à se tenir pour bien jugé
par lui ;
« M. Sauveur % parce que c'était un disciple du P. Ma-
lebrancbe, qu'il avait donné sa signature par chagrin de
se voir obligé d'expliquer le système de M. Régis à ses
écoliers, et qu'ayant toujours eu plus en recommandation
son intérêt que l'honneur des sciences, il n'avait point eu
de peine à se tourner du côté d'un parti qu'il a cru pou-
voir contribuer à son avancement et à sa fortune;
M M. le marquis de l'Hôpital, parce qu'il était intime
et ancien ami du P. Malebrancbe. » C'est tout ce que
M. Régis en ose dire, soit qu'en effet il n'eût que ce dé-
> De la Floche. Muet jusqu'à sept ans, les organes de sa voix
se débarrassèrent lentement, mais ne furent jamais bien libres.
Maître de géométrie à vingt -trois ans, il eut pour disciple le
prince Eugène. Reçu de l'Académie des sciences en 1696, mort
à Paris le 9 juillet 1716 , à soixante-quatre ans. Il avait quitté le
service en 1690 et s'était fait disciple du P. Malebrancbe.
La Vie du R. P. Malebranche 235
faut à lui reprocher, soit peut-être qu'il appréhendât que
ce marquis ne lui rendît, pour ses injures, autre chose
que des réponses.
Jusque-là, le P. Malebranche avait cru n'avoir affaire
qu'à un mauvais philosophe, mais cet avis outrageant lui
fit connaître qu'il avait à combattre un malhonnête
homme. Ce ne fut point ce qui le regardait personnelle-
ment qui le mortifia davantage. Il n'y a que de quoi se
divertir à voir la fière contenance d'un ennemi vaincu.
Ce fut d'avoir exposé M. Sauveur et tant de personnes
de mérite aux insultes d'un auteur aussi médiocre que
M. Régis. Il entreprit d'y remédier en quelque ma-
nière : il lit un écrit de deux pages, où, après avoir fait
sentir assez vivement l'indignité de la conduite de M. Ré-
gis , il ajoute ce défi , pour le piquer un peu d'hon-
neur :
« On attendra donc que M. Régis fasse approuver sa
réplique par quelques habiles mathématiciens, qu'ils
soient ou non de ses amis, il n'importe, pourvu qu'ils
aient quelque réputation de géométrie. Car on ne craint
pas que des gens d'honneur veuillent se déclarer publi-
quement pour une réplique insoutenable, et sacrifier leur
réputation à la gloire de M. Régis. » A cette proposition,
l'on peut bien juger de l'embarras extrême où se trouva
le faiseur d'avis, mais il n'eut garde de l'accepter. De
sorte que le P. Malebranche, à son tour, (it mettre dans
le journal un avis, dont voici le sens: « Qui; puisque
M. Régis ne voulait ni l'entendre ni écouter personne, il
l'abandonnait à lui-même, et s'en tenait au jugement du
public, aussi bien que ses illustres approbateurs. »
Ainsi finit cette guerre, qui en ralluma aussitôt une
autre bien plus animée. Il y avait environ sept à huit
ans que M. Arnauld, quoique le P. Malebranche, dans
ses dernières répliques, l'eût poussé assez vivement pour
236 Bibliothèque Oratorienne
l'obliger à répondre, gardait à son égard un silence pro-
fond. Il ne faut pas croire que ce fût un aveu de son im-
puissance; il avait trop de courage pour s'avouer vaincu;
mais une infinité d'affaires, qui lui étaient survenues, le
dispensaient heureusement de penser à celle-là. Car, sans
parler d'un grand nombre d'ouvrages qui parurent alors
contre lui, ni de ceux qu'il faisait lui-même contre tant
d'ennemis qu'il avait sur les bras, ce fut dans cet inter-
valle qu'arriva l'exécrable friponnerie du faux Arnauld^,
qui employa pour le perdre, lui et les siens, la fourberie,
le sacrilège, la calomnie, la cruauté, tout ce que l'enfer
peut inventer de plus noir. Ceux qui ont quelque teinture
de l'histoire du jansénisme, ne peuvent ignorer l'occupa-
tion que lui donna deux ou trois ans cette énorme impos-
ture, qui eut de grandes suites, et qui demeura impunie
par une injustice encore plus énorme.
Le véritable Arnauld ne manquait donc point de
bonnes raisons pour ne pas continuer la guerre qu'il
avait commencée contre le P. Malebranche, car on se fait
un plaisir de rendre justice à ce docteur. Mais à peine
eut-il le temps de respirer, que son humeur martiale l'y
rengagea de nouveau. Voici à quelle occasion, et sur
quoi.
On a vu que M. Régis, dans ses répliques, pour se
dispenser de répondre aux raisons du P. Malebranche
sur la nature des idées, l'avait renvoyé à M. Arnauld, et
que le P. Malebranche. pour opposer autorité à autorité,
l'avait renvoyé lui-même à saint Augustin. Cependant,
M. Arnauld ne fut pas content de ce procédé. A la vue
d'un ennemi qu'il avait si longtemps combattu, et qui
osait encore douter de sa défaite, il prit feu : il reprit les
armes, et quoiqu'il fût à un âge où il semble qu'il ne
^ Sur l'affaire du faux Arnauld, voir Sainte-Beuve, V. 464.
La Vie du R. P. Malebranche 237
devait songer qu'à mourir en paix (car il avait alors plus
de quatre- vingts ans), il recommença la guerre avec
toute la vivacité d'un jeune homme. Le premier acte
d'hostilité fut une lettre adressée au V. Malebranche, qui
a tout l'air d'un manifeste : elle caractérise parfaitement
bien son auteur. M. Arnauld y expose les raisons qu'il a
de rentrer en guerre avec lui; et, lui adressant à lui-
même la parole, il lui dit avec ce ton victorieux, que les
plus mauvais succès ne purent jamais lui ôter :
1" Qu'il pensait avoir mis la matière des idées et celle
des plaisirs sensibles dans un si grand jour, qu'il s'était
flatté que son adversaire se trouverait, là-dessus, réduit
au silence ;
2" Qu'en effet, il ne s'y était pas trompé, puisqu'il y
avait dix ans que le P. Malebranche y était réduit, à l'é-
gard de la vue des corps en Dieu, et six ou sept à l'égard
des plaisirs des sens;
3" Que, par conséquent, on avait lieu d'être surpris,
qu'après un si long silence , n'ayant rien eu à répliquer à
celui qui avait traité à fond ces deux, matières, il se fût
avisé de soutenir encore sa bizarre opinion des idées , et
son étrange leçon de morale sur les plaisirs sensibles ,
contre un habile philosophe qui ne les avait traitées que
légèrement, et qui l'avait renvoyé, surtout à l'égard du
premier article, à lui, M. Arnauld;
4» Que, pour agir de bonne foi et ne pas tromper le
public, le 1'. iMulebranche devait répondre solidement à
celui à (jui on l'adressait; mais qu'au lieu de cela il
emploie, dans sa réponse aux répliques de M. Uégis, di-
verses illusions et deux faussetés insignes, pour ôter à ce
philosophe tout l'avantage qu'il avait cru pouvoir tirer
de ce que lui-même M. Arnauld avait écrit contre le
P. Malebranche.
On ne nous découvre pas tes diverses illusions de
238 Bibliothèque Oratorienne
l'auteur; mais voici les deux faussetés qu'on lui attri-
bue :
La première est d'avoir dit que, sur la matière des
idées, M. Régis s'appuyait de l'autorité de M. Arnauld, à
laquelle on pouvait bien opposer celle de saint Augustin.
La seconde, que M. Arnauld l'avait tourné en ridicule,
pour avoir enseigne ce que saint Augustin enseigne par-
tout sur celte matière. Deux motifs pressants pour rentrer
en campagne, « car il y a de mon lionneur, ajoute M. Ar-
nauld , que le public ne croie pas les deux cboses que
vous m'imputez contre toute raison et sans aucun fon-
dement. »
Le docteur continue toujours sur le même ton ; mais
il se borne dans cette lettre à la première des deux faus-
setés prétendues, et prétendues insignes. 11 soutient que
le P. Malebrancbe a eu tort de dire que, sur la matière
des idées, M. Régis s'appuyait de l'autorité de M. Ar-
nauld, parce qu'il y renvoie. Car, ayant fait un livre là-
dessus, « pourquoi ne voulez-vous pas, lui demande-t-il
brusquement, qu'il se soit appuyé sur mes raisons? Est-
ce que vous avez appréliendé qu'on ne vous dît : D'où
vient donc que vous ne répondez pas à ces raisons de
M. Arnauld, et que vous avez été dix ans sans oser en-
treprendre d'y satisfaire?» M. Arnauld dit plus: « Dix
ans entiers sans soutenir votre sentiment de la vue des
corps en Dieu, malgré la déclaration que vous avez faite,
que vous vous y croyez indispensablement obligé par
principe de religion , et autant qu'il vous serait possible.
Donc pour ce silence, etc.. » On trouve encore dans cette
lettre de M. Arnauld plusieurs autres vérités pareilles,
qu'il oppose hardiment à la première fausseté du P. Ma-
lebrancbe; par exemple, que ce pbilosopbe a lui-même
avoué qu'il ne croyait pas que l'on vît en Dieu les vérités
nécessaires et immuables, soit géométriques, soit mo-
La Vie du R. P. Malebranche 239
raies, quoiqu'il reconnût de bonne foi que c'était le sen-
timent de saint Augustin, et par conséquent qu'il n'a
point dû se prévaloir de l'autorité de ce grand docteur, ni
l'opposer à M. llégis.
M. Arnauld fit publier sa lettre dans le Journal de Pa-
ris du 28 juin 1694, comme pour notifier à toute l'Eu-
rope qu'il allait recommencer la guerre contre le P. Ma-
lebranche. Il trouva les esprits à son égard dans la plus
favorable disposition. Il venait de sortir de son affaire
du faux Arnauld^ à la confusion éternelle de ce fourbe et
de ses complices. Tout le monde était entré dans les
justes plaintes qu'il avait adressées au public, pour de-
mander justice d'un si horrible attentat. Car toute la
nature humaine y était intéressée. On ne doute pas que
les jésuites mômes , qui profitent un peu trop de cette
fourberie, ne condamnassent au fond du cœur le scélérat
qui les avait si bien servis, aux dépens des droits les
plus sacrés de la religion et de l'humanité. Mais, nonob-
stant la faveur que cette affaire avait acquise à M. Ar-
nauld, il y eut quelques personnes qui trouvèrent bien à
redire à sa lettre au P. Malebranche. Les uns, de ce qu'il
abandonnait la matière de la grâce, qui, depuis près de
cinquante ans, était comme son domaine, pour se jeter
imprudemment sur la matière des idées, qui était le fort
de son adversaire; les autres, de ce qu'avant que de l'at-
taquer, il n'avait point songé à réparer les brèches qu'il
en avait reçues; d'autres enfin, de ce qu'ayant été sommé
deux ou trois fois par le P. Malebranche de lui marquer
les endroits de ses critiques les plus pressants, afin de les
1 Le docteur Ligny. M. l'évêque d'Arras menaça de citer le
P. Payen , recteur do Doaai, jésuite, soupçonné d'avoir eu part à
cette fourberie. Ce Père fut envoyé hors du diocèse , à Toulouse ,
je crois. Le roi fut indigné du procès du faux Arnauld. Pour s'ex-
cuser on lui dit que c'était une ruse de guerre.
;240 Bibliothèque Oralorienne
réfuter avec une application, il afl'ectait là-dessus un
silence qui ne pouvait être que mal inlerprélé. Tout cela
faisait naître bien des réflexions dans tous les esprits qui
n'étaient pas excessivement prévenus en sa laveur. Un ne
laissa pourtant pas de lui applaudir, selon la coutume
immémoriale du public à son égard, jusqu'à ce que le
1\ Mulebrancbe lui eût opposé une défense plus '.orte que
son atlacjue. Mais c'est au lecteur à décider de la vic-
toire, ou sur le fidèle rapport que j'en vais faire, ou, ce
ijui vaudrait encore mieux, sur la comparaison de l'un et
de l'autre, dans toute leur étendue'.
M. Arnauld ne survécut pas longtemps à la composi-
tion de cette lettre '. Son grand âge, ses chagrins conti-
nuels, et plus encore ses incroyables travaux lui causèrent
enfin un épuisement général , qui l'emporta de ce monde
après trois ou quatre jours de maladie. Ainsi mourut cet
infortuné docteur, les armes à la main contre le P. Ma-
lebranche, qu'il avait toujours regardé avec raison comme
le plus redoutable de ses adversaires, mais trop heureux
s'il n'en eût point eu d'autres. 11 n'eût jamais été contraint,
ni de se condamner lui-même à une prison de vingt-
quatre ans dans sa patrie , ni à un exil de quatorze dans
une terre étrangère, ni de se défendre contre les plus
noires et les plus sottes calomnies, ni de combattre, sans
espérance de vaincre, les injustes préventions de son roi,
1 C'est ce que nous laisserons faire au lecteur en supprimant
l'analyse d'André (pages 7(54 à 775).
2 II mourut dans les Pays-Bas la nuit du 8 au 9 août 1694. Lors
de cet évéuemeut, le Gazetier publia que les jésuites de Paris
s'étaient traités entre eux eu signe de joie. Ce qui était une ba-
diuerie du journaliste.
« On a fait quelques vers à sa louange, écrivait Malebranche.
(Corresp. iuéd., p. 16.) On le représente en héros toujours triom-
phant de ses adversaires, et je snis joint avec Sai?it-Sorlin
pour servir à l'histoire de son triomphe: cela est divertissant. »
La Vie du H. P. Malebranche !24l
toujours obsédé par ses calomniateurs. Ce n'est pas qu'il
n'ait souvent prêté à la médisance; il était extrême dans
ses sentiments, trop enclin à mal penser de ses ennemis,
trop pi ompt ù divulguer ce qu'il en pensait; vain, hardi,
présomptueux jusqu'à la témérité, Imaginatif et un peu
visionnaire. C'est la seule chose qui puisse excuser les
laits faux dont ses écrits polémiques sont remplis. Mais
après tout il avait de la religion et des moeurs très pures,
avec beaucoup de zèle pour la pureté de la morale chré-
tienne : ce qui lui attira un si grand nombre de persé-
cutions de la part de ceux qu'on accuse de la corrompre.
C'est une folie de croire que ce fut un homme dangereux
à l'État, ni même à l'Eglise, à laquelle il a tenu toujours
inviolablement, malgré toutes les traverses qu'il a souf-
fertes avec un courage héroïque. En un mot, s'il est fort
à blâmer pour certains sentiments dangereux qu'il a
soutenus avec trop d'opiniâtreté, il faut convenir qu'il
est un peu à plaindre. On l'a tellement poussé, qu'il était
bien ditticile qu'on ne le rendît ce qu'on voulait qu'il fût,
je veux dire hérétique. Pour ne pas l'exposer à un si
grand malheur, il semble qu'il fallait le combattre moins
par la force que par la vraie raison , de la manière qu'on
a vu que l'a toujours fait le P. Malebranche, et comme
nous Talions voir encore.
Les papiers de M. Arnauld furent mis entre les mains
du fameux P. Quesnel , digne disciple d'un tel maître et
qui depuis plusieurs années l'était allé joindre à sa re-
traite des Pays-Bas, pour le consoler dans son exil et
pour le seconder dans ses travaux. L'inventaire ayant été
fait, on ne manqua pas de faire savoir dans le monde
qu'on les donnerait bientôt au jour, et entre autres les
deux dernières lettre." contre le P. Malebranche; car le
P. Quesnel qui, en qualité de janséniste, n'aimait pas
trop son confrère , n'avait garde de les supprimer, pour
7*
242 Bibliothèque Oratorienne
lui faire plaisir, quoique par là il dût prévoir qu'il fe-
rait honneur à son maître. Sa promesse ne fut pourtant
pas suivie de son elfet. Ce ne fut (ju'en 1699 qu'elles
parurent avec le testament spirituel de M. Arnauld, le
plus beau cortège dont on les put accompagner. On sait
la faveur avec laquelle ce pieux testament si honorable
au testateur fut reçu dans le public. Les deux lettres s'en
ressentirent et quoiqu'elles soient en elles-mêmes de la
dernière médiocrité, du moins pour le fond, l'ombre du
grand Arnauld, qu'elles présentaient au lecteur, leur
donna un relief si considérable, qu'elles firent impres-
sion, car qui se fût imaginé ([u'un homme qui dit de si
belles choses dans son testament eût été capable de faire
en même temps deux lettres remplies de faussetés ou de
pauvretés? C'est ce qui détermina le P. iMalebranche à y
répondre. Il commença par la troisième qui est la pre-
mière des deux; il avait espéré que .M. Arnauld n'y par-
lerait, comme il l'avait promis à la fin de la seconde ,
que des plaisirs des sens : matière à la portée de tout le
monde et qui lui avait fourni un champ plus agréable;
mais il fallut encore, malgré lui, revenir sur les idées :
matière abstraite où la raison ne donne pas toujours
l'avantage à un auteur, principalement lorsqu'il soutient,
comme le P. Malebranche, un sentiment contraire à tous
les préjugés. Un autre désavantage qu'il trouvait pour
lui, c'est qu'il l'avait déjà traitée si souvent qu'il appré-
hendait enfin d'ennuyer le public par des redites perpé-
tuelles. Aussi, pour le dédommager en quelque sorte du
dégoût naturel de ne voir toujours que la même chose, il
entreprit de lui présenter les idées dans un nouveau jour,
de les appuyer de nouvelles preuves, d'y joindre de nou-
veaux éclaircissements : en un mot de les lui donner sous
une forme nouvelle. Il fit plus : pour varier davantage
son discours, il y ajouta avec la réfutation de M. Arnauld,
La Vie du R. P. Malebranche 243
celle de tous les auteurs dont les principes lui semblaient
conduire au pyrrhonisme ; et parce qu'il y a quantité de
lecteurs ([ui ne se rendent qu'à l'autorité, il a soin de
mettre partout ses idées sous la protection de saint Au-
gustin. Il y met même son sentiment sur les plaisirs sen-
sibles. Quoique cette lettre n'ait été composée qu'en 1699,
ni publiée qu'en 1704, nous avons jugé à propos d'en
placer ici l'analyse, pour ne pas interrompre l'enchaîne-
ment des faits qui regardent la même matière, car il
nous a paru qu'en ce cas, l'ordre des choses doit l'em-
porter sur l'ordre des temps ^
IMalebranche avait d'abord eu dessein de rendre aussi
une réponse à la quatrième lettre de M. Arnauld, mais
bien des raisons l'en empêchèrent. Il n'y trouvait ([ue des
redites, que d'anciennes calomnies sur sa doctrine, déjà
plusieurs fois réfutées , ou que des reproches personnels,
déjà convaincus d'injustice. Le dégoût l'avait souvent
pris en répondant aux pauvretés des trois autres; celle-ci
lui paraissait encore plus faible et par là même plus dé-
goûtante pour lui s'il entreprenait de la réfuter, car il
n'aimait point à triompher de peu de chose; en un mot
c'était un trop petit objet pour le présenter aux yeux du
public. Il se résolut de lui en offrir un plus grand, je
veux dire de lui représenter à la fois toutes les attaques
de M. Arnauld. La difliculté était de trouver un nouveau
tour, pour ne pas tomber dans l'inconvénient des répé-
titions désagréables. Il en trouva un tout à fait singulier ;
et ce furent les partisans mêmes de son redoutable
ennemi qui lui en firent naître la pensée. Voici com-
ment.
Le P. Malebranche avait souvent dit et prouvé, dans
ses réponses à M. Arnauld , que ce docteur, nonobstant
' L'analyse de celte lettre va do la page 777 à la page 79.ï.
^AA Bibliothèque Oratorienne
ses manières triomphantes, n'avait jamais compris ses
sentiments ni les preuves qu'il en avait données. Mais
qui donc les comprendra? lui avait répliqué une infinité
de personnes : jM. Arnauld était sans contredit un fort
grand génie; M. Arnauld était un homme fort habile;
enfin M. Arnauld qui, selon la voix publique, avait autant
de piété que de science, a protesté Folennellement, même
devant Dieu, qu'il a toujours eu un vrai désir de bien
prendre les sentiments des auteurs dont il a combattu les
ouvrages, et qu'il s'est toujours senti fort éloigné d'em-
ployer des artifices pour tromper le monde et lui donner
de fausses idées de ses adversaires. Il faut donc conclure,
disait-on, de deux choses l'une : ou que les livres du
P. Malebranrhe sont absolument inutiles par leur obscu-
rité, ou qu'ils contiennent elleclivement les erreurs et les
folies que M. Arnauld y a cru voir. L'alternative était
sans doute embarrassante, mais l'embarras même four-
nit quelquefois des ressources; c'est ce qui arriva au
P. Malebranche. En elfet, il en trouva une dans le prin-
cipe même d'où l'on tirait contre lui de si fâcheuses con-
séquences. Carde là, des grandes qualités qu'on attribue
à M. Arnauld , il entreprit de faire conclure à toute la
terre, ou que ce docteur avait critiqué ses ouvrages sans
les avoir lus, ou plutôt qu'il n'était pas l'auteur des cri-
tiques qui portaient son nom. Car il s'attache uniquement
à la preuve de ce dernier membre de sa disjonctive. Il fit
donc un petit traité qu'il intitula Coudre Ja prévention,
non qu'il y traite en philosophe moral de cette ancienne
et opiniâtre maladie du genre humain, bien moins encore
qu'il y combatte- la prévention d'un certain public en fa-
veur de M. Arnauld: il en a besoin pour sa preuve; mais
parce qu'il prétend démontrer qu'on a tort d'attribuer à
un si grand homme les ouvrages qui ont paru sous son
nom contre le P. Malebranche. Ce dessein surprend
La Vie du R. P. Malcbranche 245
d'abord par sa hardiesse; mais on va voir qu'il doit sur-
prendre bien davantage par son exécution \ Le dessein,
on l'a dit, c'est de prouver géométriquement que les
livres qui ont paru sous le nom de M, Arnauld contre le
P. Malebranche ne sont point de ce docteur, mais d'un
fourbe qui a pris ce nom fameux pour donner plus de
poids à SOS sophismes et à ses calomnies.
Le principe est que M. Arnauld avait de l'équité, de la
bonne foi, de l'esprit, de la vertu, en un mot toutes les
bonnes qualités que sa réputation lui attribue.
La préparation nécessaire pour rendre la démonstration
pleinement évidente, c'est de confronter les passages en
les replaçant dans les lieux d'où ils ont été extraits.
Cela supposé , on verra qu'il est démontré invincible-
ment que M. Arnauld ne peut avoir fait ni le Traité des
vraies et des fausses idées, ni la défense qui en fut une
suite , ni la Dissertation sur les miracles da l'ancienne loi,
ni aucun des trois volumes des Réflexions philosophiques et
théologiques, ni enfin les neuf lettres adressées au P. Ma-
lebranche. Voilà donc un second faux Arnauld qui va pa-
raître sur la scène, mais qu'il ne sera peut-être pas aussi
facile de distinguer du véritable que le premier. Quoi
qu'il en soit, oa démontre ici dans toutes les formes
géométriques :
L Que le livre des Vraies et des fausses idées n'est point
de M. Arnauld. Tout l'ouvrage dépose contre la préven-
tion publique. Mais on se borne à un seul exemple, que
l'on prend à discrétion. Le voici.
Le P. Malebranche, dans le troisième éclaircissement
de sa Recherche, dit que l'homme participe à la souve-
raine raison , que la vérité se découvre à lui à propoKion
' Nous donnons cette analyse qui n'est pat trop longue, parc
que ce traite' de Malebranche est atissi curieux que rare.
246 Bibliothèque Oratorienne
qu'il s'applique à elle; que le désir de l'âme, c'est-à-dire
évidemment ce désir efficace qui l'applique à la recherche
de la vérité, est une prière naturelle qui est toujours
exaucée ; qu'ainsi , pourvu que notre esprit ne soit point
rempli de sentiments confus, que nous recevons à l'occa-
sion de ce qui se passe dans notre corps , nous ne sou-
haitons jamais de penser à un objet , qu'aussitôt l'idée de
cet objet ne nous soit présente , et que cette idée ne soit
d'autant plus claire, que notre désir est plus fort et que
les sentiments confus que nous recevons par le corps
sont plus faibles.
Cependant l'auteur du livre des Vraies et fausses idées
prétend qu'on y enseigne celte erreur grossière : que
pour découvrir la vérité, je n'ai qu'à former un simple
désir de la connaître sans rien faire autre chose. Mais,
pour le prouver, que fait-il? Comme si le P. Malebranche
avait dit absolument que dans quelque situation que
notre esprit se trouve, nous ne souhaitons jamais de
penser à un objet, que l'idée de cet objet, etc.. Il sup-
prime toujours en citant le passage , la condition essen-
tielle, que notre esprit ne soit point partagé ou rempli
par des sentiments confus , quoique cette condition soit
deux fois dans la môme période , au commencement et à
la fin ; mais ce critique adroit n'en cite que le milieu. Il
rapporte fort au long le discours qui précède, mais il a
toujours soin de s'arrêter tout court à la condition qui en
détermine le sens. Il rapporte encore le discours qui suit,
mais en sautant encore par-dessus cette même condition
qui s'oppose à son dessein de critiquer. En un mot, si on
peut ainsi dire, il coupe la tète et la queue à ce pauvre
passage pour le rendre difforme et ridicule.
Or, dans ce procédé, reprend le P. Malebranche, sans
parler du défaut de pénétration qu'on y remarque, il est
évident qu'il n'y a ni équité, ni bonne foi, ni vrai désir
La Vie du R. P. Malebranche 247
de bien prendre le sens des auteurs que l'on attaque.
Donc il est clair que le livre des Vraies et des fausses
idées ne peut être de M, Arnauld. Cela démontré , on fait
voir :
II. Que l'ouvrage qui a pour titre Défense de M. Arnauld,
n'est point de lui; la démonstration en est encore fort
aisée, ou, s'il y a quelque embarras, ce n'est que pour le
choix des endroits qui la fournissent, car on en trouve
plus qu'on n'en veut. Mais l'auteur de la première des
quatre lettres, dont on vient de parler, tire le P. Male-
branche de peine, en le renvoyant au huitième exemple
ou chapitre de la défense prétendue de M. Arnauld. Or
on y trouve une preuve démonstrative que ce titre est
faux, si le principe qu'on a supposé est vrai. D'abord
voici le fait :
Le P. Malebranche, dans sa réponse au livre Des vraies
et des fam ses idées , chap. vi, expliquant la manière dont
on voit les corps, parle en ces propres termes : « Ce sont,
dit-il, les couleurs que l'âme attache aux figures qui les
rendent particulières à l'égard de celui qui les voit. Car
lorsque sur du papier blanc j'y vois un corps noir, cela
me détermine à regarder ce corps comme un corps par-
ticulier, qui, sans la couleur différente, me paraîtrait le
même. Ajnsi la différence des idées des corps visibles ne
vient que de la différence des couleurs; de même la blan-
cheur du papier fait que je le distingue du tapis, la cou-
leur du tapis me le sépare de la table, et celle de la table
m'empêche de la confondre soit avec l'air qui l'envi-
ronne, ou avec le plancher sur lequel elle est appuyée. »
Tout cela est certain par l'expérience et démontré par
l'usage que les peintres font des couleurs dans les ta-
bleaux. L'auteur de la Défense ne laisse pas de l'attaquer;
mais de quelle manière?
1" Après avoir promis de rapporter mot à mot cet
248 Bibliothèque Oralorienne
endroit de la réponse à son premier livre, afin, dit-il,
qu'on ne puisse avoir aucun soupçon qu'il en impose au
P. Malebranche , il commence à le transcrire par cette
proposilion : la dilTérence des idées des corps visibles ne
vient que de la dilTérence des couleurs. Ce n'est pourtant
qu'une conséquence dont le sens est déterminé par ce qui
précède immédiatement. Mais c'est ce qu'il fallait taire
pour avoir lieu de dire d'un ton affirmatif que rien n'est
plus faux : que du bois et du marbre sont des corps vi-
sibles; et qu'il n'est point vrai que la différence des idées
que nous en avons ne vienne que de la dilTérence des
couleurs. Car un aveugle, dit-il, qui ne les voit pas ne
laisse pas de les distinguer avec son bâton. Le P. Male-
brancbe a beau déclarer qu'il ne parle que de celui qui
les voit et par conséquent de la dilTérence qu'on y peut
remarquer par le sens de la vue : n'importe, on a voulu
qu'il ait tort; et le moyen, c'est de faire éclipser du pas-
sage tout ce qui peut le mettre hors d'atteinte à la cri-
tique la plus inexorable.
2° Quand cette proposition ne serait point une consé-
quence dont le sens est déterminé par le principe d'où
on la tire, il est clair qu'un homme qui eût eu un vrai
désir de bien prendre le sens des auteurs qu'il attaque,
l'aurait entendue de la dilTérence des corps visibles en
tant que visibles. Car le dessein du P. Malebranche est
d'expliquer la manière dont on voit les corps; mais l'au-
teur de la Défense ne l'entend pas ainsi; il veut que par
la diderence des corps visibles on doive entendre la dilTé-
rence des corps en tant que durs, mous, fluides, etc.,
c'est-à-dire qu'il veut que le P. Malebranche, en parlant
des couleurs , ait parlé aux aveugles aussi bien qu'aux
autres hommes.
3° Un moyen sûr et facile pour tromper le monde et
pour donner une fausse idée de ses adversaires, c'est de
La Vie du R. P. Malebranche 249
choisir par- ci par -là dans leurs livres quelques pages
qu'il soit fort difficile d'entendre, lorsqu'elles sont ainsi
détachées des antres ; c'est de les rapporter avec des re-
tranchements qui en obscurcissr'nt l'intelligence; c'est
de coupf^r ce qu'on en rapporte par phrases et par demi-
phrases, pour en diminuer la force; c'est de les commen-
ter à contresens par de longs discours , qui fassent croire
au lecteur que , plus on parle , plus on prouve ; c'est prin-
cipalement, surtout dans les matières abstraites, comme
celles des idées, de parler toujours avec confiance et d'un
ton ferme , selon le grand axiome de la dissertation géo-
métrique, en assurant qu'on ne dit rien que de véritable,
et que nos adversaires n'ont rien que de ridicule à dire;
c'est, en un mot, de faire tout ce que pratique l'auteur
de la Défense. Car il n'y a qu'à savoir lire pour se con-
vaincre par ses propres yeux qu'il emploie toutes ses
adresses contre le P. Malebranche. Or voilà des manières
qui sont évidemment de mauvaise foi. Donc elles ne peu-
vent être de M. Arnauld, ni par conséquent l'ouvrage qui
les contient . Ce qu'i 1 fal lait prouver; après quoi on démontre :
m. Que la Dissertation sur les miracles de Vancienne loi
n'est point de M. Arnauld. Cette pièce attaque le dernier
éclaircissement du Traité de la nature et de la grâce, mais
en y supposant des chimères pour les combattre avec
plus de succès.
Le P. Malebranche s'y propose de montrer que les
fréquents miracles de l'ancienne loi ne prouvent pas que
Dieu agisse souvent par des volontés particulières; c'est
le titre de l'éclaircissement.
L'auteur de la dissertation veut au contraire qu'il en-
treprenne d'y prouver que Dieu n'agit jawrws par des vo-
lontés particulières.
Mais le P. Malebranche pose, pour fondement de son
système des causes occasionnelles dans le gouvernement
250 Bibliothèque Oratorienne
du peuple juif, que Dieu avait choisi pour ce ministère
un certain ange préférablement à tous les autres. Or ce
choix n'a pu être que l'ciret d'une volonté particulière,
n'ayant pu être déterminé par aucune cause occasionnelle,
mais seulement par la sagesse et par la prescience de
Dieu, qui prévoyait que saint Michel s'acquitterait de cet
emploi mieux que tout autre par rapport à son principal
ouvrage, qui est l'Eglise figurée par la synagogue.
L'auteur de la dissertation ne laisse pourtant pas de
soutenir toujours que le P. Malehranche prétend, non
seulement que Dieu n'agit jamais par ses volont'-s par-
ticulières, mais que même il n'eu a aucune, c'est-à-dire
qu'il ne veut rien en particulier de tout ce qui arrive
dans le monde.
Mais le P. Malehranche regarde cela comme une im-
piété, comme une extravagance. Il a dit expressément
que Dieu, par son inlinie sagesse, a si bien réussi dans le
choix de son ministre ou de sa cause occasionnelle, qu'en
exécutant les désirs de cet ange, il exécutait ses propres
desseins. Donc le P. Malehranche suppose en Dieu des
desseins particuliers qui répondent aux désirs particu-
liers des anges; c'est-à-dire qu'il prétend, avec tout ce
qu'il y a d'hommes sensés dans le monde, que Dieu veut
en particulier tous les bons effets de ses lois générales,
puisqu'il n'a établi ces lois que dans la vue de ces bons
effets.
Non, dit l'auteur de la dissertation; il faut entendre
par ces paroles du P. Malehranche des desseins vagues
et généraux. 11 est vrai qu'on le pourrait prendre d'un
sens plus favorable à la vérité, mais il ajoute, avec con-
fiance et d'un ton ferme, que ce n'est pas celui de l'auteur.
Assurément M. Arnauld a trop d'esprit et d'équité
pour faire de telles critiques. Ce docteur pénétrant au-
rait bien vu que le P. Malehranche disant que Dieu a
La Vie du B. P. M débranche '251
choisi pour l'exécution de ses desseins ceux d'entre ses
anges qu'il a prévu devoir ordinairement faire ce qu'il
aurait fait lui-même s'il eût voulu tout exécuter par des
volontés particulières, n'a pu s'exprimer ainsi sans ad-
metlrc en Dieu des desseins particuliers. Ce docteur n'au-
rait point avancé, comme l'auteur de la dissertation , que
les anges ne peuvent rien faire ou rien désirer sans un
ordre précis de Dieu, ou sans une inspiration particu-
lière et invincible. Car il aurait bien vu que c'était leur
ôter tout pouvoir que de leur ôter la liberté de leurs dé-
sirs; cette liberté étant le seul vrai pouvoir, dont la
créature soit capable. Ce docteur, qui avait tant lu saint
Augustin, se serait souvenu de ces belles paroles qu'il
dit en parlant des anges, administrateurs de l'univers :
Intuentur legem fixam, legem œternam, Icgem jubentem sine
scriptura , sme syllahis, sine streipitu, fixam semper et stan-
tem et ex illa faciwit quidquid hic fit. Voilà pour l'ordi-
naire toute l'inspiration dont ils ont besoin pour exécuter
les desseins de Dieu. Ils contemplent sans cesse dans le
Verbe divin la loi éternelle, cette loi qui commande sans
paroles, sans écriture, sans bruit; cette loi fixe et im-
muable qui leur montre tout ce qu'ils doivent faire, et
en effet, ajoute saint Augustin, selon laquelle ils font
tout ce qui se fait ici-bas. Mais cette loi, reprend le
P. Malebrancbc, n'est point une loi qui les contraigne ni
({ui les nécessite. Elle leur laisse le libre exercice de leur
puissance, du moins lorsque Dieu prévoit qu'ils exécu-
teront ainsi ses desseins aussi heureusement que s'il les
y poussait par une impression invincible.
Entin M. Arnauld, ce grand théologien, n'aurait point,
comme l'auteur de la dissertation, entrepris de combattre
la généralité de la [*rovidcnce, qui est évidemment un de
ses plus beaux et de ses plus certains caractères; il aurait
su que tous les théologiens l'admettent. Car ils dislin-
(252 Bibliothèque Oralorienne
guent tous une Providence générale et une Providence
particulière; c'est-à-dire une conduite de Dieu ordinaire
et une conduite de Dieu extraordinaire ou miraculeuse.
Ils disent tous que Dieu n'abandonne que rarement sa
conduite ordinaire et jamais sans de grandes raisons, ce
que le P. Malebranche exprime ainsi : que Dieu ne
trouble jamais la simplicité de ses vues, si l'ordre, qui
est sa loi inviolable, ne le demande ou ne le permet.
Il est donc évident que M. Arnauld, tel qu'on le sup-
pose, ne peut être l'auteur de la Dissertation sur les mi-
racles de l'ancienne loi. De là le P. Malebranche tire un
corollaire, pour parler comme lui en termes géomé-
triques, c'est que M. Arnauld ne peut donc aussi être
l'auteur des trois volumes de liéflexions philosophiques et
théologiques sur le Traité de la nature et de la grâce pour
deux raisons :
1" Parce que l'auteur delà Dissertation, dans son avant-
propos et à la fm de son ouvrage, se déclare lui-même
l'auteur des Rpflexions, dont il rapporte même quelques
pages avant ([u'elles fussent imprimées.
2° Parce que l'auteur des liéflexions suppose et combat
presque partout les mêmes chimères ({ue l'auteur de la
Dissertation , comme il est facile de le vérifier par la con-
frontation des livres. Mais, de plus, on prouve en dé-
tail :
IV. Que le premier volume des Réflexions philosrphiques
tt théoloijiqucs n'est point de M. Arnauld. L'auteur de ce
livre est un chicaneur outré, un citateur inlidèle, un fai-
seur d'écarts fort malins, etc..
Cliicaneur outré. Pour s'en convaincre démonstrative-
ment, il n'y a qu'à lire son avant-propos et son premier
chapitre tout entier. On y trouvera, par exemple, qu'il fait
un procès au P. Malebranche sur ce qu'il a dit indiffé-
remment que Dieu agit imr des volontés générales et qu'il
\
La Vie du R. P. Malebranche 253
agit selon des lois générales. On laisse faire au lecteur la
différence que l'auteur met entre ces deux expressions.
Citateur infidèle. Car, pour faire accroire au monde que,
selon le P. Malebranche, Dieu n'a rien prévu que de
naturel dans tout ce qui devait arriver à la nation juive,
qui serait propre à figurer Jésus-Christ et son Kglise, il
fait éclipser du passage qu'il cite en preuves ces paroles
qu'on voit à la tête: Que Dieu, ayant prévu toutes les
combinaisons possibles de la nature et de la grâce, il a
choisi ce peuple, etc..
Faiseur d'écarts fort, malins. Tout le volume en est rem-
pli. Mais celui des plaisirs sensibles, qui ne tient à rien ,
sinon pour rendre odieux le P. Malebranche en lui attri-
buant, ce qui fait horreur, une morale épicurienne,
marque évidemment des intentions jjien sinistres.
Donc, conclut le P. Malebranche, si on prend la peine
de comparer ce premier volume de Réflexions avec les
ouvrages qui en sont l'objet, on sera pleinement con-
vaincu que M. Arnauld n'en peut être l'auteur, par le
principe qu'on a supposé et qui sert encore à démontrer:
V. Qu'il ne peut l'être du deuxième volume; car un
livre ([ui fait dire à un auteur le contraire de ce qu'il
dit, et(iui, en rapportant même ses propres paroles, fait
entendre le contraire de ce qu'il pense, ne peut être du
grand Arnauld. Cela est évident par notre axiome. Or
tel est le deuxième volume des Réflexions philosophiques et
théolorjiques ; il n'y a qu'à l'examiner un peu pour en
trouver pres({ue autant de preuves que de pages. Mais si
on appréhende le dégoût, du moins qu'on lise le cha-
pitre XXVI , avec l'article 52 du Traité de la nature et de la
grâce, au([uel il a rapport. La matière est fort intéressante;
il est question de la manière dont Dieu se détermine et
dontil agit. Sur ([uoi l'auteur fait direauP. Malebranche:
1" Que Dieu n'est point lilu-e pour choisir, entre deux
BiBL. on. — VIII 8
254 Bibliothèque Oralorienne
manières d'agir qui sont toutes deux digues de lui, celle
qu'il voudra. Expression fausse dont le P. Malebranche
ne s'est jamais servi. Il a toujours dit, au contraire, que
si deux manières d'agir sont également dignes de Dieu,
il est entièrement libre : 1° pour choisir ou ne pas choi-
sir; car, se suflisant à lui-même, il peut toujours ne rien
faire, ne rien produire: en un mot ne point agir; 2" pour
choisir de ces deux manières laquelle il lui plaira, car
selon la supposition , elles sont également sages. Mais si
elles l'étaient inégalement, quoiqu'il avoue que liieu
peut encore n'en choisir aucune, parce qu'il peut ne point
agir, il soutient que, supposé que Dieu agisse, il choisira
infailliblement celle qui marque plus de sagesse ou qui
porte le plus de caractère de ses attributs divins. li'au-
teur dit :
2° Que, selon le P. Malebranche, Dieu forme librement
son dessein ; mais que , le dessein étant formé , il choisit
nécessairement les voies générales qui sont les plus
dignes de sa sagesse. Passage tronqué qui fait entendre
que le P. Malebranche est dans le sentiment de ces
théologiens qui veulent que, dans l'ordre des divins dé-
crets, le choix du dessein soit préalable au choix des
moyens de l'exécuter, c'est-à-dire tout le contraire de sa
pensée. Car, dans ce passage même , au commencement
et à la fin, le P. Malebranche dit que. Dieu ne formant
son dessein que par la comparaison qu'il en fait avec les
voies de l'exécuter, le choix du dessein renferme néces-
sairement le choix des voies , d'où il s'ensuit que, le des-
sein étant pris, il ne peut plus, comme les hommes
imprudents , délibérer sur les voies , parce que de là elles
sont déterminées et que Dieu ne peut se repentir. Ce-
pendant :
3° L'auteur, revenant toujours à son P. Malebranche
maginaire, conclut de son passage inutile et mal en-
La Vie du H. P. Malebranche 255
tendu qu'il n'est donc pas libre à Dieu d'agir par des vo-
lontés particulières pour la sanctilication des hommes.
Car c'est toujours cela, dit-il, que l'on a en vue. Calomnie
visible , car cette proposition est précisément la contra-
dictoire de l'opinion du P. Malebranche. Il nous déclare
même que, bien loin de l'avoir toujours en vue, elle ne
lui vint jamais dans l'esprit; ce qu'il démontre autant
que cela se peut démontrer, parce qu'il ne l'a avancée
dans aucun de ses livres , parce qu'il a soutenu le con-
traire dans la plupart de ses ouvrages, parce qu'en éta-
blissant le principe des lois générales , il a toujours dit
qu'elles ont des exceptions pour certains cas particuliers;
c'est-à-dire que Dieu cesse quelquefois de les suivre dans
sa conduite; mais quand? c'est à quoi le P. Malebranche
a si souvent répondu par ces paroles ou d'équivalentes :
lorsque l'ordre le demande ou le permet, ou lorsque ce
qu'il doit à son immutabilité est de moindre considération
que ce qu'il doit à quel([ue autre de ses attributs, à sa
justice, par exemple, à sa sagesse, etc.. ; car on l'a dit
cent et cent fois, il n'y a que l'ordre éternel des perfec-
tions divines qui soit à l'égard de Dieu une loi absolu-
ment indispensable.
C'est ce que l'auteur savait, car il nous apprend qu'il
n'avait pas encore donné ce deuxième volume à l'impri-
meur, lorsqu'il reçut la réponse à sa Dissertation , dans
laquelle il avait trouvé, dit-il lui-même, le contraire de
ce (ju'il attribue au P. Malebranche. En effet, cette ré-
ponse vigoureuse le convainc de calomnie particulièrement
sur cet article. ÎVlais il n'était pas juste que pour si peu
de chose il perdît la façon d'un livre. C'est pourquoi il
continue sur le même ton, en attribuant
4° Ces deux propositions au P. Malebranche : la pre-
mière, que Dieu ayant pris le dessein de créer le monde,
il a nié qu'il le pouvait créer par deux sortes de voies:
256 Bibliothèque Oratorienne
les unes, plus dignes de sa sagesse, les autres, moins
dignes. La seconde, que les voies de créer le monde les
plus dignes de sa sagesse étaient de le créer par les lois
générales de la communication des mouvements, et les
moins dignes , de le créer par des volontées particulières.
Propositions toutes deux si extravagantes, qu'il n'est
pas possible ([u'elles viennent dans l'esprit à personne.
Car y a-t-il un homme assez stupide pour ne pas voir
que Dieu ne peut créer le monde que par une volonté
particulière; puisque, avant la création du monde, il n'y a
point encore de causes occasionnelles pour déterminer
l'efficace de ses lois générales. Mais, de plus, le P. Male-
branche réfute la première en ce qu'elle insinue que Dieu
prend d'abord un dessein, et qu'ensuite il songe aux
voies de l'exécuter; et, à l'égard de la deuxième, il dit en
mille endroits que Dieu a non seulement créé le monde,
mais qu'il en a même formé toutes les parties considé-
rables, surtout les corps organisés, par des volontés par-
ticulières. Que peut-on souhaiter davantage? qu'il
admette aussi en Dieu des volontés particulières pour la
sanctification des hommes 'Z II en admet dans toutes les
circonstances où l'ordre le demande, c'est-à-dire où les
lois générales de la gi'âce que Dieu s'est prescrites ne
suffisent pas pour la parfaite exécution de ses desseins,
car alors il fait ce qu'on appelle des miracles de miséri-
corde. Mais lorsqu'il agit ainsi par des volontés parti-
culières pour la sanctification de l'homme, c'est unique-
ment, dit le P. Malebranche, par des inspirations
particulières dans la sainte humanité du Sauveur, pour
lui donner des vues que sans cela elle n'aurait point par
rapport à la plus grande perfection de l'ouvrage qu'elle
construit à la gloire de Dieu. Car je crois, poursuit-il,
que Dieu veut que les membres du corps mystique de
son Église ne soient sanctifiés que par l'influence de leur
La Vie du R. P. Malebranclie 257
divin chef : influence que nous recevons , non seulement
par la considération de ses mérites, mais par son inter-
vention actuelle qui nous les applique et sans quoi nous
n'y aurions point de part. C'est le principe du P. Male-
branche, qui est aussi un des principes de la religion
chrétienne.
Mais c'est ce que l'auteur du deuxième volume des
Réflexions i-)hiIosophiqi(es et théologiques n'a point compris,
c'est ce qu'il a falsiiié. Donc, on a beau dire que M. Ar-
nauld en est l'auteur, personne n'en croira jamais rien ,
s'il veut prendre seulement la peine de replacer les pas-
sages sur lesquels on fonde un si grand nombre de ca-
lomnies, pour en découvrir au juste le véritable sens.
VI. Le troisième volume ne doit pas non plus lui être
attribué. C'est que l'auteur de ce volume est certaine-
ment le même que l'auteur du premier; la preuve en est
évidente , car il emploie d'abord près de vingt pages pour
justifier la protestation solennelle qu'il avoue avoir faite
au commencement du premier volume. Mais, ce qui est
de plus convaincant, par le principe établi, pour démon-
trer que ce livre n'est pas de M. Arnauld, c'est qu'il est
rempli, comme les deux autres, d'imputations calom-
nieuses, ainsi qu'on l'a démontré dans les deux lettres
que le P. Malebranche y a répondues , et dont on peut voir
les analyses. Ce n'est pas tout : voici une preuve d'un nou-
veau genre, pour montrer tout d'un coup que les trois vo-
lumes des Réflexions philosophii/ues et théologiques ne sau-
raient être de M. Arnauld. Le P. Malebranche la tire d'un
fait assez curieux pour mériter d'avoir ici place. Le voici :
Le P. Gerberon% bénédictin français, le Gottesciial(|ue
de notre siècle par ses sentiments et par ses aven-
^ Gabriel, né à Saint-Calais dans le Mainp en 1628, mort k
Sailli-Denis le 29 mars 1711 , à quatre-vingt-trois ans.
258 Bibliothèque Oralorienne
tures, ayant été arrêté à Bruxelles en 1699, par ordre
de l'archevêque de Malines, on trouva parmi ses livres
les trois volumes en question , avec ces paroles écrites
à la main : Ex dono auctoris. Les juges ecclésiastiques ,
devant qui on le cita, entre autres interrogations, lui de-
mandèrent là- dessus en particulier : 1° Si c'était lui qui
avait ainsi paraphé ces trois livres; 2° qu'il en nommât
l'auteur. Sur le premier article, il répondit qu'oui, et
qu'en eflet, il les avait reçus de l'auteur; mais pour le
second, il déclara qu'il n'en pourrait rien dire, pas même
par conjectures : Fatetur se illos habere ex dono auctoris;
de aucture vero nihil potest dicere, ne quidem ex prœsum-
ptione.
De là, il naît dans l'esprit un raisonnement très fort
contre la prévention publique. Le P. Gerberon se mêlait
beaucoup de jansénisme. 11 passe pour avoir eu de grandes
liaisons avec M. Arnauld. Il en a eu certainement avec ses
amis ; il ne pouvait ignorer que tout le public, et le P. Ma-
lebranche lui-même, n'attribuât les Réflexions philosophi-
ques et théoloyiques à ce docteur. C'en était assez du
moins pour présumer, pour conjecturer qu'ils étaient de
lui. Il faut donc, ou qu'un janséniste ait menti à ses
juges, ce qui n'est pas croyable, surtout d'un religieux,
d'un bénédictin réformé, ou bien qu'il ait su positivement
que cet ouvrage n'est pas de M. Arnauld, puisqu'il dé-
clare (|u'il ne pourrait rien dire de l'auteur, pas même
par conjectures : Ne quidem ex prœsumptione. J'ai cru de-
voir mi'ttre dans tout son jour cette preuve, que le P. Ma-
lebranche ne fait qu'insinuer. Finissons : il ne reste plus
qu'à prouver
VIT. Que les aeuî Lettres intitulées de M. Arnaidd, doc-
teur de Sorbonne, au R. P. Makbraitche, prêtre de [Ora-
toire, sont un ouvrage supposé. Or cela est évident ; car
chacune de ces lettres rend témoignage qu'elle est de
La Vie du R. P. Malebranche 259
l'auteur des livres dont on a jusqu'ici parlé. 11 n'y a qu'à
les parcourir, pour en demeurer convaincu. Mais, conti-
nue le P. Malebranche, si on en veut avoir quelque
preuve particulière, on en trouvera une démonstration
dans la septième. On la choisit entre les autres, à cause
de la matière dont elle parle : c'est la grâce, matière du
temps et fort importante.
Le but de l'auteur est de persuader le lecteur crédule,
que le sentiment du P. Malebranche sur l'efficacité de la
grâce est si nouveau, que jamais rien de semblable n'é-
tait venu dans l'esprit d'aucun théologien , ni catholique,
ni protestant. Voici le sentiment du P. Malebranche, afin
((u'on l'examine et qu'on juge si M. Arnauld était capa-
i)le de former contre lui une pareille accusation. Le
P. Malebranche soutient :
l» Que la délectation de la grâce est efficace par elle-
même , en ce qu'elle pousse intérieurement Ja volonté
vers le bien ; mais que ce premier mouvement de la vo-
lonté n'est ni libre ni méritoire, en tant qu'il n'est que
l'effet nécessaire ou invincible de ce saint plaisir;
2° Que ce mouvement devient et libre et méritoire, par
le consentement que la volonté y donne; mais consente-
incnt véritable, qu'il dépend d'elle d'y donner, ou de n'y
pas donner, comme il lui plaît.
On voit assez, ce que le P. Malebranche avoue sans
peine, ((ue, dans la première partie de son sentiment, il
jiistilie la condamnation de cette erreur de Jansénius,
(lue dans l'état présent de la nature corrompue, la liberté
iv.fjuise pour mériter ou pour démériter, n'exclut point la
nécessité d'agir, mais seulement la contrainte; et que
dans la seconde, il défend contre les hérétiques du der-
nier siècle, contre les novateurs du nôtre, cette vérité ca-
tholique décidée; par le concile de Trente : que la volonté,
mue par la grâce, coopère ou contribue quelque chose de
260 Bibliothèque Oratorienne
sa part, lorsqu'elle y consent, et que, si elle veut, elle
peut n'y pas consentir.
Cependant, l'auteur découvre dans les deux parties de
ce sentiment, les deux erreurs opposées de Luther et
de Pelage : celle de Luther dans la première, et celle de
Pelage dans la seconde. Mais voyons par quelles ma-
nœuvres il a pu faire une découverte si difficile. En
voici quelques-unes qui, certainement, ne peuvent être du
grand Arnauld.
1° Il suppose contre l'opinion de tous les théologiens ,
soit catholiques, soit protestants, on pourrait dire contre
la notoriété du fait, ([ue l'erreur de Luther, qui a été
condamnée par le concile de Trente [Sess. vi, can. iv),
c'est d'avoir cru que les mouvements de piété que Dieu
produit en nous par sa grâce, efficacement et invincible-
ment, ne sont ni libres ni méritoires. Or de là il est aisé
de conclure que le P. Malebranche est luthérien, car il
avoue que des mouvements invincibles, quelques saints
qu'ils puissent être, ne sauraient être méritoires, puisque
la troisième proposition de Jansénius est hérétiiiue. Mais,
en même temps, il est persuadé que ce fameux canon,
qui sera toujours la terreur du jansénisme, ne condamne
Luther et Calvin que parce qu'ils soutenaient, chacun à
sa manière, que la grâce était invincible, et qu'il ne dé-
pendait point de nous d'y consentir ou de n'y pas consen-
tir : Si quis dixerit libcrum hominis arbitrium a Deo motum
et excitatum nihil cooperari ossentievdo Deo excitanti atqve
vocanti, qiioad ohtinrndam iustificatiorns gratiam se dispo/uit
ac prœparet, neque posse dissentir e , si velit , sed veluti in
animo quoddam nihil omnino agere, mereque passive se ha-
bere; analhema sit. C'est le canon tout entier que je rap-
porte, afin qu'on y cherche ce que l'auteur y suppose.
2" 11 accuse le P. Malebranche de soutenir que les
bons mouvements de la pi-té chrétienne, qui sont bons
La Vie du R. P. Malebranche 261
et méritoires , ne sont pas ceux que Dieu forme en nous
par la puissance de sa grâce , mais ceux que nous nous
donnons à nous-mêmes par le bon usage que nous fai-
sons de notre liberté, en nous avançant au delà de ce que
nous pousse la grâce.
Le sens de ces paroles n'est point équivoque; elles font
entendre clairement que le P. Malebranche soutient deux
choses : la première, que le consentement libre de la vo-
lonté à la grâce, ou le bon usage de la liberté, est un
nouveau bon mouvement que l'âme se donne à elle-
même; la seconde, que l'âme forme, ou se donne à elle-
même ce bon mouvement, sans que Dieu y ait part. Ce
pélagianisme est sans doute bien visible, mais la calom-
nie ne l'est pas moins. Calomnie si visible, dit le P. Ma-
lebranche, que l'auteur ne l'a pu faire de bonne foi. C'est
ce qu'il faut encore démontrer, toujours à la décharge du
grand Arnauld.
1» Il est évident que l'auteur a lu, ou ce qui est ici la
même chose, qu'il a dû lire le troisième discours du
Traité de la nature et de la grâce, puisqu'il le critique
dans sa lettre avec tant d'appareil. Donc, il a vu presque
à toutes les pages que le P. Malebranche tient la contra-
dictoire de l'opinion qu'il lui attribue; qu'il tient, par
exemple, que l'âme ne forme en elle-même, ou ne se
donne aucun mouvement; qu'elle reçoit de Dieu et son
mouvement général vers le bien, et toutes ses détermina-
tions particulières vers tel bien ; que toute son action
consiste à consentir, ou à ne pas consentir à ces déter-
minations; mais que son consentement n'est qu'un sim-
ple repos, qu'un arrêt, qu'une cessation d'examen, etc..
Donc, il a su qu'il faisait une calomnie, en lui attribuant
tout le contraire.
2° L'auteur a si bien su que le P. Malebranche ne
donne pas à l'âme le pouvoir de former en elle-même au-
262 Bibliothèque Oratorienne
cun mouvement, que, dans le premier chapitre de sa Dis-
sertation sur les miracles de l'ancienne loi, il lui en fait un
crime, comme si, en niant que l'âme eût ce pouvoir, on
lui ôtait sa liberté. On a répondu à cette objection en
prouvant d'une part que l'âme n'est véritablement cause
réelle que de l'acte par lequel elle donne, ou refuse, ou
suspend son consentement; et que, de l'autre, le con-
sentement de la volonté n'est, comme on l'a dit, qu'un
simple repos qui , non plus que le repos des corps, n'est
pas, selon le P. Malebrancbe, une réalité pbysique. Mais,
quoiqu'il en soit de la réponse bonne ou mauvaise, il
n'importe, il est toujours certain que l'auleur a très bien
su que le sentiment du P. Malebrancbe n'était pas que
l'âme pût si^ donner à elle-même de bons mouvements.
Cependant il ose, contre le témoignage de sa propre con-
science, lui attribuer cette erreur abominable; et cela
non pas comme une conséquence que l'on peut tirer de
son sentiment, mais comme un principe qu'il soutient. 11
est donc clair que c'est un calomniateur de mauvaise foi.
Donc, en vertu des suppositions qu'on a faites, ce ne peut
être M. Arnauld.
Le P. Malebrancbe, ayant démontré son paradoxe,
conclut de là bien des vérités , dont il y en a une que je
ne puis omettre : c'est que les amis de M. Arnauld ne
doivent plus tant s'intéresser à l'auteur de tous ces li-
vres; qu'ils doivent cesser de répandre les calomnies
qu'ils y ont apprises contre ceux du P. Malebrancbe;
qu'on ) ourrait peut-être exiger d'i ux qu'ils tâchassent de
réparer le mal qu'ils ont fait de bonne foi, se croyant
fondés sur l'iuitorité d'un si grand homme. Car on sait
bien ce qu'ordonne dans de semblables occasions la mo-
rale la moins sévère; mais qu'en tout cas, ils sont obli-
gés à éviter l'erreur, et à se défaire de leurs préventions,
dangereuses à cet égard comme à tout autre. Il serait
La Vie du R. P. Malebranche 263
fort à souhaiter que le public en fit autant. Car je vou-
drais bien, dit le P. Malebranche, que tout ce que je viens
de dire pour ma défense , ne tombât que sur un inconnu
et ne fît tort à la réputation de personne.
Ces deux écrits furent composés immédiatement après
la publication des deux lettres posthumes de M. Ar-
nauld. Mais, soit que le P. Malebranche ne crût pas qu'il
fût de la bienséance de se battre contre un ennemi mort,
soit que, le public étant bien revenu à son égard, il ne
craignît plus qu'il se laissât surprendre par de vieilles
accusations; soit aussi par le dégoût et l'ennui de se
montrer si longtemps sur la défensive; soit encore par le
conseil de sa paresse naturelle, qu'il avouait être pour
lui, de toutes les passions, la plus séduisante, il ne jugea
pas à propos de faire imprimer ces deux petits ouvrages.
Il les tint donc enfermés jusqu'à ce que plusieurs per-
sonnes, les unes de ses amis, les autres de ses ennemis ,
ou plutôt de ses critiques, se plaignirent hautement de
son silence, qu'ils interprétaient chacun selon ses dispo-
sitions. Alors il les montra; on les jugea dignes du jour,
et ils parurent enlin en 1704% avec tout le succès qu'il
en pouvait espérer. Mais il est temps de reprendre le fil
de notre histoire, à l'endroit où nous l'avons interrompu.
Après la mort de M. Arnauld, le P. Malebranche com-
mença à goûter les douceurs de la paix , dont il n'avait
' D'après le P. Le long , Malebranche ne fit ce traité que long-
temps après la réponse à la troisième lettre de M. Arnauld, et
ayant montré cette réponse manuscrite à M. Rémond, depuis sei-
gneur de Montemort, celui-ci la trouva si bonne qu'il engagea le
P. Malebranche à consentir à l'impression. « Mais comme elle
n'aurait fait qu'un fort petit volume, il s'avisa du dessein de
son écrit contre la prévention sur ce que je lui dis {c'est Lelong
qui parle) que le P. C^erberon dans son interrogatoire avait ré-
pondu qu'il ne savait pas si les écrits de M. Arnauld contre le
P. Malebranche étaient de ce docteur. »
264 Bibliothèque Oratorienne
pu jouir encore, depuis qu'il était auteur, et quoiqu'il sût
parfaitement que ce docteur inquiet avait laissé des
armes pour lui faire la guerre. Son repos n'était point
troublé alors, mais l'amitié le rengagea bientôt dans le
travail.
M. le marquis de l'Hôpital avait désiré, en mourant,
qu'il se chargeât de l'impression de son fameux livre des
Infiniment petits, qui marque dans l'auteur une si pro-
fonde, si lixe et si vaste connaissance des mathéma-
tiques. Ce que le P. Malebranche avait tant de peine à
faire pour lui-même (car nou^ devons à d'autres l'impres-
sion de ses ouvrages), ne lui coûta rien, lorsqu'il fut
question de travailler à la gloire d'un ami, ou plutôt à
l'utilité du public. 11 revit exactement ce chef-d'œuvre de
pénétration ^ ; il traça les figures nécessaires pour le
rendre intelligible; il eut soin que l'édition fût correcte ,
belle, digne de l'ouvrage: en un mot, il s'y appliqua
tellement, que ce fut là une des causes de la grande ma-
ladie où il tomba peu de temps après. Elle fut longue ,
violente, et accompagnée de tous les symptômes de la
mort. Dès les premiers jours, les médecins l'abandonnè-
rent; et sans doute qu'il s'y fût condamné lui-même, si
un délire continuel ne l'eût mis hors d'état d'y faire
attention. C'est dans les moments d'abandon à l'instinct,
qu'on a coutume de voir ce qu'un homme a dans le
cœur, ses inclinations, ses vertus ou ses défauts, ses
dispositions naturelles ou acquises, bonnes ou mauvaises.
1 La Bibliothèque nationale possède un exemplaire de cet ou-
vrage, qui contient des ?wtes marginales qui sont de la main
de Malebranche. (F. français, 25 302.) C'est probablement l'exem-
plaire qui servit à Malebranche pour préparer la seconde édi-
tion de ce livre, laquelle parut en 1715. — Voir Henry, Re-
cherches sur les manuscrits de Fermât, suivies de fragments
inédits de Bachet et de Malebranche [Kom^, 1880, in-4''), page 90,
note 1.
La Vie du R. P. Malebranche 265
Comme on est incapable de réflexion, et par conséquent
d'hypocrisie, la nature parle toute seule, et trahit tous
les secrets de l'âme. Le P. Malebranche ne s'entretenait
dans ses transports que de ce qui l'avait occupé toute sa
vie, de Dieu et de ses ouvrages. Dans tous les égarements
de son esprit aliéné , il revenait sans cesse à ses pieuses
méditations, toujours un peu philosophiques, mais à leur
ordinaire toujours édifiantes. Le sentiment de ses vives
douleurs, au lieu d'exciter ses plaintes, ne faisait le
plus souvent que lui rappeler les idées, qui lui étaient
familières, de la slriicture admirable du corps humain.
Tantôt il en combinait tous les ressorts, il en expliquait
l'ordre, il en marquait l'usage, en monirant la sagesse
infinie de celui qui les avait si bien ordonnés; tantôt
il cherchait la cause de son mal par des raisonnements
physiffues, dont il n'interrompait la suite et la forme que
pour y faire entrer qucbjue chose du Créateur, dont il
était plein. Mais la pensée qui l'occupait le plus ordinai-
rement dans ses délires, était celle de la mort et de l'é-
ternité. Ces deux grands objets , qu'il avait tant médités
pendant sa vie, se présentaient continuellement devant
ses yeux, avec tout ce qu'une bonne conscience y peut
trouver de charmant. Il voyait dans la mort la fin de nos
misères , et surtout de nos péchés , qui sont les plus
grandes (car nonobstant le trouble de ses idées, il le fai-
sait assez entendre), et dans l'éternité le centre fixe de
notre vraie béatitude. Là, il s'arrêtait quebjuefois dans
un silence profond , d'où il ne sortait que pour revenir,
par mille détours, au même point que sa maladie avait
dérobé à son inclination. Cette multitude de pensées qui
lui agitaient l'esprit, lui abattaient extrêmement le corps
par contre-coup; de sorte (|ue les convulsions et les dé-
faillances se succédant tour à tour, avec les pronostics
les plus tristes, il n'y avait plus rien à espérer. Un autre
266 Bibliothèque Oratorienne
sujet de tout craindre, c'était qu'il ne prenait rien, ou
que son mal ne faisait que s'irriter par les remèdes. Son
médecin n'avait cessé jusque-là de l'observer attentive-
ment, pour voir si dans ces alternatives il ne trouvait
point quelque jour à son art; mais n'y en voyant plus, il
dit enfin à ses gardes que c'en était fait, et qu'on n'avait
qu'à lui donner tout ce qu'il demanderait. Cependant, ses
esprits épuisés ne suffisant plus ni au délire ni aux con-
vulsions, il tomba dans un état de langueur, mais où sa
raison devint plus libre. Ce moment le sauva : la fai-
blesse de sa complexion lui avait fait faire plus de ré-
flexions qu'un autre sur sa santé. Il avait étudié à fond
ce qu'il appelait sa machine, et pour peu qu'elle se démon-
tât, son expérience, jointe à la grande connaissance qu'il
avait de la nature , lui apprenait, sans autre secours, les
moyens de la réparer. Il avait même pour axiome, qu'à
l'âge de trente ans chacun se devait assez connaître pour
être lui-même son premier médecin. Ayant donc souvent
remarqué que la cause ordinaire de ses fréquentes incom-
modité«i était un violent acide ({u'il avait dans l'estomac,
et que l'eau prise en abondance avait été toujours pour
lui un remède souverain, se sentant d'ailleurs dans une
altération extrême, il en demanda; on lui en donna tant
qu'il voulut, comme à un malade désespéré, à qui rien
désormais ne pouvait plus être nuisible. Mais à peine en
eut-il bu quelques pots, qu'on fut surpris de le voir tout
soulagé. En un mot il guérit , au grand élonnement de la
médecine, et au grand scandale des médecins, qui l'a-
vaient abandonné \
> D'après le P. Lelong , le P. André confondrait ici les dates,
et ce récit conviendrait plutôt à une maladie que Malebranche
fit à Raroy vers 1683 ou 1684. « Celle de cette année ne fut
qu'une langueur, n ajoute-t-il.
CHAPITRR VIII
l.e P. Malebranche , guéri, compose les Entretiens sur la mort.
— Ils paraissent à la suite d'uue seconde édition des Entre-
tiens sur la métaphysique ( 1606), due à la reconnaissance de
M. Carré. — Le quiétisme. — Portrait de Fénelon. — Le P. Lamy
engage maladroitement Malebranche dans ces affaires. — Il
compose son Traité de l'amour pur (1697). — Bossuet, ravi
de cet ouvrage, se réconcilie tout à fait avec Malebranche. —
Les Éclaircissements de dom Lamy et les Réponses de Male-
branche (1699). — Il est nommé membre de l'Académie des
sciences, et jouit en paix de sa gloire.
Le public ne fut pas longtemps sans profiter de la
guérison du P. Malebranche. Les pensées cruelles de la
mort et de l'éternité que le P. Malebranche avait eues
pendant toute sa maladie avaient été si vives qu'il lui en
était resté un souvenir très distinct; ce qui lui fournit la
matière d'un nouvel ouvrage après les avoir méditées de
nouveau. Cet ouvrage a pour titre : Entretiens sur la mort.
Les impies, toujours sottement railleurs, nous disent
quelquefois qu'ils se résoudraient à croire une éternité
s'ils voyaient quelqu'un revenu de l'autre monde : folie
visible, car, dit le Sauveur, qui les connaît mieux qu'eux-
mêmes, s'ils ne croient pas Moïse et les prophètes, ils ne
croiraient pas non plus l'ombre d'un corps ressuscité.
Mais, quoiqu'il en soit de ce qui pourrait arriver en ce
cas, voici un auteur qui, ayant vu l't'ternité de près,
pourra leur en apprendre, s'ils le veulent, bien des par-
268 Bibliothèque Oratorienne
ticularités dont il a été pour ainsi dire témoin oculaire ^ .
Ces Entretiens sur la mort sont remplis de grandes
idées, de beaux sentiments, de réflexions touchantes; ce
qui, étant relevé par le style de l'auteur, toujours ferme,
coulant, majestueux, agréable, soutient merveilleuse-
ment l'attention du lecteur. Le premier elfet qu'ils pro-
duisirent fut un acte de reconnaissance, vertu si rare
dans le siècle où nous sommes, qu'on en doit soigneu-
sement recueillir les moindres exemples.
M. Carré Louis % fils d'im laboureur, mais qui avait
toutes les qualités qui peuvent remplacer la naissance,
avait trouvé dans sa mauvaise fortune un asile chez
l'auteur. Car son père, qui l'avait fait étudier dans la vue
ordinaire à ces sortes de personnes, l'ayant abandonné
parce qu'il ne voulait point se faire prêtre, il se vit ré-
duit à chercher une condition. La Providence l'adressa
au P. Malebranche qui le prit pour écrire sous lui. Il lit
plus; voyant que son domestique avec un grand esprit
avait encore un naturel admirable, il entreprit de le
former à quelque chose de meilleur; il lui enseigna les
mathématiques; il' y ajouta la philosophie; en sorte
qu'en peu d'années M. Carré fut en état de se passer de
son maître en le devenant lui-même. Il le devint en
effet; il montra les mathématiques en ville avec tant de
succès, qu'il eut bientôt une foule d'élèves; mais ce qu'il
y eut de plus particulier, c'est que plusieurs dames en
voulurent être. 11 les reçut; elles le goûtèrent; elles
étaient surtout charmées de sa philosophie qui était celle
du P. Malebranche, et qui, étant toute chrétienne, s'ac-
cordait parfaitement bien avec leur inclination naturelle
1 Le P. André donne ici, de tapage 810 à tapage 827, l'ana-
lyse de ces Entretiens.
2 Né le 26 juillet 1663 à Closfontaine , près de Nangis en Brie,
mort le 11 avril 1711. Sur ses ouvrages, voir Nicéron, t. XIV,
La Vie du R. P. Malebranche 269
pour la piété. En un mot, comme il soutenait par la
pratique les grandes maximes qu'il leur enseignait, elles
trouvaient en lui une espèce de directeur, d'où l'on peut
juger qu'il trouvait en elles un fonds qui ne le laissait
manquer de rien. 11 semble qu'il avait tout lieu d'être
content de sa fortune; il ne l'était cependant pas. Il lui
manquait encore un bien dont le besoin ne touche guère
le commun des hommes : c'était une occasion de mar-
quer sa reconnaissance à son bienfaiteur; car il ne re-
gardait pas comme un service le zèle qu'il témoignait
pour sa philosophie, mais comme un devoir qu'il ren-
dait à la vérité. Il fallait donc quelque chose de plus pour
le satisfaire. Les Entretiens sur la mort que le P. Male-
branche venait de finir au commencement de 1696 lui
fournirent une occasion dont il profita.
Depuis que M. Arnauld avait déclaré la guerre au
Traité de la nature et de la grâce, l'auteur n'avait pu rien
imprimer à Paris sur ces matières en privilège. Les vio-
lentes criti([..es de ce docteur véhément, soutenues des
clameurs d'un parti accrédité, avaient répandu dans les
esprits une terreur que la raison ne pouvait guérir; ceux
qui présidaient à l'impression des livres en étaient eux-
mêmes frappés. Le P. Malebranche n'était pas d'humeur
à s'en mettre fort en peine; outre que les presses étran-
gères s'ofl'raient à lui de toutes parts, ses ouvrages n'en
étaient ni moins lus en France ni moins également ad-
mirés. Mais ses amis étaient justement indignés de la
stupide et opiniâtre prévention du (|uei(|ucs-uns de ses
compatriotes contre le meilleur de leurs écrivains.
M. ('arré entreprit de la vaincre et il y réussit; il em-
ploya tout ce qu'il avait d'amis, d'élèves, de connais-
sances. On ne peut douter que les dames qui étaient ses
disfiples nf fussent les plus zélées k le servir. Quoiqu'il
en soit, en <lemandant le privilège du roi sur les Entre-
270 Bibliothèque Oratorienne
tiens sur la mort, il l'obtint aussi pour les Entretiens sur
la mHaphtjsique, ce qui était son principal but. Car, comme
cet ouvrage est une réponse générale à toutes les cri-
tiques ^e M. Arnauld , en lui obtenant le privilège d'être
imprimé à Paris, on levait on même temps tous les
obstacles qui s'opposaient à y faire publier les autres
livres du P. Malebranche. Ils le furent effectivement
depuis , excepté le Traité de la nature et de la grâce , pour
la raison qu'on dira dans la suite. On fit donc à Paris <
une seconde édition des Entretiens sur la métaphysique,
augmentée de trois sur la mort. Je ne parlerai point du
succès qu'elle eut. Il fut tel que le méritait l'ouvrage, qui
est d'une beauté d'esprit et de style extraordinaire. Ainsi
l'auteur eut le plaisir de se voir entièrement rétabli dans
l'estime publique, et M. Carré l'honneur d'avoir témoigné
publiquement sa reconnaissance à son ancien maître'.
La joie de ce bon succès ne dura guère; elle fut bientôt
troublée dans une querelle, où le P. Malebranche fut
engagé malgré lui. C'est la fameuse contestation qui sur-
vint en lfî97 entre plusieurs évèques de France au sujet
du quiétisme. On sera sans doute bien aise d'en voir ici
un récit abrégé qui servira pour entendre la suite.
La dispute roulait principalement sur l'amour de Dieu,
que les disciples de Molinos, auteur ou plutôt restaurateur
de cette infâme secte, anéantissaient de fond en comble,
sous prétexte de le rendre pur et désintéressé. Car voici
le système de ces hérétiques. Ils font consister toute la per-
1 Elle parut en 1696.
2 Le P. Prestet, autre élève du P. Malebranche, avait aussi
commencé par être son domestique ou plutôt son secrétaire. Il
s'acquit un grand renom dans les sciences, qu'il professa aux
universités d'Angers et de Nantes, et sur lesquelles il écrivit de
remarquables ouvrages. Il mourut dans notre maison de Ma-
rines, le 8 juin 1690.
La Vie du R. P. Malebranche 271
fection chrétienne dans un amour si absolument indépen-
dant du désir d'être heureux, qu'il n'a pour motif aucun
intérêt même éternel ; c'est-à-dire que l'âme n'y est portée
ni par crainte, ni par espérance, ni par le goût, ni par
l'avant-goût des biens célestes, mais uniquement par la
vue de la gloire et de la volonté de Dieu, non de cette gloire
et de cette volonté divine qui se trouve dans notre sancti-
fication, mais uniquement de cette gloire intérieure que
Dieu possède en lui-même, et de celle qu'il nous découvre
à chaque moment par tout ce qui nous arrive de bien ou
de mal. On est indifférent pour tout le reste; indifférent
pour la grâce, pour le mérite, pour les récompenses;
indifférent pour sa perfection; indifférent pour son bon-
heur; en un mot, indifférent pour tous les dons de Dieu
en tant qu'ils nous appartiennent. On pousse encore plus
loin le désintéressement, car on le porte jusqu'à être
prêt de renoncer à son salut, par un sacrifice non seule-
ment conditionnel , mais absolu, qu'on en fait à la gloire
et à la volonté de Dieu. Il y a même des rencontres où
l'âme, livrée aux scrupules, s'y croit obligée; c'est le cas
des dernières épreuves où l'âme est persuadée invinci-
blement que Dieu l'a justement réprouvée. Que fera-t-elle
donc alors? elle acquiescera généreusement à sa répro-
bation éternelle; après quoi, n'ayant plus rien à perdre,
elle demeure tranquille et intrépide, sans remords et
sans alarmes, ((uoi qu'il lui puisse arriver de bien ou de
mal, soit pour le temps, soit pour l'éternité. C'est ce que
les quiétistes appellent état de sainte indilférence, où
I l'âme n'a plus ni propriété ni activité, et par conséquent
le plus haut point de la perfection chrétienne.
Dans le système qu'on vient d'exposer, il y a des excès
visibles que tous nos prélats condamnaient unanimement
avec le Saint-Siège, qui les avait censurés dans Molinos
en 1689; mais il y en a de cachés sous une belle appa-
272 Bibliothèque Oratorienne
rence de perfection que certaines personnes approuvaient
encore. M. de Fénelon, archevêque de Cambrai, était de
ce nombre; et il ne faut guère s'en étonner; c'était un
bel esprit, mais dont le fort consistait dans une imagina-
tion vive, délicate et sublime, vaste, brillante, riche,
féconde en idées agréables, accompagnée d'une mémoire
heureuse qui la servait à son gré , en lui représentant
sans cesse le meilleur de tout ce qu'il avait lu, soit dans
le grand, soit dans le tendre. On juge assez par là (juelles
devaient être les grâces de son discours. Mais s'il avait
toutes les belles qualités de l'imagination, il en avait
aussi (juelques-unes de mauvaises; peu de justesse dans
ses idées, qui sont presque toujours excessives; peu de
clarté dans ses principes, qui ne sont quasi jamais ni
bien démêlés, ni bien fixes, ni suivis, ni dégagés des
fantômes sensibles; peu d"étendue et de pénétration
d'esprit dans la plupart des raisonnements, qui sont
plutôt d'un dialecticien pointilleux sur les termes que
d'un logicien solide et profond; peu de régularité dans sa
manière d'écrire, qui, toute belle qu'elle est, d'ailleurs,
se répand quelquefois trop comme un torrent, qui rompt
ses digues. Pour fixer sou caractère, ajoutons ce qui en
fait le propre : que son génie, né grand, nourri de plus
dans la lecture des poètes, donnait tète baissée dans
l'extraordinaire sans trop songer au naturel qui doit être
néanmoins le fond du vrai sublime; en un mot, il fal-
lait du roman pour le contenter.
Il en trouva dans les nouveaux mystiques : aussi
comme, lorsi|u'il entra dans l'épiscopat, un parlait beau-
coup d'eux à l'occasion des écrits d'une célèbre dame
visionnaire (ju'il admirait comme une prophélesse, il
tourna toute son imagination de ce côté-là. Il les lut, il
en fut charmé. L'idée de perfection que donnent ces ou-
vrages lui parut si relevée, qu'il entreprit leur défense
La Vie du R. P. Malebranche 273
contre divers prélats, qui condamnaient avec raison leurs
expressions outrées et même quelques-unes de leurs
maximes qui approchaient trop des erreurs des quiétistes
pour être véritables. Il faut ajouter qu'il y entre aussi un
peu de mystère, nouveau charme pour les personnes
Imaginatives. M. de Cambrai fit donc pour les justifier un
livre qu'il intitula Explication des maximes des saints sur
la vie intérieure. Mais on me permettra de le dire, à
parler juste, il semble qu'il faudrait plutôt l'appeler le
Roman de la vie spirituelle. Car tout son système roule
sur un amour de Dieu si absolument indépendant du
motif de noire intérêt, même éternel, qu'il n'envisage que
les perfections absolues de la divinité, sans qu'il soit
besoin qu'elles nous touchent d'aucune sorte de plaisir,
ni actuel, ni espéré qui nous y affectionne.
Dans cet amour, dit-il , qui est le cinquième état de la
vie spirituelle, ni la crainte des châtiments, ni le désir
des récompenses n'ont plus de part. On n'aime plus Dieu
ni pour le mérite, ni pour la perfection, ni pour le bon-
heur qu'on trouve en l'aimant, ni même, ainsi qu'il le
soutient dans toutes ses défenses, par le motif d'être un
jour en lui éternellement heureux: car il y aurait en cela
quelque mélange d'intérêt; on ne veut donc plus le salut
comme le salut propre, mais comme la gloire et le bon
plaisir de l>ieu; de sorte que dans les dernières épreuves
on peut lui en faire un sacrifice absolu. Car alors l'âme
peut être invinciblement persuadée, par une persuasion
même réfléchie, qu'elle est justement réprouvée de Dieu.
D'où il s'ensuit qu'elle peut acquiescer humblement à sa
juste condamnation. Acte héroïque, qui, mettant l'âme
dans l'état de la sainte indifférence, achève en elle et
consomme l'anéantissement de l'amour-propre et l'en-
tière purification de l'amour divin.
C'est le plan visible de tout l'ouvrage de M. de Cambrai,
274 Bibliothèque Oratorienne
dont le grand principe est que la volonté n'est pas, comme
on se le persuade ordinairement, l'amour de la perfec-
tion et du bonheur, mais une faculté supérieure au désir
même d'être heureux en Dieu et orné de ses dons les
plus saints. La nature a beau se récrier, la raison a beau
se révolter contre des maximes si romanesques: M. de
Cambrai veut qu'on les fasse taire.
Son assurance n'empêcha point le public de parler, ni
tout le corps des évêques de France de se déclarer ou-
vertement contre son livre. Avant même qu'il fût im-
primé, M. de Meaux, cjui depuis longtemps était le fléau
des nouveautés profanes, en attaqua les maximes. Entre
plusieurs ouvrages qu'il lità cette occasion, le plus grand
et le plus solide fut celui qui a pour titre Instruction sur
les états d'oraison. Il n'y combattait pas encore de front
M. de Cambrai, voulant garder avec lui tous les ména-
gements que demandaient son mérite, sa dignité, sa vertu,
la docihté qu'il avait promise et la droiture de ses inten-
tions dont on ne pouvait douter. Mais, en attaquant les
nouveaux mystiques en général, M"'<' Guyon à la tête,
il établit des principes de bon sens qui renversent par
avance toutes les imaginations du livre de M. de Cambrai.
Car il soutient :
1° Que c'est la voix de toute la nature, des chrétiens
comme des philosophes, qu'on veut tellement être heu-
reux qu'on ne peut pas ne le pas vouloir, ni s'arracher du
cœur ce motif essentiel à toute action raisonnable.
2" Que la charité ou l'amour de Dieu ne se peut désin-
téresser pour ainsi dire à l'égard de la béatitude éter-
nelle, ou plutôt que l'amour de la béatitude éternelle
ne peut être intéressé; puisque cette béatitude n'est autre
chose que Dieu même qui se fait goûter à l'âme et hors
de qui elle ne veut rien.
3" Que ce désir d'être heureux en Dieu, bien loin de
La Vie du R. P. Malebranche 275
nous faire tomber dans le crime de rapporter Dieu à
nous, nous rapporte et nous attache à Dieu inliniment
plus qu'à nous-mêmes; à Dieu parce qu'il nous le fait
envisager comme notre premier principe, comme notre
dernière lin, comme notre unique nécessaire, comme
notre tout. Voilà le précis de ce que M. de iMeaux oppose
d'abord à M. de Cambrai sur la nature du pur amour.
Comme ce puint fondamental de la morale chrétienne
est assez à la portée de tout le monde, à peine les deux
ouvrages contraires furent-ils publiés que chacun se
mêla d'en raisonner et comme de prendre parti dans la
querelle des deux prélats. Ainsi l'on vil bientôt la France
entière divisée. M. de Cambrai gagna par les agréments
de son style, par la sublimité apparente de ses idées de
perfection, un grand nombre de personnes, beaucoup de
jeunes gens, plusieurs dames, quantité de religieux,
presque tous les jésuites, quelques docteurs, enfin tous
les esprits superticiels et chimériques. Mais le parti du
bon sens ne laissa pas de prévaloir, soit par le nombre,
soit par la qualité de ceux qui le suivirent. On y voyait
avec M. de Meaux, M. de l'aris^ M. de Chartres % tout
le corps des évêques , la Sorbonne , la cour même et le
roi qui, à la sollicitation de plusieurs prélats zélés, de-
manda au Saint-Siège la condamnation de M. de Cam-
brai. J'abrège, on le voit bien, pour venir au point qui
regarde mon histoire.
Dans ce combat, le V. Malebranche n'avait été que
simple spectateur, mais lorsqu'il y pensait le moins un
de ses amis l'engagea mal à propos dans la mêlée. Voici
comment : un II, P. bénédictin , nommé Dom Bernard
Lamy, s'était déclaré dès le commencement de la dispute
' Noailles.
2 Godet des Marais.
'27(5 Bibliothèque . Oral orienne
pour M. de Cambrai, et quoique dans les deux premiers
volumes de sd. Connaissance de soi-même , il eût posé des
principes contraires au pur amour de ce prélat, il 1»;
trouva si beau dans le livre des Maximes des maints, qu'il
n'examina plus s'il pouvait être réel. Il y donna de tout
son creur, ou plutôt de toute son imagination : on ne
croit pas le cœur capable d'un tel amour. Mais comme le
P. Malebranche était son grand oracle, il voulut savoir
ce qu'il en pensait. Il avait beaucoup lu ses ouvrages et
niLMTie copié dans les siens, d'une manière si visible, que
bien des gens trouvaient à redire qu'il ne lui eût point
fait l'honneur de le citer plus souvent. Il les relut encore.
Quand on est prévenu d'une pensée, on la croit voir
partout, principalement dans les auteurs qu'on admire.
Témoins nos théologiens qui trouvent tout ce qu'il leur
plaît dans saint Augustin et dans saint Thomas. Le
P. Lamy crut donc voir son amour pur dans le P. Ma-
lebranche. Il voulut néanmoins s'en éclairer avec l'au-
teur. Toutes les conversations de Paris roulant alors sur
cette matière, il ne fut pas difticile de la faire tomber
là-dessus : on parla donc de M. de Cambrai. Le P. Ma-
lebranche, quoique d'ailleurs plein d'estime pour ce pré-
lat, qui de son côté l'honorait de la sienne, se voyant
néanmoins pressé, déclara nettement que le cinquième
amour qu'il établit dans son livre des Maximes des saints
lui faisait beaucoup de peine; en un mot, que l'amour
pur, indépendant du motif d'être heureux , lui paraissait
une chimère ; il lit même assez entendre que c'avait tou-
jours été là son vrai sentiment; déclaration qu'il réitéra
plusieurs fois au P. Lamy et en présence de plusieurs
personnes. Mais il eut beau faire, ce bénédictin prévenu
crut toujours que le P. Malebranche avait trop d'esprit
pour n'être pas de son opinion. C'est le tour le plus favo-
rable que je puisse donner à ce qu'il fit ensuite. Car,
La Vie du R. P. Malebranche 277
s'étant imaginé que le P. Malebranche avait par poli-
tique dissimulé ses sentiments, ou qu'il les entendait
mieux que lui-même, il l'alla citer malhonnêtement
dans le troisième volume de son ouvrage en faveur de
son amour pur. Ce procédé était sans doute fort choquant,
mais de plus cela fit grand bruit; car les passages cités
du P. Malebranche, séparés de son texte qui les explique,
portaient effectivement à croire qu'il désintéressait tel-
lement la charité, qu'il la rendait indépendante du désir
même d'être heureux en Dieu , ce qui est un des prin-
cipes du quiétisme. Il y avait encore une autre raison
qui persuadait au monde que cela pouvait bien être:
c'était qu'à cause de la sublimité et de la profondeur de
ses pensées il passait dans les esprits peu pénétrants ou
inappliqués pour un homme à idées et a chimères. D'ail-
leurs il était grand méditatif, réputation qui dans le
monde vaut autant que celle de visionnaire et d'illuminé.
Enfin le P. Lamy, qui le citait en faveur de l'amour pur
de M. de Cambrai, n'était pas un témoin suspect. Il était
de ses admirateurs, en commerce avec lui, dans la plu-
part de ses sentiments, même les plus extraordinaires,
par exemple, sur la nature des idées. Tout Paris le sa-
vait; on eut donc lieu de croire que le P. Lamy ne l'avait
point cité à faux. On le crut si bien , que le bruit se ré-
pandit dans toute la ville que le P. Malebranche était du
parti de M. de Cambrai. 11 n'en fallait point davantage en
ce temps-là pour être soupçonné de quiétisme ou du moins
de lui être favorable, car ce prélat passait pour le chef
de la nouvelle se'cte.
Le danger où le P. Malebranche vit sa foi exposée ré-
veilla sa paresse naturelle. Son honneur, ses amis, l'amour
de la vérité le sollicitèrent si fortement à écrire pour dé-
sabuser le public, qu'il surmonta ses répugnances. Il y
en ressentait beaucoup; il haïssait infiniment le bruit. La
8*
i278 Bibliothèque Oralorienne
matière de l'amour pur lui paraissait fort difficile à cause
des équivoques du langage dont elle est remplie. Il la
voyait actuellement agitée par de savants prélats, qu'il
appréhendait de choquer en se mêlant dans leurs dis-
putes. On attendait de Rome une décision qu'il n'était
pas sûr de prévenir. Mais la nécessité de se défendre
jointe aux instances importunes de certaines personnes,
le fit passer par-dessus tout. Il composa son Traité de
V amour de Dieu.
Cette matière, quoique discutée depuis si longtemps
par les meilleures plumes de France, ne faisait que s'em-
brouiller de jour en jour par les subtilités pointilleuses
de M. de Cambrai . que toute la pénétration de M. de
Meaux ne put jamais bien éclaircir. On est môme obligé
de dire pour rendre justice à tout le monde, que ce grand
homme dans ses attaques donna souvent prise à son r.d-
versaire qui en sut habilement profiter. Ce fut l'état où
le P. Malebranche trouva la dispute sur le pur amour,
lorsqu'il en écrivit. En la traitant il observa sa règle or-
dinaire de n'oiïenscr personne et d'instruire son lecteur
à fond. Pour bien juger de son ouvrage il serait à propos
de lire auparavant ceux des deux prélats sur le même
sujet. Car outre que le P. Malebranche y ait fait des allu-
sions perpétuelles, surtout à ceux de M. de Cambrai, on
trouverait peut-être qu'en cinquante pages il éclaircit
plus la matière que ces Messieurs dans une cinquantaine
d'écrits qui parurent là-dessus, tant ses principes sont
étendus et lumineux. Du moins verrait-on certainement
que le P. Malebranche est de ces auteurs qui ne parais-
sent jamais plus grands que lorsqu'on les compare aux
plus grands hommes. En voici la preuve, pourvu néan-
moins qu'on fasse les comparaisons nécessaires '.
1 Nous invitons 7ios lecteurs à la faire , et passons l'analyse,
p. 834 à 843, du P. André.
La Vie du R. P. Matebranche 279
Ce traité fait, le P. Malebranche le communiqua pour
êti'e examiné en toute rigueur ; car c'était un de ses ca-
ractères, il ne voulait point qu'on le flattât sur rien. Il en
fit donc présenter des copies manuscrites aux prélats qui
paraissaient les mieux instruits de la matière; à M. de
Paris, maintenant cardinal, et à M. de Meaux, qui mé-
ritait de l'être. Il en eut fait autant sans doute à M. de
Cambrai, s'il eût été à portée de lui, ou plutôt s'il n'eût
pas craint de le choquer en lui envoyant un écrit qui ,
sans le nommer, renversait par le fondement toutes ses
prétendues maximes des saints. M. l'archevêque de Paris
lut le traité ou le lit lire et le trouva fort bon; d'autant
plus qu'il était conforme aux sentiments qu'il a si bien
exposés dans sa belle Instruction pastorale contre les illu-
sions des nouveaux mystiques. M. de Meaux l'examina en-
core de plus près; mais, quoique fort prévenu contre
l'auteur, il en fut charmé. Ce prélat, ennuyé apparem-
ment de la fausse dialectique et de la mauvaise métaphy-
sique de M. de Cambrai , qui, après avoir assez maltraité
les théologiens de 1'. cole dans ses lettres particulières,
les avait appelés à son secours dans ses écrits publics ^;
ce prélat, dis-je, avait en ce temps-là réduit toute sa
dispute à un seul point populaire, en quoi il faisait con-
sister la décision de tout; savoir : s'il peut y voir une
charité ou amour de Dieu, entièrement séparé du motif
de la béatitude ou de la possession du nouveau bien. H
avait même promis dans son livre des Étals d'oraison
( liv. X, art. 29) , de traiter à fond cette question dans un
ouvrage particulier. Mais le sort de la dispute, comme
celui de la guerre, est d'être souvent conduit où l'on ne
veut pas. M. de Meaux n'avait pu encore accomplir sa
' On sait ai/ssi quo Fénclon se mon/ m tnntôf qnllican, tantôt
ullramontain , suicant les besoinx de sa cause.
280 Bibliothèque Oralorienne
promesse; peut-être même que trop occupé à suivre dans
ses détours son ingénieux adversaire, il l'avait oublié. Il
fut donc ravi de se voir acquitté par un autre ; car on
commençait déjà dans le public de prendre en mauvaise
part l'inobservation de sa parole. D'ailleurs, quoique
M. de Cambrai, se laissant aller à son imagination hyper-
bolique, fasse fort l'abandonné dans ses apologies, il ne
laissait pas d'avoir beaucoup de partisans. Les divers
écrits qu'on envoyait sans cesse à Rome ou qu'on distri-
buait contre M. de Meaux en sont des preuves authen-
tiques, principalement celui où, suivant la méthode ordi-
naire d'un certain parti ,. on dit que les jansénistes
s'étaient liés avec ce prélat contre M. de Cambrai, car ce
langage trahit ouvertement les auteurs ; et on n'ignore
pas, ni quel était alors leur crédit, ni quel est encore
maintenant leur nombre. Ces partisans de M. de Cambrai
ne se cachaient pas; ils le soutenaient à la cour quoique
le roi lui fût très contraire, depuis qu'il eut appris ses
liaisons de spiritualité avec la fameuse visionnaire
]\Ime Guyon. Car ce prince n'étant pas obligé de savoir la
matière du pur amour, ayant un jour demandé au P. de
La Chaise, son confesseur, ou à M. le duc de Bauvilliers,
gouverneur des enfants de France (j'ai oublié lequel des
deux) de quoi il était question entre les prélats de son
royaume : « C'est de savoir. Sire, lui répondit-on, si on
peut aimer Votre Majesté uniquement pour les augustes
qualités de sa personne, sans avoir en vue les avantages
qu'on en peut attendre. M. de Cambrai soutient que cela
est possible, et M. de Meaux que non. » C'était un argu-
ment presque démonstratif pour le roi que le premier
avait raison. M. de Meaux était informé de tout; il avait
même le. chagrin de se voir abandonné ou du moins mal
secondé sur ce point, quoique fondamental, par quelques-
uns des prélats, qui s'étaient unis d'aboi'd avec lui contre
La Vie du R. P. Malebranche 281
le quiétisme. C'est ce que M. de Cambrai, qui profitait de
tout pour défendre sa mauvaise cause, ne manquait pas
de lui rebattre souvent à son ordinaire et avec ses ma-
nières victorieuses, qu'il eût toujours constamment jus-
qu'à ce que Rome eût parlé. De là on juge bien quelle
dut être la joie de M. de Meaux lorsqu'il lut le Traité de
l'amour de Dieu du P. Malebranche; il y voyait son prin-
cipe si bien développé , si bien approfondi , qu'il ne trou-
vait rien à y ajouter. Ses anciennes préventions contre
l'auteur s'évanouirent incontinent; il oublia tout le passé.
Ravi d'avoir un second d'un si grand mérite, la meil-
leure plume de France, comme l'appelait le grand
Condé, il ne songea plus qu'à réparer le tort qu'il lui
avait fait autrefois au sujet de son Traité de la nature et de
la grâce, car il était même beaucoup revenu à cet endroit
malgré ses préjugés thomistiques; mais le Traité de
l'amour de Dieu acheva pour ainsi dire de le convertir. Sa
conversion fut éclatante; il alla le premier voirie P. Ma-
lebranche, lui offrit son amitié et lui demanda la sienne.
L'auteur, qui avait toujours fort estimé le Prélat, ne se
rendit pas difficile. Comme par leurs rares qualités ils
attiraient tous les deux les regards du public, leur récon-
ciliation ne put être cachée ; elle leur fit d'autant plus
d'honneur qu'elle fut sincère; elle fut aussi constante,
car depuis ce temps-là M. de Meaux et le P. Malebranche
furent amis jusqu'à la familiarité, tant l'union des esprits
a de force pour établir celle des cœurs. Mais la destinée
du P. Malebranche n'était pas de goûter de joies pures.
Pendant que de grands prélats applaudissaient à son
traité, on sollicitait contre lui M. le chancelier. C'était
alors M. de Boucherat, beau-père de M. de Harlay, qui
fut le premier de nos plénipotentiaires à Ryswick. Ce
dernier, qui était outré partisan de M. de Cambrai, le ser-
vait avec beaucoup de zèle. Il eût bien voulu fermer la
282 Bibliothèque Oratorienne
bouche aux évèques mêmes qui l'attaquaient, mais, ne
le pouvant pas, il entreprit de la fermer du moins au
P. Malebranche quoiqu'il ne fît que se défendre. C'est
dans ce dessein qu'il employa son crédit auprès de son
beau-père pour arrêter le privilège qu'on lui allait expé-
dier à la chancellerie pour l'impression de son traité.
Cela n'était pas fort juste, on lui accorda néanmoins tout
ce qu'il voulut. De sorte que les amis du P. Malebranche
furent contraints d'avoir recours aux presses de Lyon
pour faire paraître le traité. Ce qui arriva sur la tin de
1697 ou au commencement de 1698.
Tous les ennemis du quiétisme en furent contents;
M. de Cambrai même ne s'en plaignit pas. En elFet le
P. Malebranche avait pris toutes les mesures que peut
fournir la charité pour n'offenser ni lui ni personne. Il ne
réussit pas à l'égard de tout le monde. Le P. Lamy,
bénédictin, dont l'impudence, pour ne rien dire de plus,
l'avait compromis si mal à propos en le citant pour
l'opinion de M. de Cambrai, s'avisa de trouver mauvais
que le P. Malebranche se défendît d'en être. Ceux qui
ont connu l'auteur de la Connaissance de soi-même n'en
seront peut-être pas fort surpris. Car quoiqu'on ne
doute pas de sa vertu, il faut avouer qu'il avait le défaut
d'être ce qu'on appelle précieux et tout ce qui s'ensuit:
un peu vain, présomptueux, critique, aimant à briller,
Imaginatif, délicat et sensible; du reste, bon esprit, assez
philosophe et qui eût même pu passer pour bel esprit ,
s'il eût eu ce goût de la nature qui doit être la première
règle d'un écrivain; mais il a un style si alfecté, si haut
et si bas, si chargé de pointilleries, si plein de figures,
qu'il en devient fade et dégoûtant. Il déplaît , en un mot ,
parce qu'il veut trop plaire; enfin, grand copiste du
P. Malebranche, il fait partout le méditatif; mais il le
copie sans lui ressembler; il prend jusqu'à ses tours,
La Vie du R. P. Malebranche 283
ses idées, ses expressions; mais en demeurant toujours
lui-même, petit, superficiel, court, saisissant mieux les
effets que les principes des choses, heureux néanmoins
quelquefois dans ses pensées lorsqu'il peut descendre
jusqu'au naturel; mais son précieux le gâte presque
toujours; et cela doublement, parce qu'on le trouve chez
un religieux dont on attend des manières simples, mo-
destes, entièrement éloignées de toute affectation; c'est
ce qu'on peut reconnaître par la lecture de ses ouvrages ,
principalement de son livre en question, De la connais-
sance de soi-même.
Il y a bien de l'apparence qu'en citant le P. Male-
branche pour le sentiment de M. de Cambrai, il médi-
tait une querelle : car quelle autre vue peut-on avoir,
lorsqu'on allègue pour une opinion le témoignage d'un
auteur qu'on sait bien n'y être pas ? Le P. Lamy savait
du P. Malebranche lui-même qu'il était fort mécontent
du cinquième amour de M. de Cambrai, amour alors fort
décrié: il l'avait néanmoins cité en faveur de cet amour ;
d'ailleurs, comme disait un de ses confrères, il avait l'hu-
meur martiale ; mais il y avait plus , il passait dans la
république des lettres pour un imitateur servile du P. Ma-
lebranche, réputation qui ne l'accommodait pas, et qui
effectivement était fausse en quelques points. On voit
assez ([ue, dans ces rencontres, il est facile qu'un auteur se
persuade qu'il est important de détromper le public.
Ainsi tout porte à croire que la citation dont on parle ,
était une véritable déclaration de guerre. Mais ce ne sont
là que des conjectures , voyons les faits.
Le P. Malebranche avait manié si doucement le P. La-
my dans son Traité de lamoiir de Dieu, qu'on pouvail dire
qu'il n'avait fait que le flatter : on n'y voit qu'estime
pour lui, qu'égards d'amitié, et crainte de lui déplaire.
Les PP. [îénédictins le reconnaissaient eux-mêmes; ils
I
284 Bibliothèque Oratorienne
jugeaient que cette honnêteté demandait pour le moins
que leur confrère se tînt en repos , après sa première in-
cartade. C'était l'avis de ses supérieurs qui, outre qu'ils
appréhendaient un peu pour lui le sort d'un combat avec
le P. Malebranche , savaient de bonne part que M. de
Meaux était fort mal satisfait du P. Lamy, autrefois de
ses confidents, et maintenant de ses adversaires. En
effet, il y avait à craindre pour la Congrégation de ce
côté-là. D'autre part, il semble que le P. Malebranche,
ayant déclaré si nettement qu'il n'avait jamais été dans
l'opinion qu'on lui prêtait, le P. Lamy devait croire qu'il
s'était trompé en la lui attribuant , car il est naturel que
les auteurs s'entendent mieux eux-mêmes que les lec-
teurs. Mais cela ne l'accommodait pas. L'occasion d'en-
trer en lice avec un si fameux adversaire , lui parut trop
belle pour la manquer; il la saisit, et pour imiter tou-
jours le P. Malebranche, lors même qu'il lui fait la
guerre, quoiqu'il soit lui-même évidemment l'agresseur,
il se met dans la posture d'un homme qui se défend.
Quand cette posture n'est pas affectée, il faut convenir
que c'est la plus avantageuse pour s'attirer la faveur des
honnêtes gens ; mais lorsqu'elle paraît feinte , c'est la
plus propre pour exciter leur indignation. Le P. Lamy
n'y pensa apparemment pas. Il composa un écrit sous le
titre d'Éclaircissements, pour se défendre, disait-il , contre
les plaintes ou plutôt les reproches du P. Malebranche,
pour se purger, à son exemple, du soupçon du quiétisme,
et enfin pour lui prouver que, malgré qu'il en eût, il a
été autrefois pour l'amour pur, dans le sens même qu'il
désapprouve dans son traité : ce qui était honnêtement lui
donner un démenti public.
1° Il se défend contre les prétendus reproches du
P. Malebranche, en disant qu'il ne l'avait cité que contre
les illusions d'un hérétique, qui transformait l'amour-
La Vie du R. P. Malebranche 285
propre en amour divin. Il parle d'Abadie, protestant
français, fameux auteur de VArt de se connaître, imprimé
en 168y ou 1690.
2° Il se purge du soupçon de quiétisme, tantôt en ré-
duisant les motifs à la cause finale, tantôt en établissant
pour principe que la volonté de l'homme est une faculté
supérieure à l'amour du bonheur, ou au désir d'être heu-
reux. Mais ce qu'on ne pourra croire, si on ne s'en assure
par ses propres yeux , c'est qu'il prouve la possibilité de
l'amour pur par celui d'Héloïse pour Abailard.
3° Il entasse passages sur passages , pour montrer que
le P. Malebranche contredit ses premiers sentiments
dans son dernier ouvrage; que, dans cet ouvrage même,
son cœur dément son esprit, et qu'il y pousse aussi loin
que lui, pour le moins, le désintéressement de l'amour.
C'est le plan de tout son écrit, qui commence par ces pa-
roles, où le P. Lamy se caractérise trop bien pour ne pas
les représenter au lecteur :
« Qu'il est malaisé d'écrire sans se faire des affaires,
dit ce précieux philosophe ! L'auteur des Conversations
chrétiennes était l'homme du monde, avec qui j'aurais
moins aimé d'en avoir. Ce n'est pas qu'il ne soit toujours
glorieux d'entrer en lice avec lui, quelque issue que
puisse avoir le combat; mais c'est que l'honorant vérita-
blement, je n'avais que de l'éloignement de laisser voir,
que je pense quelquefois autrement que lui. Cela est si
vrai que, m'étant arrivé plusieurs fois d'avoir sur divers
sujets des vues différentes des siennes, j'ai toujours ré-
sisté aux instances qu'on m'a faites, de les rendre publi-
ques. Cependant, malgré ces dispositions, je me suis
malheureusement fait une affaire avec cet illustre ami.
Car il veut bien encore me donner ce nom. J'ai pris la
liberté de le citer contre l'amour-propre : je me suis
flatté qu'il voudrait bien me servir en cette occasion; il
286 Bibliothèque Oratorienne
l'a trouvé mauvais ; il a cru que c'était le commettre
dans l'affaire du quiétisme, etc. »
Tout le reste est à peu près du même style : précieux
et vain; mais sa conduite, qui fait voir à découvert l'en-
vie qu'il avait de se battre , le caractérise encore mieux.
Il composa son écrit fort secrètement, il le donna au li-
braire avec ordre que le P. Malebranche n'en sût rien ,
tant il semblait appréhender que l'humeur pacifique de
ce grand homme ne fût un obstacle à son dessein.
Lorsque la voix pubhque eut divulgué son secret avec son
livre , il lui en envoya un exemplaire , quoique ce livre
soit rempli de traits, non seulement que l'amitié, mais
que la civilité même ne permet pas. Par exemple , ce
qu'il dit à l'entrée du premier éclaircissement, que le
P. Malebranche a bien voulu se faire une occasion de s'ex-
pliquer sur un sujet qui fait tant de bruit, c'était lui dire
en bon français que son Traité de l'amour de Dieu n'était
qu'un effet de sa vanité, ce que l'auteur lui eût néan-
moins pardonné sans peine , si la vérité n'y eût pas été
compromise avec sa personne. Mais les Eclaircissements
du P. Lamy sont un tissu de faussetés, qui ne devaient
pas demeurer sans réplique. Le mauvais goût de ses
livres n'empêchait pas qu'on ne les lût. Il y en avait
même qui prenaient son précieux pour délicatesse. La
matière était importante , et piquait alors la curiosité de
tout le monde; on lisait ardemment tout ce qui paraissait
sur le pur amour bon ou mauvais. Les partisans de
M. de Cambrai, qui auraient bien voulu avoir pour eux
le P. Malebranche, l'expliquaient toujours en leur faveur.
Ceux de M. de Meaux, qui appréhendaient de l'avoir con-
traire, souhaitaient qu'il s'expliquât lui-même encore
davantage. Ainsi, le P. Malebranche n'avait point d'autre
parti à prendre, que de répondre à la seconde attaque du
P. Lamy.
La Vie du R. P. Malebranche 287
Il y répondit par trois lettres, où l'on doit, en général,
remar({uer deux choses : la première est qu'il donne de
l'élévation à tout ce qu'il manie, aux plus petits faits, aux
circonstances les plus légères, à ce qui est de plus mince
dans la vie humaine; en un mot, rien ne passe par son
esprit qui n'en prenne le sublime.
La seconde, nous l'avons déjà fait observer ailleurs,
c'est que, dans la nécessité où on le met de tomber dans
quelques redites, il a soin d'y entremêler toujours quel-
ques traits nouveaux, pour dédommager ses lecteurs de
la peine qu'il leur donne; maxime que je ne trouve pra-
tiquée que dans fort peu d'auteurs, dans saint Augustin,
dans M. Descartes ; je n'en connais point d'autres que le
P. Malebranche: ce qui montre en même temps et la fé-
condité de son génie, et la beauté de son cœur. Mais
il est à propos de faire connaître, plus en détail, ces trois
petits ouvrages ^
Ces trois lettres n'étaient pas encore tout à fait ache-
vées, lorsqu'un ami de l'auteur, jugeant bien qu'à son
ordinaire il aurait donné un nouveau jour à la matière
qu'il y traite, les lui demanda manuscrites. C'était le
P. dom Robert Chevalier, bénédictin, homme d'esprit et
de bon sens, qui demeurait alors à Saint-Denis, en
France, avec le P. Lamy. On les lui promit; on les lui
envoya peu de jours après, avec un billet de l'auteur,
qui le priait de les faire voir à son confrère, s'il le sou-
haitait ainsi, avant qu'elles fussent imprimées. L'honnê-
teté du P. Malebranche ne fut pas bien reçue. Le P. Lamy
se formalisa de ce (|u'on ne lui envoyait point directe-
ment des lettres (|iii lui étaient adressées. On eut beau
lui dire qu'il n'y avait à cela nulle obligation, sa délica-
tesse n'écouta rien : délicatesse néanmoins d'autant plus
1 Cette analyse va de la paf/e 851 à la page 867.
288 Bibliothèque Oratorienne
injuste, qu'ayant appris que le P. Malebranche songeait
à opposer quelques lettres à ces éclaircissements, il avait
souvent déclaré qu'il ne les voulait point voir qu'avec le
public. Il n'en cachait pas même la raison : il appréhen-
dait que s'il les lisait auparavant, il ne fût obligé à son
tour de lui communiquer en manuscrit la réponse qu'il
avait dessein de lui rendre; ce qui aurait pu, disait-il, lui
donner lieu de réformer quelque chose dans ses lettres ,
avant que de les publier. Cependant, il se ravisa; la cu-
riosité naturelle, ou, comme d'autres le croyaient, la dé-
mangeaison de se battre , lui fit changer de sentiment. Il
dit à ses amis qu'il les lirait volontiers, pourvu que l'au-
teur les lui envoyât lui-même. On en écrivit à Paris;
mais, la réponse ne venant pas assez vite, il se relâcha
sur cet article. 11 témoigna qu'il serait content, pourvu
qu'on les lui présentât comme de la part du P. Male-
branche. Sur quoi le P. Chevalier lui envoya la pre-
mière; on la lui lut chez lui en pleine assemblée. On vit
alors, par un exemple sensible, combien le cœur de
l'homme a de part à ses jugements. Le P. Lamy, autre-
fois si admirateur du P. Malebranche, peut-être même à
l'excès, n'y trouva plus rien de beau depuis qu'il fut son
adversaire. Quoiqu'on admire dans cette première lettre
ce même tour d'esprit que dans les autres ouvrages de
l'auteur, il en écouta la lecture avec un air fort dégoûté.
Ici, c'était l'obscurité du sens qui l'arrêtait; là, c'était la
longueur des périodes qui lui paraissait excessive; enfin,
chaque morceau avait sa critique particulière. Mais au
travers de ces dégoûts aflectés, on ne laissait pas d'entre-
voir que ce n'était point les défauts du style de son ad-
versaire, qui lui faisaient le plus de peine. Quoiqu'il en
soit, après avoir entendu la lecture d'environ la moitié
de la lettre, il la renvoya au P. Chevalier, disant qu'il
n'en lirait point davantage, si lui-même ne la lui venait
La Vie du R. P. Malebranche i289
présenter de la part du F. Malebranche, ou du moins s'il
ne la lui adressait en son nom par un billet. C'était,
pour un religieux philosophe, être bien délicat sur le cé-
rémonial. Mais il faut croire qu'il avait ses raisons. Le
5 P. Chevalier en eut d'autres pour le refuser, d'au-
tant plus qu'on lui demandait les lettres du P. Male-
branche pour un temps considérable. Voilà ce que valu-
rent au P. Lamy toutes ses petites façons. L'auteur en
était bien informé; mais, quelque indignes qu'elles lui
parussent, il avait le cœur trop chrétien pour s'en res-
sentir. Bien loin de là, il n'eut que de la compassion de
voir un homme qui nous a si bien dépeint les souplesses
de l'amour-propre, en être lui-même si grossièrement la
l dupe. Ainsi, dès que ses lettres furent imprimées, il en
usa comme s'il eût ignoré toutes les scènes de Saint-De-
nis. Il en envoya un exemplaire au P. Lamy, qui, de son
côté, lui en fit des remerciements, comme s'il les eût ou-
bliées. On me pardonnera si je m'arrête un peu à ces
petits faits, on en verra bientôt la raison.
Le P. Lamy, ayant lu les lettres du P. Malebranche ,
en fut extrêmement piqué. Car, quoiqu'elles lui donnent
des louanges qui vont même quelquefois jusqu'à une es-
pèce de flatterie, cependant, comme on est plus sensible
au mal (ju'au bien , il no pouvait digérer qu'on entreprit
de lui faire voir qu'il avait tort , qu'il avait donné le
change dans ses éclaircissements, cité à faux son adver-
saire, abusé, pour le combattre avec succès, des équivo-
ques du langage; qu'il semblait lui-même avoir ignoré
l'état de la question , puis({u'il disait en termes formels ,
qu'entre le sentiment du P. Malebranche et le sien, il n'y
ta de dirteicnce (jue du plus au moins. Tout cela lui fai-
sait concevoir pour ces lettres une aversion et un dé-
goût qui dégénérait en mépris. Mais le public vengea
l'auteur par sou estime; elles en furent parfaitement
BiBL. ou. — VIII 9
290 Bibliothèque Oratorienne
bien reçues, non seulement à Paris et à Home, où elles
pénétrèrent avec le Traité de l'amour de Dieu, et à leur
faveur les livres du P. Lamy. Ce qu'on en mande d'Ita-
lie mérite bien d'èlre rapporté. On disait que le P. Ma-
lebranche était un auteur incomparable, qu'il traitait les
sujets de métaphysique, comme Archimède les mathé-
matiques ; que , semblable à ce grand géomètre , il avait
trouvé l'art de renfermer une infinité de belles choses
dans un petit volume, -parvomole, sed non pondère, c'étaient
les termes de la lettre italienne; qu'il ferait un jour
comme lui l'admiration des siècles futurs, quoique main-
tenant, s'il y en a peu qui sachent admirer Archimède, il
y en ait aussi fort peu qui aient assez de lumière pour
estimer le P. Malebranche autant qu'il le mérite; qu'à
l'égard de la question qui occupait alors l'Eglise, il en
avait pris le point décisif, en attaquant dans son principe
l'amour pur ou indépendant du motif de la béatitude qui
est, disait-on, une fort belle chimère, mais qui ne sub-
siste que dans l'imagination mélancolique des nouveaux
mystiques ou de quelque vieux scholastique aristotélien ,
et qui est néanmoins comme la pierre angulaire de toutes
les erreurs du quiétisme : Amor puro ché é ima bella é
spcciosa chimera... la petra angidare di tutti gl'errori del
quietismo; qu'il n'en était pas de même du P. Lamy; que
la métaphysique, traitée géométriquement, n'était point
du tout son fait; qu'il n'entendait pas les principes; qu'il
confondait les motifs intérieurs, qui remuent la volonté,
avec les motifs extérieurs , c'est-à-dire avec la fin qu'elle
se propose.
Les savants de Paris ne rendaient pas moins de justice
que ceux de Rome au P. Malebranche. Les uns disaient
que ces lettres étaient invincibles; les autres, qu'elles
étaient plus instructives sur les matières du temps que
tout ce qu'on avait encore écrit. Ceux-ci en admù'aient la
La Vie du H. P. Malebranche '291
solidité; ceux-là, la politesse. En un mot, tous ceux qui,
par leurs sentiments ou leurs afieclions, n'avaient aucun
intérêt de les trouver mauvaises, les trouvaient excel-
lentes. Le P. Laiiiy n'ignorait pas les éloges qu'on en
faisait; outre qu'ils étaient trop publics pour demeurer
inconnus, il était à Saint-Denis environné d'admirateurs
du P. iMalel)ranche, qui lui en disaient assez franchement
leur pensée; il y en eut même qui ne lui dissimulèrent
pas qu'ils appréhendaient pour lui. Mais rien ne fut ca-
pable de le faire convenir qu'il avait tort. La résolution
de répondre aux lettres du P. Malebranche était prise,
avant que de les avoir lues. II y persista ; bien des choses
l'y confirmèrent. Les partisans du P. Malebranche l'inci-
taient par leurs triomphes ; ses amis le piquaient d'hon-
neur par leurs rapports. Mais il était le premier à s'ani-
mer au combat, soit par la confiance qu'il avait en ses
forces, ou par la gloire de tenir tête à un si puissant en-
nemi, ou enfin par la honte de céder dans une guerre
d'esprit et de raison, et dont, afin de s'y animer da-
vantage, il se faisait une guerre de religion. En effet, il
s'agissait d'une matière (jui la regardait de fort près. S'il
est permis de juger du cœur par les œuvres, voilà les
motifs qui animèrent le P. Lamy contre les trois lettres
(hi P. Malebranche. Il leur en opposa quatre, où l'on ad-
mire les mêmes brouilleries que dans ses éclaircisse-
ments, les mêmes équivoques, la même ignorance, ou, si
l'on veut, le même déguisement de l'état de la question,
la même faiblesse et de style et de preuves, mais surtout
une confiance étonnante à dire tout ce qu'il lui plaît.
Dès son titre, il commence par changer celui des lettres
de son adversaire, pour lui substituer l'odieux nom de
critique. Dans son exorde, il semble qu'il ait oublié
l'offre obligeante qu'on lui avait faite de les lui montrer
manuscrites. C'est par ce déguisement qu'il excuse le
292 Bibliothèque Oratorienne
retardement des siennes. Dans le corps de son ouvrage, il
avance les faits les plus faux, d'un ton à persuader ceux
que In simplicité ou la droiture de leur âme rend un peu
trop crédules. 11 assure, par exemple, (|ue les principes
du P. Malebranche sur les questions de l'amour pur
étaient si éloignés des maximes des prélats de France ,
qui en disputaient , qu'il ne doutait pas d'avoir pour lui
tous ces grands hommes dans les points essentiels de la
controverse, quoi(|u'il ne pût ignorer que M. de Meaux
s'était déclaré contre lui; quoiqu'on lui eût même fait
appréhender le zèle de ce prélat, ([ui s'était, au contraire,
réconcilié avec le P. Malebranche depuis son Traité de
l'amour' de Dieu; quoiqu'entin on sût assez que M. de
Paris en avait approuvé l'impression. En un mot, on est
surpris de voir, dans toutes les lettres du P. Lamy au
P. Malebranche, l'air et la contenance du grand Ar-
nauld. Mais cet air dominant, qui ne seyiait pas mal à ce
fameux docteur, parce qu'il lui était naturel , accompa-
gné d'un grand mérite et soutenu par une force d'ima-
gination extraordinaire, devient fade et ridicule, pourl
ne rien dire de pis, lorsqu'il est copié ou aflécté par {
un esprit mou, et lorsque ce n'est qu'une pure conte- j
nance.
Le P. Lamy ne laissa pas pourtant de s'en trouver]
assez bien. Car, outre que cet air de confiance et de vic-j
toire lui conserva quelques partisans, il se procura par cel
moyen l'honneur d'une réponse du P. Malebranche. Sij
ses lettres n'eussent été que faibles, on les eût abandon-l
nées à leur faiblesse, mais on craignait, avec raison, quel
ses manières victorieuses ne débauchassent le commun!
des lecteurs, qui sont plus sensibles à l'air dont on leurîj
parle, qu'au fond des choses qu'on leur dit. C'est ce qui|
détermina le P. Malebranche à lui répondre encore une
fois, mais pour se taire désormais toujours.
I
La Vie du R. P. Malebranche 293
Sa réponse contient en abrégé tout ce qui regarde son
démêlé avec le P. Lainy ; c'est pourquoi il lui donne le
titre de Réponse générale. Elle a deux parties : la pre-
mière ne renferme que les choses essentielles , qui vont
droit au but, et l'auteur avait dessein de s'en tenir là,
comptant sur l'équité du public, tant à l'égard de cer-
tains faits allégués ou déguisés par son adversaire, qu'à
l'égard des altérations de passages dont on l'accusait,
comme il savait bien que les faits pouvaient être aisé-
ment réfutés ou éclaircis par la moindre information, et
les falsilications prétendues par la confrontation des li-
vres. Mais on lui remontra qu'il avait trop bonne opinion
des hommes ; que la plupart des lecteurs étaient fort né-
gligents; qu'ils aimaient mieux croire qu'examiner; et
surtout qu'en matière d'inscriptions en faux, c'était une
règle parmi eux de prendre le silence de celui qu'on ac-
cuse de faussetés pour un aveu de mauvaise foi. Il ajouta
donc à sa réplique une seconde partie, sous le titre de
Supplcmeiit, pour faire voir l'iniquité des reproches du
P. Lamy, touchant les altérations prétendues de son
texte ' .
Mais, parce que, dans le même temps, un auteur ^ qui
semblait n'être sorti de Saint- Lazare que pour mériter
(ju'on l'y fit rentrer, venait de publier contre tout l'uni-
vers son libelle intitulé la Presbytéroinachie , le P. Ma-
lebranche, ((ui y était plus maltraité que personne, ajoute
en finissant ce que je vais rapporter, pour servir de
réponse commune à tous ces petits écrivains qui veulent
se rendre fameux en attaquant les grands hommes.
Il faut, s'il leur plaît, qu'ils aient la bonté d'en être con-
tents.
1 Suit, dans le manuscrit, l'analyse de celte réponse géné-
rale, p. 872 «881.
2 Faydit, dont il a déjà clé (jitcstion.
294 Bibliothèque Oralorienne
« Je vous assure, Monsieur, conclut-il, que je suis si
dégoùlé de faire des réponses à des livres qui ne le méri-
tent pas, que je pourrais bien négliger ceux (|u'on croira
peut-être qui en méritent quelqu'une. Je ne prétends
pas que la qualité d'auteur que j'ai prise, à titre faux, je
le veux, mais que j'ai prise malgré moi, donne droit à
tout le monde sur mon temps, sur ce que j'ai de plus pré-
cieux, et que je sois obligé de l'employer selon le goût et
la fantaisie des critiques, à des choses qui ne me plaisent
nullement. Ainsi, prenez dans la suite mon silence, non
comme une marque de hauteur ou de mépris pour ceux
qui m'attaquent, mais comme un signe non équivoque ou
de mon application ailleurs, ou de ma paresse à écrire,
ou de dégoûta travailler sur des sujets que tout le monde
n'a point droit de me marquer.
« Je suis , etc. »
La réponse du P. Malebranche, sur les trois articles
mentionnés, était plus que suffisante pour répondre à
ceux mêmes dont elle ne parle pas : du moins à l'égard
des lecteurs pénétrants. Mais il y en a d'autres, et c'est
le grand nombre, qui ne portent point leurs pensées au
delà de ce qu'on leur dit en propres termes, des lecteurs
superficiels qui ne raisonnent pas , des lecteurs négli-
gents qui ne confrontent pas, des lecteurs malins qui ju-
gent avec plaisir qu'on passe condamnation sur tous les
faits odieux qu'on ne se donne pas la peine de réfuter
expressément. C'est ce que les amis du P. Malebranche
lui représentèrent, en le priant d'ajouter un mot à sa ré-
ponse , sur les altérations de passages que lui attribuait
son adversaire. Il eut bien de la peine à s'y résoudre.
Mais enfin la complaisance l'emporta; il leur accorda ce
qu'il s'était refusé à lui-même \
1 L'analyse du supplément va de la page 882 à la page 884.
La Vie du R. P. Malebranche 29S
La même solidité règne dans tout le reste de la ré-
ponse. Mais surtout on y admire un fond de christia-
nisme qui peut servir de modèle aux auteurs les plus
saints. Car, quoique le P. Lamy n'ait tâché de prouver
les altérations prétendues de son texte, qu'en faisant lui-
même des altérations évidentes de celui de son adver-
saire, le P. Malebranche, non seulement s'abstient de
juger son cœur, mais il l'excuse de son mieux; et après
en avoir apporté plusieurs raisons solides, pourquoi il
ne répond qu'à la moindre partie de ses brouillcries
perpétuelles, il finit par ces paroles, qui valent mieux
sans doute qu'une réponse plus ample sur des faits per-
sonnels.
« Enfin, dit-il, j'aime si peu le combat, que je n'ose
presque me défendre ; c'est que je crains de blesser non
seulement l'agresseur, mais beaucoup plus ceux qui se
divertissent, disent-ils innocemment, à voir les combats
des autres. Je crains de plus de perdre dans le combat,
non tant l'estime des hommes, que la grâce de Celui qui
pénètre les cœurs. En un mot, les contestations ne me
plaisent nullement. On y risque trop, et je ne sais si on
y gagne jamais rien. »
Cette réponse générale du P. Malebranche au P. Lamy
parut dans les circonstances les plus favorables à l'au-
teur. Le livre des Maximes des saints avait enfin été con-
damné à Piome. Entre autres erreurs, le pape (c'était
Innocent XII) y avait proscrit le cinquième amour de
M. de Cambrai, sa sainte indiHerence pour les biens de
la grâce et de la gloire, son sacrifice absolu du salut
' éternel dans les dernières épreuves; en un mot, son
amour pur, imaginaire, ou absolument indépendant du
motif de la souveraine béatitude: M. de Cambrai, par une
générosité rare, avait été lui-même le premier à souscrire
à sa condamnation. Tous les évêques de France en
296 Bibliothèque Oratorienne
avaient accepté le décret de la manière la plus canonique
et avec la plus parfaite unanimité. Nul ne réclama , nul
ne balança. Leur acceptation avait été suivie d'une foule
de mandements qui condamnaient le nouvel amour. Tout
cela n'accommodait pas le P. Lamy. La réponse géné-
rale, qui arriva sur ces entrefaites, acheva de l'accabler.
Il y voyait, avec un extrême chagrin, ses brouilleries en-
core une fois découvertes, ses équivoques éclaircies, ses
détours manifestés , ses accusations de faux convaincues
de calomnies, sa fausse confiance démasquée; et, par l'é-
loigneiTient de ce masque trompeur, sa faiblesse tout en-
tière exposée aux yeux du public. On peut juger par
sa délicatesse extrême quelle dut être sa mortification.
Mais ce qui le piqua le plus au vif, ce fut d'y voir les
scènes de Saint-Denis, qu'il avait dissimulées dans ses
lettres, où plutôt déguisées avec tant de soin, repré-
sentées au grand jour avec des preuves de fait qu'il ne
pouvait nier. Enfin, le P. Lamy se trouvait fort embar-
rassé à répondre au P. Malebranche. D'un autre côté, le
silence lui coûtait beaucoup à garder; c'était, dans les
circonstances, passer condamnation contre lui-même; il
ne put s'y résoudre. Sachant donc bien qu'il y a une in-
finité de personnes auprès de qui, dans la dispute, il
suffit de parler le dernier pour avoir raison , il promit de
répliquer. Mais, nouveau sujet de mortification pour lui ,
ses supérieurs, qui avaient été aussi édifiés de la conduite
du P. Malebranche à son égard que mal éditiés de la
sienne, appréhendant d'ailleurs que par sa réplique il
ne suscitât quelque affaire fâcheuse à la Congrégation ,
lui ordonnèrent de se tenir en repos. C'était lui ouvrir
une porte honorable pour se tirer d'embarras. On dit
néanmoins qu'il en parut très mécontent, il en mur-
mura, il s'en prit au P. Malebranche, il se plaignit de
ses confrères, mais il fallut obéir; d'autant plus qu'au
La Vie cite R. P. Malebranche 297
même temps, il tomba dans un épuisement général , qui
le mit heureusement hors de combat.
Le P. Malebranche, ainsi demeuré maître du champ
de bataille, ne profita de sa victoire que pour jouir de la
paix, qu'il estimait infiniment plus que tous les triom-
phes du monde. Ce fut environ ce temps- là que l'Acadé-
mie royale des sciences, qui n'avait été, pour ainsi dire,
qu'ébauchée en 1666 par les soins de M. Colbert , fut
conduite à sa perfection par les grandes vues de M. de
Ponchartrain , alors secrétaire d'Etat, et depuis chance-
lier de France. On lui dressa des règlements, on lui assi-
gna des fonds, on lui marqua un lieu d'assemblée; en
un mot, elle devint un corps en forme, établi par auto-
rité du roi. Il était question de choisir des sujets pour en
remplir dignement les places. La compagnie, qui avait
souvent profité des lumières du P. Malebranche, ne l'ou-
blia pas; outre les intérêts de sa reconnaissance, elle crut
qu'il manquerait quelque chose à sa gloire, si la posté-
rité ne voyait pas dans ses registres le nom d'un homme
qui passait pour l'oracle de son siècle dans les hautes
sciences dont elle fait profession. Il fut donc proposé ^
agréé, reçu en qualité d'honoraire, lorsqu'on 1699 l'A-
cadémie se renouvela et fut mise en règles Cet honneur
ne surprit que le P. Malebranche. Il ne s'attendait à rien
moins. Content du repos dont il jouissait dans la médi-
tation des vérités de la foi , il ne songeait qu'à éviter l'é-
clat et la gloire du monde. Mais, pendant que malgré lui
1 Lorsi/n 'on rcnouvi'la l'Académie des sciences, en 1699, it/. Vahbé
liir/nnn , nrvru de M. de Pontchartrain {dans le département
iluqui'l éttiicut les Académies) , lient garde d'oublier le P. Ma-
lel/ranche , qui n'était pas moins bon physicien et excellent f/éo-
i/iètre que sublime métaphysicien. i^Adry.)
- Le P. Lelong écrivait, le 4 77iars 1699, au P. Reyneau : « Le
P. Malebranche va assidûment à l'Académie , et nous rapporte
fe qui s'y passe, » (Adry.)
298 Bibliothèque Oratorienne
elle le venait chercher clans la solitude, la paix dont il
commençait à goûter les douceurs fut un peu troublée.
Le P. Quesnel , qu'il n'est pas besoin de ([ualifier pour
le faire connaître, après avoir fait attendre cinq ans du-
rant les œuvres posthumes de M. Arnauld, les donna au
public cette même année 1699. Entre autres pièces, on y
trouva deux lettres contre le P. Malebranche. Quoi-
qu'elles n'eussent d'autre mérite que d'être d'un fameux
auteur, le parti, à son ordinaire, les lit valoir dans le
monde aux dépens de celui qu'elles attaquaient. Il fallut
donc rentrer en guerre. Le P. Malebranche eut néan-
moins quelque peine à s'y résoudre; il avait honte de se
battre contre un ennemi mort. Mais, comme ses amis lui
remontrèrent que la réputation de .Al. Arnauld ne l'était
pas, il se crut obligé de lui rendre encore une réponse.
On a déjà vu qu'elle consii^te en deux parties, dont nous
avons ailleurs donné les analyses. Car il n'était pas juste
que la négligence du P. Quesnel dérangeât notre histoire.
La réponse dont je viens de parler, fut achevée en
1700; l'auteur, qui n'aimait pas le bruit, ne se hâta
point de la publier. Il voulut savoir auparavant quelle
impression feraient dans le public les deux lettres post-
humes de M. Arnauld; il s'en informa, il examina les
choses par lui-même, et il reconnut bientôt que les coups
d'un ennemi mort ne blessent guère. La confiance du
docteur, autrefois si séduisante , ne trompa presque per-
sonne; on commençait à s'en délier. Ce qu'ayant vu le
P. Malebranche, et ne voulant pas triompher de la fai-
blesse de son adversaire, if supprima son écrit, quoique
rempli de grandes beautés; il se contenta d'en faire tirer
un petit nombre de copies , pour les montrer en temps et
lieu, à ceux dont la prévention aurait besoin de ce re-
mède; mais cela ne servit qu'à piquer la curiosité du pu-
blic, et néanmoins elle ne fut satisfaite que longtemps
La Vie du R. P. Malebranche 299
après, lorsqu'un libraire de Paris, ayant trouvé le moyen
d'avoir une de ces copies, trahit heureusement la modes-
tie du P. -Malebranche.
C'est ainsi que ce philosophe, toujours chrétien, ter-
mina le xvii® siècle par un trait de modération d'autant
plus louable, qu'il l'exerçait à l'égard du plus injuste et
du plus redoutable de ses ennemis. Vingt-six ans de
guerre presque continuelle contre tant d'auteurs, les
uns sans équité, les autres sans intelligence, la plupart
sans bonne foi, n'avaient pu altérer la douceur de son na-
turel , ni la solidité de sa vertu. Il avait eu la gloire
si peu ambitionnée des savants, de n'être jamais l'agres-
seur. On peut voir, par la lecture de ses ouvrages polé-
miques, qu'il eut encore celle de s'être défendu avec une
modestie et d'un style qui ne respire que la paix. Enfin,
Dieu la lui accorda, cette paix tant désirée. Le commen-
cement du siècle en fut pour lui l'heureuse époque.
Alors, ne voyant plus d'ennemis en campagne, ni même
qui tissent mine d'y vouloir paraître, il goûta pleine-
ment les charmes d'un saint repos dans la méditation
paisible de la vérité. En effet, il semble que la Pro-
vidence eût marqué ce temps-là, plus que tout le reste
de sa vie, pour lui donner dès ce monde la récompense
promise aux âmes débonnaires et pacifiques; car on peut
dire que ce fut principalement au commencement de ce
siècle que le P. Malebranche posséda la terre. Sa répu-
tation et sa doctrine se répandaient partout plus que ja-
mais; il commença d'être plus considéré dans l'Oratoire,
où il n'avait pas toujours reçu toute la justice qu'il méri-
tait. Sa modestie et sa patience lui gagnèrent enfin sinon
l'esprit, du moins le cœur de la plupart de ses confrères.
Le R. P. de Latour^ son dernier général, si connu par
1 II avait succédé au P. de Sainte -Marthe, dé missionnaire
en 1696 et mort l'année suivante. Le P. de Latt)ur s'opposa tant
300 Bibliothèque Oratorienne
son mérite rare , lui donna toutes les marques d'une vé-
ritable estime. Ses livres devinrent à Paris les délices des
génies profonds; ils étaient même si communément re-
cherchés, qu'on lui demandait presque tous les ans la
réimpression de quelqu'un de ses ouvrages. Il n'y avait
pas jusqu'aux dames qui ne les voulussent lire, et il s'en
trouva quelques-unes assez pénétrantes, pour les en-
tendre sans maître : ce qui me paraîtrait un paradoxe à
moi-même , si je n'en avais vu des exemples en province
même. Mais il y en eut bien davantage qui apprirent sa
philosophie de M. Carré, son fameux élève, qui avait un
goût et un talent particuliers pour l'instruction des fem-
mes. Pour celle des hommes, on ouvrit des conférences
en divers endroits de Paris, où se rendaient des philoso-
phes de toutes sectes : cartésiens, gassendistes, péripaté-
ticiens, etc. On y lisait les livres du P. Malebranche, on
examinait en rigueur ses principes; on les attaquait, on
les défendait, et je puis dire, pour en avoir été souvent
témoin , qu'ils demeuraient ordinairement victorieux des
principes contraires. Ce ne furent point là les seules
marques d'estime qu'il reçut alors du public : plusieurs
personnes de grandes qualités, qui entendaient parler
continuellement de sa philosophie, surtout des grandes
idées et des nobles sentiments qu'elle inspire, la voulu-
rent faire apprendre à leurs enfants. Comme ils savaient
qu'il put à l'appel de l'Oratoire à l'égard de la constitution ( Uîii-
genitus); mais il ne fut pas le maître. On lui disait qu'on appel-
lerait sans lui. 11 voulut éviter celle indécence en se joignant au
corps et se laissa entraîner. Cette note n'est i^as exacte. Elle pour-
rait faire croire d'abord que tout l'Oratoire appela, ce qui est
une erreur grossièi^e; et en second lieu que le P. de Latour per-
sévéra dans son appel. La vérité est, qu'après s'être Joint en
1718 à l'appel du cardinal de Noailles , il fut peu après l'ins-
trument le plus actif de l'accommodement de 1720 , et fit recevoir
la Bulle par ceux de ses confrères qu'il avait un inst^ant en-
traînés dans sa résistance.
La Vie du R. P. Malebranche 301
par expérience que les répétiteurs des collèges sont plus
propres pour gâter l'esprit des jeunes gens que pour le
former, ils choisirent pour cela des philosophes mathé-
maticiens, qui avaient eu le courage de combattre les
préjugés de l'école et le bonheur de les vaincre. Ils n'eu-
rent pas lieu de s'en repentir. Ces nouveaux répétiteurs,
accoutumés à la méthode lumineuse de l'auteur qu'ils
expliquaient , réussirent au delà de leurs espérances au-
près delà plupart des enfants qu'on leur mit entre les mains.
La philosophie du P. Malebranche avait trop de cours
à Paris, pour ne se pas répandre dans les provinces. Elle
y pénétra de tous côtés avec ses livres; on la vit goûtée
à Lyon, à Toulouse, à Bordeaux, à la Piochelle, à Brest,
à Rouen. Je ne nomme que les endroits dont j'ai preuve.
Il se trouva même de petites villes qui lui donnèrent des
admirateurs, des partisans : Alençon et la Flèche' furent
de ce nombre, et on ne doute pas qu'il n'y en eût beau-
coup d'autres. Mais on ne veut rien assurer, dont on ne
soit bien certain.
Le commencement du siècle ne fut pas moins heureux
pour le P. Malebranche dans les pays étrangers que dans
sa patrie. L'estime que les savants d'Angleterre avaient
conçue pour son premier ouvrage , en produisit une ver-
sion anglaise, qui parut en 1701 -. La succession d'Es-
pagne ayant ouvert ce grand royaume aux Français, ils
y portèrent ses livres, dont il y en eut qui furent si goiV
tés de quelques savants de Madrid , qu'on en fit une tra-
duction espagnole'. En Italie, le duc d'Escalone, vice-roi
de jNaples, porta le goût de la philosophie du P. Male-
• Villes où le P. André avait résidé.
- Une première traduction avait paru en lfi92 ù Londres , une
seconde en 1696 « Oxford. La troisième est de Londres, 1700.
et fut suivie d" plusieurs autres.
3 Je n'ai pu encore la trouver.
302 Bibliothèque Oratorienne
branche dans son pays, où d'ailleurs on ne connaît guère
les plaisirs de l'esprit. On a vu que Rome lui donna de
zélés partisans sur la fin du dernier siècle. Il en eut au
commencement de celui-ci, dans le palais même du sou-
verain Pontife. Selon les idées que nous avons des Ro-
mains en France, le fait a l'air d'un paradoxe; mais en
voici la preuve.
Le comte de Gormas , fils du duc d'Escalone, étant
venu à Paris en 1706, voulut voir le P. Malebranche,
que tous les étrangers, qui avaient quelque teinture de
philosophie, regardaient en ce temps -là comme une
des merveilles de cette grande et superbe ville. Après
les premiers compliments sur la beauté de ses ouvrages,
on parla du goût qu'y prenaient les savants d'Italie, sur
quoi le jeune seigneur lui apprit deux faits remar-
quables : le premier, que le médecin du pape était en-
tièrement de ses opinions; le second, que lorsqu'il passa
à Rome pour venir en France, des religieux d'un cer-
tain ordre, qu'il ne nomma pas, mais qu'on devina
aisément, ayant demandé au souverain Pontife' la con-
damnation de M. Descartes et du P. Malebranche, il leur
répondit , en vrai Père commun , que , des personnes fort
habiles l'ayant assuré que la philosophie de ces deux
auteurs était dans ses points essentiels très favorable à la
religion, il n'avait garde de les condamner, ni de fournir
des armes aux libertins contre l'Eglise romaine. Ainsi fu-
rent congédiés les demandeurs de censures, sans doute
un peu confus d'avoir si mal placé leur zèle, ou plutôt
(car les hommes ne sont pas si prompts à se recon-
naître) d'avoir mal réussi dans leur entreprise.
1 C'était alors Clément XI, Jean -François Alkmi, natif de la
ville de Pessaro, élu pape d'une voix unanime le 20 novembre
1700, après la mort d'Innocent XII, et mort le 19 mars 1721 , à
soixante-douze ans.
La Vie du R. P. Malebranche 303
Il faut néanmoins avouer que la lumière que le P. Ma-
lebranche a répandu dans les hautes sciences, pénétrait
en Espagne et en Italie plus lentement que dans bien
d'autres pays de l'Europe. Mais elle faisait de grands
progrès en Allemagne, surtout dans les cours des princes,
où la princesse Elisabeth, fameuse cartésienne, avait in-
troduit le goût de la bonne philosophie. La Suède, où la
reine Christine lui avait frayé le chemin de la même
manière, lui ouvrit ses portes avec la môme joie. Elle
n'eut guère moins de succès dans la Hollande et dans
les Pays-Bas catholiques. Entin, le P. Malebranche vit
ses livres bien reçus dans presque tous les Etats de l'Eu-
rope. Mais ce qui dut lui faire plus de plaisir encore,
dans la paix que Dieu lui accordait après tant de guerres,
c'est que la lecture de ses ouvrages inspirait ordinai-
rement de l'amitié pour l'auteur. Il en reçut des preuves
sensibles d'une infinité de personnes, dont les unes le
vinrent voir exprès, et les autres lui écrivirent de toutes
parts, pour lui déclarer les sentiments que sa manière
d'écrire, aimable et chrétienne, avait fait naître dans
leur cœur. Malgré le soin qu'il a eu de brûler la plupart
de ses lettres, j'en ai quelques-unes qui ont échappé à sa
modestie. Il y en a de Rome, de Madrid, de Lille, de
Grenoble, de Toulouse, de Brest, etc. Elles font toutes
voir ({ue l'amour que le P. Malebranche inspirait pour la
vérité, revenait toujours un peu à sa personne. Tant
il est certain que Dieu ne manque jamais, dès ce monde,
de récompenser en quelque manière ceux qui travaillent
pour sa gloire.
CHAPITRE IX
Les missionnaires de Chine se servent avantageusement des idées
de Malebranclie pour répandre la vraie foi. — II compose VEn-
tretien avec icn philosophe chinois. (1708). — Affaires des cé-
rémonies chinoises. — Les jésuites critiquent Malebranche dans
les Mémoires de Trévoux : il leur répond.
Pendant que l'Europe applaudissait ainsi au P. Male-
branche, SCS livres avaient passé les mers. Des mission-
naires français les portèrent à la Chine. Il y avait plus
de cent ans qu'on essayait en vain de confondre les er-
reurs de ce vaste empire, par les principes de la philoso-
phie d'Aristote , que les jésuites , premiers apôtres de
cette mission , y avaient introduite avec la foi. Leur ob-
scurité s'accordait trop bien avec les ténèbres du paga-
nisme pour les dissiper; ce qui détermina quebjues-uns
de nos missionnaires français à tenter une autre voie :
ils opposèrent les principes du P. Malebranche à ceux de
Confucius, le grand docteur de la Chine. L'expérience
leur réussit : les docteurs chinois n'avaient ordinaire-
ment rien à y répliciuer. De sorte que tous ceux de nos
missionnaires qui les savaient, les employèrent dans la
suite, comme à l'envi. Les jésuites même, qui les dé-
crient en Europe avec tant de fureur, sacrifièrent en
cette rencontre leurs préventions invétérées au bien com-
La Vie du R. P. Malebranche 305
mun de la religion; et il s'en trouva un, dont je ne sais
pas le nom , mais je sais que le fait est certain , il se
trouva, dis-je, un de leurs missionnaires qui osa mander
à leurs Pères de France une nouvelle si désagréable. Ce
ne fut néanmoins que d'une manière indirecte, en leur
marquant les (|ualités que doivent avoir ceux qu'on en-
voie aux missions de la Chine. IXc nous envoyez point ,
leur disait-il, de vos savants dans la philosophie or-
dinaire, mais de ceux qui savent les mathématiques et
les livres du P. Malebranche. C'était le sens de la lettre
du missionnaire. Le P. Gouge, jésuite, académicien hono-
raire, ne prévoyant pas sans doute ce qui allait bientôt
arriver, la ht voir ^ au P. Malebranche , qui la lut avec
la plus vive joie, d'apprendre que ses livres pouvaient
être de quelque utilité pour former à Dieu de véritables
adorateurs. Cette nouvelle lui venait d'une source et par
un canal qui , dans le cas dont il s'agit, n'étaient nulle-
ment suspects. On peut croire sans scrupule un jésuite
qui loue un père de l'Oratoire. Pour surcroît de bonheur,
elle lui fut encore confirmée par un témoin encore plus
digne de foi : je veux dire par M. de Lyonne% fils du mi-
nistre d'Etat de ce nom, évéque de Rosalie et vicaire
apostolique, mais infiniment plus recommandable par
son héroïque vertu, que par sa naissance et par sa di-
gnité.
Ce saint prélat avait été à la Chine près de vingt ans ;
1 Le P. Gouge tenait celte lettre du P. leGoliieii, premier auteur
des Lettres curieuses et édifiantes (qui sont assez bien écrites),
cjue les jésuites donnent de temps en temps au pulilic pour lui
apprendre leurs succès dans les missions étrangères. Le P. le Gohien
a fait les huit premiers volumes, le P. de Halde les a continués.
Ces lettres , disait - on , seront recherchées des curieux et des dé-
vots.
2 Artus deLyonne, mort à Paris le 2 août 1713, à cinquante-
huit ans.
306 Bibliothèque Oraforienne
il avait prêché la foi avec tant de succès qu'il eut le
bonheur d'y fonder une église. Comme il s'était rendu
habile dans les doctrines chinoises, il avait souvent dis-
puté avec les docteurs ou philosophes du pays , et dans
toutes ses disputes il avait éprouvé que le meilleur moyen
de les confondre était de les attaquer par les principes du
P. Malebranche. Ces vérités primitives trouvaient dans
leurs esprits une entrée d'autant plus facile, qu'il ne s'a-
gissait pas de céder à l'autorité, mais à la raison. M. de
Rosalie profita de son expérience ; de sorte que, par ce
moyen, il remporta sur eux plusieurs victoires qui firent
honneur à notre sainte religion. Il n'en fut pas mécon-
naissant ; et par malheur il n'eut que trop tôt l'occasion
de le témoigner. Son zèle inflexible contre les supersti-
tions chinoises le iit bannir du royaume avec tous les
défenseurs de la pureté du culte chrétien. Il revint donc
en Europe en 1706 ou environ ; dès qu'il fut de retour à
Paris, un de ses premiers soins fut d'aller voir le P. Ma-
lebranche pour le remercier de lui avoir fourni des
armes, qui l'avaient rendu si souvent victorieux des
erreurs les plus subtiles des philosophes chinois. On ne
pouvait lui faire un compliment plus agréable; mais, de
peur qu'il ne s'imaginât que ce fût un pur compliment,
le saint prélat en parla sur le même ton dans toutes les
compagnies.
Le P. Malebranche n'était pas insensible à cette espèce
d'honneur, où la religion a la première part. 11 fut ravi
de voir ses principes triompher à la Chine du paganisme
le plus opiniâtre ; et ce qui mettait le comble à sa joie,
c'est qu'en même temps il les voyait en France victorieux
du libertinage ^ Il en eut des preuves convaincantes. Quel-
ques-uns de ces esprits téméraires qui, à force de raison-
1 Nous dirions aujourd'hui de la libre pensée.
La Vie du R. P. Malebranche 307
ner sur la religion viennent souvent à la perdre, ayant ren-
contré les livres du P. Malebranche, y trouvèrent heureu-
sementla solution de leursdifficultés. Ils lui en marquèrent
leur reconnaissance de la manière la plus flatteuse pour
un homme de son caractère. Les uns le remercièrent de
leur avoir découvert la vérité qu'ils chexxhaienL en vain
depuis si longtemps; d'autres, de les y avoir soutenus
contre les doutes les plus spécieux ; la plupart de les avoir
préservés de l'abîme du libertinage, où leurs raisonne-
ments indociles auraient pu les précipiter. Il y en eut
même un qui, après un transport de gratitude, lui dit
un jour le sens de ces paroles, car je n'en ai point retenu
les propres termes : « Que je vous ai d'obligation , mon
Père; sans vos raisons, je n'aurais plus de foi. » Ce qui
doit nous faire admirer la bonté de la Providence qui,
dans l'ordre de ses décrets, a préparé à tous les siècles
des remèdes convenables pour gurrir les maux qu'elle
prévoyait y devoir naître.
Tels étaient les fruits de la paix dont jouissait le
P. Malebranche, lorsqu'en 1707 ^ il composa un petit
ouvrage qui lui attira une nouvelle guerre. En voici
l'histoire. M. de Lyonne, depuis son retour en France,
avait lié avec le P. Malebranche une amitié fort étroite;
il le voyait souvent, et comme ceux qui ont été loin ai-
ment à parler de leurs voyages et de ce qu'ils ont appris,
la Chine fut d'abord le sujet ordinaire de leurs entretiens.
Mais le prélat n'était pas de ces parleurs sans goût, qui
ne savent point placer les choses. Pour intéresser le
P. Malebranche à l'écouter, il l'entretenait de la religion
et de la philosopliie di's Chinois, il lui exposait leur
système, il lui en demandait son avis, il le priait enlin
' Etant allr. passer, en 1707, les vacances chez M. de Mont-
mor, sua intime ami , ajoute ici le mss. do Troyes.
308 Bibliothèque Oratorienne
de réfuter leurs erreurs dans ({uel{{ue ouvrage, de ma-
nière toutefois qu'il employât les vérités qu'ils reçoivent
pour leur faire admettre celles qu'ils ne reçoivent pas.
Quoique le P. Malebranche regardât les prières de ses
amis comme des lois indispensables, il ne crut pas devoir
se rendre aux désirs de M. de Rosalie. Son grand âge,
ses infirmités, sa paresse naturelle, peut-être aussi quel-
que secret pressentiment de ce qui arriva, lui donnaient
une répugnance extrême pour ce qu'on lui proposait.
Mais on savait par où le prendre. On lui connaissait
beaucoup de zèle pour la propagation de la foi ; on lui fit
donc entendre que les philosophes de la Chine ayant du
goût pour ses sentiments, il lui serait plus aisé qu'à tout
autre d'entrer dans leur esprit; que surtout il était
question de rectifier la fausse idée qu'ils ont de la nature
de Dieu ; que son ouvrage y servirait indubitablement et
qu'il aurait ainsi le bonheur de contribuer avec les mis-
sionnaires à éclairer ces philosophes dont l'aveuglement
est un des principaux obstacles au progrès de l'Evangile.
Des raisons si saintes firent bientôt leur effet ; les diffi-
cultés du P. Malebranche disparurent.il promit un traité
de l'existence et de la nature de Dieu conforme au dessein
de M. de Rosalie. L'exécution ne tarda guère à suivre sa
promesse. La charité pressait l'ouvrage et il se trouva en
état de paraître au commencement de 1708. Mais avant
d'en parler à fond , il est à propos que nous donnions une
idée juste de la religion des personnes pour qui on l'a
composé. Or voici ce que nous en rapportent toutes les
relations que j'ai pu trouver : celles des pères jésuites
aussi bien que celles de leurs adversaires.
La Chine est divisée en trois sectes principales : celle
qui adore l'idole Tao, qui est la plus ancienne; celle de
Confucius, qui adore le ciel et la terre, comme les prin-
cipes de tout bien; enfin, celle qui adore le dieu Foé, di-
La Vie du R. P. Malebranche 309
vinité indienne , dont le culte ne fut établi dans l'empire
qu'après la naissance de Jésus-Christ. Ces trois sectes,
quoiqu'on disent qucl([ues auteurs modernes, trop enclins
à excuser le mal qu'ils font ou qu'ils permoltcnt, sont
également idolâtres, car elles adorent toutes la créature
au lieu du Créateur. Le P. Malebranche n'attaque néan-
moins dans son traité ni la secte de Tao , ni celle de Foc :
elles sont trop grossières, et le moindre catéchiste suffit
pour les confondre. Il en veut uniquement à celle de
Confucius, la plus subtile et la plus dangereuse, parce
qu'elle a retenu certaines vérités naturelles qui, par rap-
port aux Chinois, esprits fort superficiels , donnent à ses
erreurs quelque air de vraisemblance. On en jugera par
cet exposé.
Les docteurs ou lettrés chinois, disciples de Confucius,
qui est comme le Dieu des sciences en ce pays-là, tien-
nent pour dogmes fondamentaux de leur religion et de
leur philosophie :
1» Qu'il n'y a que deux genres d'êtres : le Ky ou la
matii'rc , et le Ly , c'est-à-dire la souveraine raison,
vérité, règle, sagesse, justice, qui est la cause uni-
verselle de ce bel arrangement que nous voyons dans le
monde ;
2° Que ces deux genres d'êtres sont également éter-
nels; car les Chinois, dit le P. Longobardi, missionnaire
jésuite, n'ont aucune idée de la création; ils préten-
dent que tout est sorti d'une matière invisible, qui n'a
point eu de commencement, et qui n'aura jamais de fin;
3° Que la matière subsiste par elle-même , mais que le
Ly, quoique bien plus parfait, ne subsiste que dans la
matière dont elle est inséparable : contradiction (|ui ne
doit surprendre personne. Car si la foi ne dirige l'homme
dans ses méditations métaphysiques, l'expérience fait voir
qu'il se contredit sans cesse. En un mot, il semble que
310 Bibliothèque Oratoriennc
les docteurs chinois regardent le Ly comme une forme ,
comme une qualité, comme une vertu permanente, ré-
pandue dans la matière;
4°nLieleLy est la sagesse, mais qu'il n'est pas sage; la
justice, mais qu'il n'est pas juste; lintelligencc sou-
veraine, mais qu'il n'est pas intelligent; tout cela, disenl-
ils, parce que la sagesse vaut mieux que le sage, la jus-
tice mieux que le jusie, etc. ;
5° Que c'est lui qui rend sages, raisonnables, justes,
intelligents, tous les êtres qui le sont, c'est-à-dire, comme
ils l'entendent, les portions de matière qui sont assez
épurées pour être capables de recevoir la sagesse, la rai-
son, la justice, l'intelligence. Car ces philosophes ne re-
connaissent point d'êtres purement spirituels. Ils veulent
que nos âmes ne soient que de la matière subtilisée, ou
disposée par sa délicatesse à être informée par le Ly.
C'est^ans ce sens qu'ils accordaient sans peine à M. de
Lyonne que le Ly est la lumière qui éclaire tous les
hommes , et que c'est en lui que nous voyons toutes
choses ;
6° Que le Ly n'est point libre, et qu'il n'agit que par la
nécessité de sa nature, sans rien savoir, sans rien vouloir
de tout ce qu'il opère; mais que ses opérations sont si
justes et si bien réglées, que vous diriez qu'il est intel-
ligent, et qu'il se détern)ine par voie d'élection à une
chose plutôt qu'à une autre. C'est ainsi que nous l'ap-
prend le P. Antoine de Sainte-Marie, savant missionnaire
de l'ordre de Saint-François;
> Que le Ly est non seulement le principe physique de
toutes les choses matérielles , mais encore le principe
moral des vertus et de toutes les choses spirituelles.
Nous tenons cette partif'ularité du P. Longobardi, jésuite
italien , successeur du P. Ricci , qui paraît avoir si bien
connu la philosophie chinoise;
La Vie du R. P. Malebranche 3H
8° Que le Ly ne produit ses ouvrages que par leKy, ou
la matière, qui lui sert encore d'instrument dans ses opé-
rations, et par le moyen duquel il se manifesic au dehors
dans tous les êtres sensildes, principalement dans le ciel,
qu'ils appellent pour cette raison le séjour du Ly;
9° Enfin, au rapport du P. Longobardi, Confucius dit
lui-mâine (|ue toute sa doctrine se réduit à un point qui
est le Lv, raison et substance très universelle.
Par ces principes , on voit assez quel doit être le dieu
des docteurs chinois. C'est, dit encore le P. Longobardi ,
la substance, ou, comme on parle dans les écoles, l'entité
de tout le monde, ou plus clairement, l'assemblage de
tous les êtres. C'est, en un mot, le Ly avec la matière
dans laquelle ils subsistent. Car ils attachent la divinité
aux êtres visibles, plus ou moins, selon qu'ils y voient
plus ou moins de beautés ou de bontés. Ainsi, conformé-
ment à leurs principes les plus grossiers, qui font le grand
nombre, ils adorent le ciel, qu'ils appellent Tien. Ceux
qui, le sont moins , adorent l'esprit du ciel sous le nom de
Xanyti ou de Changti, qui veut dire le Pioi d'en haut. Les
plus subtils, ou qui les croient tels, parlent de la divinité
comme si ce n'était que la nature, ou cette force ou vertu
naturelle qui produit, qui arrange, qui conserve toutes
les parties de l'univers. Ce sont les propres termes du
jésuite^ auteur des 'Nouveaux mémoires de la Chine. Enfin,
quelle (|u'ait été, dans les premiers temps de leur empire,
la religion des philosophes chinois, voilà l'état où elle se
trouve depuis plus de deux mille ans. C'est une espèce
de déisme grossier", fort mêlé d'idolâtrie, ou, selon le
1 Le P. le Gobien. {Sommervof/el , p. 031.)
'^ Où l'on ne sait ce qu'on adore ot à qui l'on sacrilîe, si ce n'est
au ciel , ou à la terre , ou à leurs génies , con)nio à celui des mon-
tagnes et des rivières, et qui n'est après tout qu'un amas confus
tl'atliéisnie, de politique et d'irréligion, d'idolâtrie, de magie,
I
312 Bibliothèque Oratorienne
P. Malebranche , une espèce de spinosisme. Car, quoi-
qu'ils ne reconnaissent qu'une seule intelligence souve-
raine, qui anime toute la nature de la manière à peu près
que les péripatéticiens conçoivent ((ue noire âme anime
notre corps, ils élèvent des temples au ciel et à la terre,
ils leur offrent des sacrifices, ils leur adressent des vœux.
Mais, dans le temple de la terre comme dans celui du
ciel, il paraît qu'ils n'adorent que leur Ly, qui est propre-
ment leur unique divinité.
Voilà le système que le P. Malebranche entreprend de
combattre. Pour exécuter son dessein d'une manière plus
agréable, et par là même plus utile, il donne à son traité
la forme de dialogue. La scène est à la Chine. On suppose
que deux philosophes, l'un chrétien, l'autre chinois, se
trouvent ensemble. Ils s'entretiennent de Dieu, chacun
selon ses idées; ils expliquent leurs sentiments; ils se
proposent des objections; ils tâchent de les résoudre.
Mais auquel des deux demeure la victoire? On y peut voir
combien la raison est faible sans la foi , et combien la foi
est pénétrante lorsque la raison lui prête ses lumières ^
Le P. Malehranche finit son entretien assez brusque-
ment, sans nous apprendre l'elTet que produisirent ses
raisons dans l'esprit du philosophe chinois. Il aurait
pu, sans choquer la vraisemblance, le convertir, ou du
moins le convaincre, selon la coutume des faiseurs de
dialogues. Il semble même que, sans cela, il manque un
acte à la pièce; mais il a cru qu'il valait mieux se per-
mettre un défaut d'exactitude, qu'un défaut de modestie.
de divination et de sortilège. (Voir M. Bossuet, 2'"'^ instruction
pastorale, 1701 , sur les prom. de l'Église. 49, 1. 111, p. 372.)
1 Cet ouvrage du P. Malebranche , intitulé : Entretien d'un
philosophe chrétien et d'un philosophe chinois sur l'existence et
la nature de Dieu, parut en 1708. Le P. André l'analyse ici,
de la page 894 à la page 903.
La Vie du R. P. Malebranrhc 313
D'ailleurs, il avait composé son Entretien plutôt pour
servir aux missionnaires d'essai de conférences avec les
philosophes chinois, que pour le donner au puhlic. C'est
apparemment la raison pourquoi le style en est moins vif
et plus négligé en certains endroits. Ses amis, qui ne
s'arrêtaient qu'au fond des choses, ne laissèrent pas d'en
être fort contents; ils en tirèrent des copies, les distri-
buèrent dans le monde, les lurent eux-mêmes dans les
assemblées de savants. Tous ceux qui étaient au fait des
matières chinoises y applaudirent, comme à un ouvrage
qui exposait fort juste le vrai système de religion propre
de la Chine, et qui réfutait excellemment le libertinage
de l'Europe. En un mot, le nouvel Entretien n'eut point
de lecteurs qui ne conclussent à l'impression. L'auteur
seul s'y opposa. Mais sur ces entrefaites il courut à Paris
un bruit qui lui lit changer de sentiment. On disait par-
tout qu'il écrivait contre les jésuites. Pour bien entendre
ce que nous allons dire , il faut savoir l'état où se trou-
vait alors leur fameuse affaire de la Chine.
Tout le monde sait ou peut savoir, que les jésuites se
croient les premiers qui aient prêché la foi dans ce vaste
empire. Les dominicains leur disputent cet honneur.
Mais quoiqu'il en soit, il est certain que les jésuites
y ont permis ou toléré à leurs chrétiens des pratiques
fort superstitieuses, pour ne rien dire de pis. Sur cela,
néanmoins, ils ne purent tous s'accorder ensemble. Il
s'en trouva parmi eux d'assez clairvoyants pour en dé-
couvrir l'abus, et d'assez courageux pour s'y opposer. Le
P. Longobardi, Sicilien, qui succéda au P. Piicci ^ dans la
1 Qui était entré en Chine en 15S2. Le P. Hicci, voyant que sa
D]issioa avait quelque succès, s'avisa d'exposer dans une cha-
pelle un tableau de la sainte Vierf^e. Ce qui fit dire aux Chinois
(pie le Dieu des chrétiens était une rcniuie. On vit bien qu'il
n'était pas encore temps d'exposer des images, et on ôta le ta-
9*
314 Bibliothèque Oralorienne
charge de supérieur de celte mission , fut le premier qui
osa condamner la tolérance de son prédécesseur, 11 fut
secondé par quelques-uns de ses confrères; mais, comme
il y en eut d'un sentiment opposé , ses remontrances fu-
rent inutiles. L'opinion de ses adversaires parut proba-
ble. Cela suffît, on s'y tint.
La paix dont ils jouirent, après cet arrêté de leur
compagnie, ne fut pourtant pas de longue durée. Dieu
veillait à la pureté de son culte. En 1631 ou environ, le
P. Morales, dominicain, et le P. Antoine de Sainte-Marie,
de l'ordre de Saint-François, entrèrent à la Chine. Ils
furent surpris d'y voir les nouveaux chrétiens assister,
avec les idolâtres, à leurs cérémonies les plus supersti-
tieuses , et même quelquefois officier avec eux dans leurs
sacrifices, mais plus surpris encore, d'apprendre ({u'en
cela ils ne faisaient rien qu'on ne leur eût permis. Ne le
pouvant croire, ils s'en plaignirent aux Pères jésuites,
qui ne leur ayant point rendu de réponses bien nettes ,
ils résolurent de porter l'affaire à Rome. Le P. Morales ,
comme le plus ardent, se chargea de la commission. 11
vint à Rome, et en 1645, il obtint du pape Innocent X
un décret portant condamnation des cérémonies chinoises
qui regardent Confucius et les morts. Ce coup de foudre
étonna les jésuites, mais ne les abattit pas. Ceux qui
étaient en Chine, députèrent aussi à Rome. Le P. Mar-
tine , qu'ils y envoyèrent , exposa si bien les choses ,
qu'en 1656 il obtint du pape Alexandre VII un dé-
cret tout contraire. Ces deux décrets ne servirent qu'à
échauffer les esprits de plus en plus, chacun n'ayant
égard qu'à celui qui lui était favorable. Les jésuites pré-
tendaient que le leur, étant le dernier, l'autre devait être
bleau. — Ricci, né à Macerata, le C octobre 1552; mort à Pékin,
en 1610, là cinquante -huit ans.
La Vie du R. P. Malebranche 315
censé aboli. Mais le pape Clément IX, ayant contirmé le
premier décret en 1669, ils retombèrent clans un grand
embarras. La dispute ne laissa point de continuer en-
core. Car, comme il arrive ordinairement, l'affaire de la
religion était devenue une affaire d'honneur. Enfin, le
saint pape Innocent XI, entreprit de la terminer par une
voie fort naturelle. Ce fut d'envoyer à la Chine des mis-
sionnaires de sa main, gens habiles, d'une probité re-
connue, parfaitement neutres et sans préjugés, pour ins-
truire sur les lieux ce fameux procès. II y envoya
effectivement des vicaires apostoliques ^ , du caractère tel
que je viens de marquer. Pour faire court, ces mes-
sieurs, après un examen d'environ dix ans (depuis
1684), condamnèrent tous d'une voix la pratique des jé-
suites, et entre autres choses, les noms suspects d'idolâ-
trie qu'ils donnent à Dieu dans le royaume de la Chine.
On fit plus , on dénonça leur tolérance à Rome : on les y
accusa eux-mêmes comme fauteurs d'idolâtrie, on les
somma de se défendre; mais, après plusieurs années de
justifications, leurs défenses parurent si faibles, qu'en
1704, le pape d'aujourd'hui. Clément XI, rendit contre
eux un décret absolu et contradictoire. Les deux pre-
miers articles, ayant quelque rapport à notre sujet, les
voici. On leur défend désormais :
1° De se servir des noms de Tien el de Chang-ti , ou
1 Le P. Fouquet et le P. Vicedelou. Vantés beaucoup pai' leurs
ronl'rères à leur dépait pour la Chine , dans la suite ils n'étaient
jiliis que des esprits bien médiocres. Le P. Fouquet, jésuite, bel
esprit, consulté par le Pape, se déclara contre la société. Il fut
fait évè(iue d'Kleuthéinpolis et denieuia à Home. L'autre jésuite,
le P. Vicedelou, de IJn.'tagiie, savait parfaitement le chinois,
aussi très bel esprit, fut aussi d'avis contraire aux prétentions
de sa société. 11 resta également aux missions en qualité d'é-
vèque. Le P. Fouquet a dû laisser des Mémoires par rapport à la
Chine.
'616 Bibliothèque Oratorienne
Xangti, pour signifier le vrai Dieu. En effet, ces noms
sont à la Chine à tout le moins suspects d'idolâtrie : le
premier, n'y étant en usage que pour exprimer le ciel
visible, et le second que pour en marquer la vertu ou le
génie;
2° D'exposer dans leurs églises des tableaux avec
l'inscription chinoise Kingtien: adorez le ciel; abus que
les jésuites avaient pratiqué dans toute la Chine, depuis
que l'empereur, qui est maintenant sur le trône, leur eût
fait présent d'un cartouche avec cette inscription écrite
de sa main , etc.
Le saint-père croyait avoir pris toutes les mesures
possibles pour empêcher qu'on n'éludât son décret. 11
avait interdit les appels, il avait déclaré que la cause
était finie. Il avait envoyé à la Chine un légat a latere\
pour publier sa constitution. Tout cela, néanmoins, ne
put arrêter les jésuites. Ils formèrent des appels à la
Chine, et ils continuèrent en France à plaider leur cause,
devant le public, par des écritures sans fin-, tant les
1 Le cardinal de Tournon, qui partit de Rome avec la seule qua-
lité de patriarche, et pendant son voyage fut fait cardinal. Étant
arrivé à Macao, il éprouva iden des contradictions; cette ile,
quoique dépendante de la Chine , a un gouverneur portugais qui
empêcha ce légat de procéder contre les réfractaires , et même le
mit aux arrêts chez les jésuites, où il mourut peut-être de cha-
grin. Ces Pères furent sans doute bien imprudents d'avoir ac-
cordé leur maison pour un pareil usage. Le public parut indigné,
et quelque temps après un jésuite ayant été fait cardinal à Rome,
il est juste, disait -on malignement, que les bourreaux aient la
dépouille du pendu.
2 Les jésuites avaient plusieurs bons écrivains : le P. Lecomte
écrivit une relation dos cérémonies chinoises très bien écrite; il
devint confesseur de la duchesse de Bourgogne ; le P. Bretonneau
écrivit aussi sur cette matière; le P. Letellier fit aussi une dé-
fense des cérémonies de la Chine : elle fut mise à l'index. Il parut
aussi un écrit très pressant contre la société. On lui reprochait
que la conduite des jésuites à la Chine était contraire à ce qu'ils
La Vie du R. P. Malebranchc 317
hommes ont de peine à reconnaître la vérité , lorsqu'elle
leur est contraire.
La grande affaire en était en ces termes, quand le
nouvel Entrelien du P. Malebranche vint à paraître en
manuscrit. La circonstance du temps, jointe à quelques
autres apparences, lui firent attribuer des intentions
qu'il n'eut jamais. On savait, dans le monde, quoiqu'il
n'en témoignât rien, qu'il avait tout lieu d'être malcon-
tent des jésuites. On le voyait sans cesse avec M. de Ro-
salie, qui dans leur affaire de la Chine avait pris parti
contre eux. On apercevait aisément dans son petit ou-
vrage qu'il attribuait aux Chinois un système de reli-
gion tout contraire à celui qu'ils avaient imaginé pour
justifier leurs abus, surtout en ce qui regarde les noms
de Dieu. Ainsi, encore qu'il n'y soit parlé d'eux ni direc-
tement ni indirectement, on ne laissa point de publier
que le P. Malebranche avait écrit contre les jésuites. Ils
étaient eux-mêmes fort disposés à le croire.
La plus grande preuve qu'ils en eussent, était leur
conscience. Mais cette preuve était forte; ils avaient, en
plusieurs rencontres , parlé de lui d'une manière très in-
jurieuse; leurs plus ignorants professeurs le réfutaient
publiquement, ce qui est permis à tout le monde, mais
avec une insolence qui n'est permise qu'à des stupides ,
ou à dos pédants. Ceux qui l'avaient le moins lu, étaient
les plus hardis à le décrier; ils avaient même, disait-on,
sollicité à Rome la condanmation de ses livres: ce qui est
certain. Leurs supérieurs, gens pour l'ordinaire de peu
soutenaient en France contre les jansénistes, et on disait iiu'its
étaiont les jansénistes de la Chine à cause de leurs appels. Mais
à présent, en 17o0, le P. Patouillet, qui a donné le vingt- sep-
tième recueil des Lettips édi/îant<^s, vante la soumission entière
des jésuites de la Chine au dernier décret de Clément XI contre
les cérémonies chinoises.
318 Bibliothèque Oratorienne
d'esprit et de moins de science, maltraitaient sans égard
ceux qui osaient l'estimer. Dans le temps même dont je
parle, ils venaient de reléguer de Paris à la Flèclie, en
1703, un de leurs jeunes Pères % parce qu'il avait la té-
mérité d'admirer M. Descartes, contre l'avis de ses an-
ciens; qu'il voyait souvent le P. Malebranche à Saint-
Honoré, où il rencontrait aussi quelquefois le P. Mas-
sillon et le P. Guibert, assez bon prédicateur, etc.; qu'il
lisait beaucoup ses livres; qu'il en goûtait les principes,
et qu'il assistait quelquefois à des conférences, où l'on
en faisait la lecture. Les jésuites sentaient donc bien que
le bruit qui s'était répandu n'était point de leur part
sans fondement; par bonbeur pour eux, ils avaient à
faire à l'bomme du monde le plus pacifique.
Le P. Malebranche, qui avait jusque-là refusé à ses
amis l'impression de son ouvrage , l'accorda à ses enne-
mis, voulant détruire par là le faux bruit qui courait
dans le monde. Car il était persuadé que les jésuites
mêmes seraient assez raisonnables pour ne plus y ajouter
foi, dès qu'ils auraient lu son Entretien. Il se trompa ; ils
en furent extrêmement choqués. Voici pourquoi : ils ne
voyaient à la tête ni avertissement, ni préface, qui les
désabusât. Ils trouvèrent , au contraire , dans le corps de
l'ouvrage, un philosophe chinois qui démentait expressé-
ment le système qu'ils attribuaient dans leurs apologies
aux doctrines de sa nation , et à la fin des témoignages
tirés de leurs propres auteurs , comme pour prouver ce
qu'on avançait contre leur sentiment. C'était un des
amis du P. Malebranche qui, à son insu, et à la prière
de M. l'évêque de Conon, nouvellement arrivé de la
1 Le P. André, v J'ai supprimé mon nom, écrivait modeste-
ment l'auteur de cette vie, ne le trouvant pas digne d'un tel
ouvrage, y) Gousin,0/). cit., p. 249.
La Vie du R. P. Malebranche 319
Chine, les y avait fait imprimer; ce qui le fâcha très
fort; il dit même à son libraire de les ôter^ Mais les
jésuites, qui n'en savaient rien, se fâchèrent encore
plus. Se voyant nommés, quoique de la manière du
monde la plus honnête, sans la moindre allusion à
leur affaire de la Chine, ils se crurent attaqués. Des
gens moins délicats ou plus sages ne s'en seraient pas
aperçu dans les circonstances; ils étaient battus de toutes
parts. Messieurs des Missions étrangères les avaient
terriblement poussés sur les cultes chinois; la Sorbonne
avait censuré leur nouveau système de la connaissance
du vrai Dieu, conservée à la Chine sans lois et sans pro-
phètes plus longtemps et plus tidèlement que dans la
Judée; Home les avait condamnés sans miséricorde; le
légat du pape, envoyé à la Chine, y avait publié leur
condamnation. Tout le public était contre eux. Mais tant
de coups redoublés ne les avaient rendus que plus im-
patients. Leurs plaies étaient encore saignantes; ils ne
pouvaient soutTrir qu'on fit seulement mine d'y vouloir
toucher. Ils résolurent donc, non de se venger de l'auteur
de l'Entretien, car des religieux ne se vengent pas, mais
de le punir de sa prétendue témérité. Ils en avaient un
moyen tout prêt : c'était leur Journal de Trévoux, qui pa-
raît chaque mois à la gloire des auteurs qui leur sont fa-
vorables, et au mépris de ceux qu'ils s'imaginent leur
être contraires. De là on peut juger que ce devait être
ordinairement une satire. Quoiqu'il en soit, ils y mirent
une critique - de VEntrctien du P. Malebranche au mois
1 Lettre au I*. Ânrlré en I7I3. Cède lettre 71'est pas dmis la
Correspondance publiée par MM. Charma et Mancel.
2 Du P. Louis Marquet, mort à la Flèche en 17-25. Le P. André
l'avait eu pour professeur de théologie à Paris. 11 était honnête
dans ses manières; c'était un esprit élégant, mais mince. Il se
piquait de parler bien latin dans ses cahiers qui étaient assez
î
320 Bibliothèque Oratorienne
de juillet de l'année 1708, cinq mois après la première
édition de ce petit ouvrage. Ils avaient sans doute eu le
temps de le lire, de l'entendre et de bien méditer leur
censure. On dirait néanmoins que ce n'est qu'un im-
promptu ; le voici :
1° Ils reprochent à l'auteur d'avoir mis l'athéisme sur
le compte de son philosophe chinois, assurant au reste
qu'il est certain que l'empereur de la Chine en est aussi
éloigné qu'il est savant dans la philosophie de sa na-
tion ;
2° Ils attaquent la notion que le philosophe chrétien
donne delà divinité, en disant que notre Dieu n'est pas
un roi du ciel, tel que les Chinois se le figurent, ni un
. tel être, ou un être lini, mais Celui qui est, ou l'Etre in-
finiment parfait; en un mot, l'Etre ou Celui qui contient
en lui-même éminemment, et d'une manière incompré-
hensible à tout esprit fini, toutes les perfections, tout ce
qu'il y a de réalité véritable dans tous les êtres, et créés
et possibles. On croirait peut-être que les Pères journa-
listes citent ainsi l'auteur, si, pour être plus fidèle qu'eux,
je n'avertissais qu'ils ont oublié ces paroles : toutes les
perfections, alîn de pouvoir chicaner sur le mot de réa-
lité, et par la même raison celui à' éminemment , que le
philosophe chrétien joint presque partout, pour déter-
miner en quel sens on peut dire que Dieu renferme les
perfections de ses créatures. Oubli calomnieux, mais qui
était nécessaire pour jeter en passant un petit soupçon de
spinosisme sur le P. Malebranche ;
vides. Étant devenu hydropique dans la régence de Thumanité,
il fut envoyé à La Flèche où il pratiqua le remède qui lui avait
été indiqué par un vieux médecin : il se priva totalement de toute
hoisson et ne mangea que du pain rôti pendant environ un an.
11 guérit ainsi et vécut jusqu'à soixante-quinze ou soixante-seize
ans.
La Vie du R. P. Malebranche 321
3° Le philosophe chrélicn avait donné cette courte dé-
monstration à l'existence de Dieu : je pense à l'infini,
donc il est. Car l'ohjet immédiat de mon esprit ou de ma
pensée ne peut être le néant. Les journalistes en combat-
tent la solidité, par la raison que l'auteur avoue que la
perception de l'infini est la plus légère ou la moins vivo
de toutes nos perceptions; mais ils oublient encore qu'il
ajoute qu'on ne doit pas juger de la réalité des choses
par la vivacité des impressions qu'elles font sur nous ;
A° Ils entament la matière de la distinction des idées
et des perceptions, mais pour faire voir à découvert le
talent qu'ils ont de brouiller. C'est néanmoins le seul en-
droit de la critique, où je leur trouve quelque marque de
bonne foi. Car sous le nom d'un sage lecteur, ils avouent
ingénument qu'ils ne sont pas initiés à ces mystères
d'idées distinguées de leurs connaissances; mais ils s'en
consolent en deux manières : premièrement, par une ré-
flexion qui ne coûte pas beaucoup à la vanité, qu'il n'est
pas toujours d'un bon esprit de comprendre tout auteur;
en second lieu, par un petit mot de Cicéron, dont ils se
servent pour dire au P. Malebranche, en fort beau latin,
qu'ils lui cèdent volontiers la gloire de mieux entendre
qu'eux cette matière, ce qui ne les empêche pas pourtant
d'en parler en maîtres. Car un petit mot de Cicéron n'o-
blige point à ne pas parler de ce qu'on ne sait pas. Mais
ce qu'ils disent de plus offensant, de plus calomnieux, et
en même temps de plus slupide, c'est qu'à cause que le
P. Malebranche soutient ([ue l'essence divine contient
éminemment la réalité de tous les êtres, ils insinuent
qu'il est douteux s'il attribue à la divinité une réalité
propre; c'est-à-dire, s'il ne la confond pas avec l'assem-
blage de tous les êtres; calomnie non seulement noire,
mais folle;
5" En attaquant le système des lois générales, par où
322 Bibliothèque Oratorienne
l'on explique si naturellement pourquoi il y a dans l'u-
nivers tant de monstres et de désordres, ils lui attribuent
cette proposition extravagante, que la sagesse de Dieu
lui a dicté d'employer des principes très simples pour
la crL'ation du monde, et de n'en point interrompre le
cours, qui amène ces inconvénients dont nous nous plai-
gnons. Autant de paroles, autant d'erreurs: proposition
néanmoins dans laquelle , encore qu'ils la croient du
P. Malebranche , ils reconnaissent du vrai par un esprit
d'équité admirable;
6° A la tin de leur critique, ils font entendre que le
philosophe chinois n'expose son système qu'après avoir
entendu tout ce que le philosophe chrétien avait à lui
dire, quoiqu'en eflet ce soit lui qui ouvre la conversation,
en exposant d'abord sa doctrine; mais on est bien dé-
dommagé de ce renversement d'ordre par un petit mot
qu'ils lâchent en finissant, à l'honneur de leur Compa-
gnie : c'est que les contradictions qui paraissent dans le
système des philosophes chinois sur la divinité, autorisent
les jésuites, missionnaires de la Chine, à soutenir que la
philosophie de la nation condamne l'athéisme, et en-
seigne l'existence de Dieu créateur et roi du ciel et de la
terre.
Cette critique, à laquelle on s'est un peu arrêté, non
pas , comme on le voit assez , pour le mérite de la pièce ,
mais à cause qu'elle part d'un corps qui a quelque répu-
tation de science, parut, ainsi que nous l'avons dit, en
1708, dans le journal du mois de juillet. Il n'est pas
difficile de deviner quels furent les jugements qu'on
en porta dans le monde. On était surpris que les journa-
listes n'entendissent pas mieux les auteurs dont ils ren-
dent compte au public; que des religieux fussent si
prompts à calomnier; que des jésuites qui jugent si favo-
rablement des philosophes idolâtres jugeassent au con-
l
La Vie du R. P. Malebranche 323
traire si malignement d'un philosophe chrétien; entin ,
que des gens qui venaient d'être si humiliés, ne fussent
pas plus humhles. On trouvait encore à redire que, de-
vant être neutres par leur profession de journaliste, ils
se déclarassent parties contre les auteurs, et que, pro-
mettant par le titre de leur journal des mémoires pour
l'histoire des sciences , ils ne donnassent que de fausses
idées des livres qu'ils entreprenaient de faire connaître.
Comme ils n'ont pas le bonheur d'être fort aimés, cela
produisait, par rapport à eux, un très mauvais effet. On
était indigné de voir que les plus gens de bien ne pou-
vaient échapper à leurs soupçons téméraires , en matière
de religion. Tous les cartésiens en frémissaient; les amis
du P. Malebranche en étaient outrés ; il s'en tint lui-
même fort offensé. Car ce sont là de ces injures qu'il
n'est pas permis à un bon chrétien de souffrir patiem-
ment. Une chose augmentait encore sa peine : il avait
toujours considéré les Pères jésuites , on peut dire même
qu'il les avait quelquefois flattés, en citant leurs auteurs,
et, quoiqu'il fût très bien informé de leurs mauvaises
dispositions à son égard, il ne leur avait jamais rendu
que des honnêtetés pour leurs outrages secrets ; mais il
ne put dissimuler celui qu'il recevait à la face du public.
Il ne le devait pas. Il lit donc une espèce d'apologie, en
forme d'avis au lecteur. Car il n'en fallait pas davantage
pour un homme qui ne voulait que se défendre sans ré-
criminer.
Il expose d'abord l'occasion qui avait fait naître son
Entretien, mais sans nommer M. de Lyonne, pour épar-
gner à ses agresseurs l'idée d'un nom (jui leur est fort
odieux, quoiqu'on tout sens très respectable. Il rapporte
ensuite le système de la philosophie chinoise, tel que ce
saint et savant évêque l'avait appris dans les livres et
dans les entretiens des Chinois mêmes. Il découvre les
324 BibliolhèquG Oratoriennc
motifs qui le déterminèrent à consentir enfin à l'impres-
sion de son traité.. C'est en partie pour étoufler le faux
bruit qu'il écrivait contre les jésuites. Il ajoute le motif
de son avis. C'est pour détruire certains soupçons, que
ces Pères charitables semblent vouloir inspirer contre
lui : soupçons trop cruels, pour lui permettre de se
taire.
Après ce préambule, qui est fort court, vu la quantité
des choses qu'il renferme, le P. Malebranche transcrit
tout du long la crili({ue de son Entretien, mais par
articles, afin de rendre ses réponses plus claires, en les
rapprochant des endroits qu'elles combattent. En effet,
elles sont assommantes, et pour en donner le vrai carac-
tère en deux mots , elles font voir, avec la dernière poli-
tesse, que la critique, dans tous ses articles, est une im-
pertinence achevée. Le détail où nous allons entrer,
quoique imparfait , en sera une preuve suffisante.
lo A ce ([ue l'auteur de la critique dit avec tant de
confiance que le P. Malebranche met l'athéisme sur le
compte d'un philosophe chinois, on répond que cela n'est
pas vrai; si ce n'est que par l'athéisme on entende le
refus de reconnaître le vrai Dieu, c'est-à-dire dans le
sens que saint Paul donne le nom d'athées à ceux qui
adorent les fausses divinités du paganisme. A l'égard de
l'empereur de la Chine, on veut bien croire sur la parole
de l'auteur (|u'il reconnaît et adore le vrai Dieu; mais
cela ne fait rien à la question. Les Pères jésuites sont ici
fort ménagés; car on sait très certainement que ce pré-
tendu adorateur du vrai Dieu, offre tous les ans des sa-
crifices au ciel et à la terre : ce qui démontre qu'il est
aussi parfaitement idolâtre, que l'étaient parmi les Grecs
et les Romains les adorateurs de Jupiter et de Cybèle;
2" Le P. Malebranche fait voir à son critique, ou du
moins à tout autre, qu'en attaquant la notion de Dieu
La Vie du R. P. Malebranche 325
donnée par le philosophe chrétien , il attaque manifeste-
ment la définition que Dieu donne de lui-même, en plu-
sieurs endroits de l'Ecriture. Car dire Celui qui est, ou
l'Etre par excellence, ou simplement l'Être, ou plus au
long Celui qui existe si pleinement qu'il contient dans sa
divine essence toutes les perfections, tout ce qu'il y a de
véritahle réalité dans tous les êtres, et créés et possibles,
n'est-ce pas dire la même chose en différents termes?
Voilà pour montrer dans son plein la courte intelli-
gence du critique ; mais de plus , on découvre en lui une
infidélité criante et une espèce d'hypocrisie, qui fait hor-
reur. L'infidélité consiste en ce qu'il éclipse de la défi-
nition du P. Malebranche ces paroles : toutes les perfec-
tions , qui déterminent le sens des suivantes , afin de
pouvoir insinuer que son sentiment pourrait bien être :
que Dieu contient formellement la réalité propre des
créatures, et, par conséquent, leurs imperfections, et par
conséquent que Dieu n'est que l'assemblage de tous les
êtres : ce qui est l'impiété de Spinosa, impiété qu'on ré-
fute, sans exagérer, à toutes les pages de V Entretien.
Mais l'hypocrisie du critique est encore plus étonnante :
après avoir fait disparaître le mot de perfections du pas-
sage cité, il prend tout à coup l'air d'un homme équi-
table, pour dire qu'il faut pourtant croire que le mot de
réalité est ici mis pour celui de perfections. Je serais bien
fâché que ce fait parût vraisemblable; mais il est évident
par la confrontation des pièces;
3° Parce (jue le P. Malebranche avoue que l'inilni ou
son idée ne nous touche point de perceptions sensibles
comme les choses finies ou leurs idées, l'auteur de la
critique demande plaisamment quelle peut donc être la
solidité de la preuve qu'on en tire de l'existence de Dieu?
La r.'ponse, assurément, n'est pas difficile. C'est, dit le
^ P. Malebranche, qu'il ne faut pas juger de la réalité des
^ BiBL. OR. — VIII 10
3i26 Bibliothèque Oratorienne
idées, ni môme de lem' efficace, par le plus ou le moins
de vivacité des perceptions dont elles nous touchent,
mais par le plus ou le moins de réalité que l'esprit dé-
couvre en elles; maxime cent fois démontrée. Donc, en-
core (jue rinfini ne nous touche en cette vie que d'une
percepiion très légère, ou si peu sensible qu'il semble (pie
quand on y pense on ne pense à rien, il est contre la
raison de s'imaginer qu'il a moins de réalité que le fini ,
à cause que l'idée du fini, du soleil, par exemple, nous
touche de perceptions plus vives et plus intéressantes;
40 Comme l'auteur de la critique avait parlé de la ma-
tière des idées d'un style à faire sentir qu'il n'y enten-
dait au plus que le son des mots, le V. Walcbranche,
après avoir transcrit tout son discours, prie le lecteur de
le plaindre d'avoir à répondre à un si étrange galima-
tias; à ce qu'il ajoute pour se consoler dans ces ténèbres,
qu'il n'est pas toujours d'un bon esprit de comprendre
tout auteur, on lui répond que cela peut être, mais
qu'apparemment ce bon esprit n'en portera point son ju-
gement. Pour son petit mot de Cicéron, cité avec tout le
sel d'une raillerie de collège, le P. Malebranche lui de-
mande la permission de lui répondre un petit mot de
saint Augustin : ce petit mot veut dire, en bon français ,
qu'on se rend ridicule quand on rit mal à propos, et sans
savoir de quoi. Enfin , sur ce qu'il avait révoqué en
doute si au sentiment du P. Malebranche l'essence di-
vine a sa propre réalité, c'est-à-dire qui le distingue de
l'assemblage de tous les êtres, doute calomnieux, s'il en
fut jamais, ce Père, outré d'une si mortelle ofiense, lui
demande à la face de tout l'univers comment, après avoir
lu son Entretien, ou seulement les endroils cités dans le
journal mèm3, il a pu former, et qui pis est, publier un
soupçon si cruel. « Je prie Dieu, dit-il ensuite, qu'il lui
pardonne sa faute; et l'auteur, qu'il tâche de la réparer,
La Vie du B. P. Malebranche 327
en faisant imprimer dans les Mémoires de Trévoux ma
réponse à sa critique, afin que l'une et l'autre aient les
mêmes lecteurs , ou du moins qu'il la répare par ses
prières, afin que Jésus-Christ me donne les secours néces-
saires pour régler les mouvements de mon cœur, sur le
précepte qu'il nous a fait, d'aimer ceux qui nous ont of-
fensés. » On sent avec plaisir, en lisant la suite, que.
Dieu lui en avait accordé la grâce. Car, au lieu de récri-
miner contre son critique sur la matière des idées , il en
parle en termes fort charitables , et même fort respec-
tueux. « Cependant, continue- t-il, l'auteur me permettra
de lui représenter que, de soutenir que les idées ne sont
point distinguées de nos perceptions, c'est, si je ne me
trompe, établir invinciblement le pyrrhonisme et le li-
bertinage dans la morale. C'est soutenir, ce qui sans
doute est fort éloigné de la pensée de l'auteur, c'est , dis-
je, soutenir indirectement, mais par des conséquences
qui me paraissent évidentes, soutenir qu'il n'y a point de
vérités éternelles, immuables, nécessaires, communes à
tous les esprits, ni par conséquent des lois qui aient ces
mêmes propriétés. » Le P. Malebranche démontre évi-
demment sa proposition , mais sans en rien conclure
contre la religion de son adversaire. On doit sans doute
être fort édifié, de voir une telle modération dans un
Père de l'Oratoire, horriblement calomnié par un Père
jésuite •
5*^ Sur l'article des lois générales, l'auteur de la cri-
tique fait si bien, que dans son discours on ne peut
ni deviner le sentiment du P. Malebranche, ni s'assurer
du sien propre. Tantôt il semble qu'il les nie, puisqu'il
entreprend de les combattre, et tantôt qu'il les accorde,
puisqu'il avoue que Dieu ne fait pas perpétuellement des
miracles ,, pour arrêter le cours des causes naturelles.
Mais surtout il expose le sentiment du P. Malebranche
3à8 Bibliothèque Oratorienne
d'une manière tout à fait extravagante. Ce sentiment est
dans la vérité, que Dieu a créé le monde par une volonté
particulière, mais qu'il le gouverne ordinairement par des
volontés générales, ou par des lois très simples qu'il s'est
imposées, pour exécuter ses desseins par des voies dignes
de lui. Dans l'auteur de la critique, c'est au contraire que
la sagesse de Dieu lui adictéd'employer des principes très
simples pour la création du monde, et de n'en pas inter-
rompre le cours qui amène des inconvénients; en quoi,
dit-il, il y a du vrai. Le P. Malebranche déclare que s'il
y en a, il ne peut le découvrir dans ces paroles. Car que
veulent dire ces principes très simples employés pour la
création du monde ? Sont-ce les causes naturelles? Il n'y
en avait point encore. Les lois de la nature étaient por-
tées, mais il n'y avait point encore de causes occasion-
nelles, qui en déterminassent l'efficace. Donc la création
ne peut avoir de cours , bien moins de cours fâcheux qui
amène des inconvénients, c'est-à-dire des monstres et des
désordres. En vérité, il devrait y avoir une loi de l'Etat ,
pour défendre aux auteurs de parler des matières qu'ils
n'entendent pas;
G° Le Père journaliste ne paraît guère plus sensé dans
ce qu'il dit en faveur de sa Compagnie, à la fin de sa
critique. C'est que les contradictions du philosophe chi-
nois sur la nature du Ly autorisent les jésuites mission-
naires de la Chine à soutenir que la philosophie chinoise
condamne l'athéisme, et enseigne l'existence de Dieu,
créateur et roi du ciel et de la terre. Assurément, la so-
ciété a de plus beaux endroits que celui-là. Mais, quoi
qu'il en soit de la bonté de ce raisonnement, le P. Male-
branche déclare qu'il a cru ne choquer personne, en
réfutant les étranges paradoxes de son philosophe chi-
nois; qu'il s'est imaginé, au contraire, qu'il y aurait des
chrétiens qui liraient avec plaisir la réfutation ({u'il en
La Vie du R. P. Malebranche 329
donne dans son Entretien, et que cela pourrait être utile
aux missionnaires de la Chine et aux jésuites mêmes ,
qui de leur propre aveu, se servent de ses livres dans
leurs missions.
L'avis du P. Malebranche fut très bien reçu dans le
monde. La modération plaît toujours, et on y en remarquait
un exemple rare. On voyait que le P. Malebranche aurait
pu, avec raison, s'en prendre à tout le corps des jésuites,
de l'énorme affront qu'on lui faisait dans un ouvrage
avoué de leur Compagnie, bien informé d'ailleurs de la
manière indigne dont ils le décriaient au dehors, et dont
ils persécutaient chez eux le peu d'amis qu'il y avait;
qu'il aurait pu fort naturellement faire entrer dans sa
défense tout ce qu'il y a d'odieux dans leur grande affaire
de la Chine; qu'il aurait du moins pu découvrir tout le
ridicule de ce qu'ils avançaient par rapport à la religion
présente et ancienne des Chinois. Dans la mauvaise pos-
ture où ils étaient alors, décriés à Paris, foudroyés à
Rome, tout cela eût été applaudi. Cependant on l'en es-
tima davantage de n'eu avoir rien fait; on loua sa mo-
destie, on admira sa retenue; on reconnaissait dans sa
conduite ce profond christianisme qui paraît dans ses
livres. En un mot, on le trouvait d'autant plus fort, qu'il
ne profitait pas de tous ses avantages. Le public y sup-
pléa par ses gloses, qui furent, comme elles sont de cou-
tume, fort injurieuses à tous les jésuites en corps. Ils en
eurent bientôt nouvelles : aussitôt grande rumeur dans
leur collège de Paris; on s'attroupe, on consulte, on lit
l'avis en question, la calomnie et le peu d'intelligence de
l'auteur de la critique y sont démontrées sous des termes
plus doux. On convint assez du premier; l'auteur n'eût
garde de convenir du second : il se tint môme fort of-
fensé que le P. Malebranche osât mettre en problème la
pénétration de son esprit. Mais, après tout, il fallut se ré-
330 Bibliothèque Oralorienne
soiidre à lui faire quelque espèce de satisfaction : l'hon-
neur de leur Compagnie le demandait absolument, le
public s'y attendait , la justice l'ordonnait. Il semble que
dans les conjonctures la plus naturelle était de lui ac-
corder celle qu'il souhaitait lui-même: je veux dire de
faire imprimer son avis, qui est fort court, dans leur
journal , afin qu'on y pût trouver également le pour et
le contre. Assurément, c'était le moins qu'on put exiger
d'eux. Mais ce n'était pas là le compte de l'auteur de la
critique; on aurait vu les choses trop à découvert. Il crut
donc qu'il était plus à propos pour lui et pour lo journal
de faire à sa mode un extrait abrégé de l'avis du P. Ma-
lebranche, de lui dire ensuite un petit mot d'honnêteté
en passant pour la forme ; et enfin, de justifier sa critique
du moins par rapport à la matière des idées : c'est le
parti qu'il embrassa. Il donna sur cette matière quelques
réflexions, qui n'ont pas dû lui coûter beaucoup. Car,
outre qu'elles ne sont pas d'un grand prix, ce n'est qu'un
réchauffe des objections de M. Arnauld. Mais ce qui était
passable du temps de ce docteur, avait cessé de l'être de-
puis que les réponses, du P. Malebranche avaient rendu
le monde plus attentif et plus pénétrant. Ainsi, la ré-
plique du journaliste eut le sort qu'elle méritait; on
trouva ses réflexions stupides, son extrait abrégé infi-
dèle, sa faute mal réparée, ou plutôt aggravée par de
nouvelles critiques. Un seul trait de la pièce peut suffire
pour convaincre toute la terre de la vérité de ce juge-
ment: c'est que l'auteur prête au P. Malebranche de sou-
tenir que nos connaissances ne sont pas des modifications
de notre âme, dans le même temps qu'il lui attribue de
dire que la perception des objets en est une. Voilà la chi-
mère de la troisième réflexion. Ceux qui en voudront sa-
voir davantage, liront s'il leur plaît le Journal de Tré-
voux, du mois de décembre 1708. Car on ne prend nul
La Vie du, R. P. Malebranche 331
plaisir à citer des impertinences qui n'apprennent rien ,
sinon que l'homme est un étrange composé.
Quoique la nouvelle critique donnât tant de prise en
toute manière, les choses en demeurèrent pourtant là. Le
P. Malebranche ne voulut point prendre fait et cause
pour le fantôme qu'elle attaquait; il se contenta que
l'auteur eût déclaré en termes exprès qu'il se déportait
absolument de l'accusation de M. Arnauld, quant à sa
personne; quant à sa doctrine, il s'en rapporta au juge-
ment de tous les esprits équitables. Il en était sûr autant
qu'on le peut être, car il lui revenait sans cesse que tous
les lecteurs non prévenus ne trouvaient dans ses livres
que la foi la plus pure, avec la raison la plus éclairée.
Néanmoins, pour s'en assurer davantage, il prit la réso-
lution de consulfer encore une fois le public, avant que
de mourir. Pour cela, il n'entreprit point de nouvel ou-
vrage; il était vieux, il était infirme, il ne songeait qu'à
?e préparer à la mort; et, de plus, on ne venait de lui
faire que de vieilles objections, cent fois réfutées. Il se
contenta d'y opposer ses anciennes solutions; il rassembla
dans un seul corps d'ouvrage toutes ses réponses à M. Ar-
nauld, qui, par une assez bizarre aventure, étaient deve-
nues des réponses aux jésuites. Elles parurent en 1709,
divisées en quatre volumes. En effet, on y trouve non
seulement la réponse à tout ce que ces Pères lui avaient
objecté dans leurs Mémoires de Trévoux, mais encore une
réplique anticij^ée à tout ce qu'ils ont dit depuis contre
sa doctrine, et, selon toutes les apparences, à tout ce
qu'ils diront dans la suite; car on sait bien que leurs au-
teurs, soit en bien, soit en mal, ne font ordinairement
que se copier les uns les autres.
CHAPITRE X
Le P. Malebranche donne de nouvelles éditions de ses ouvrages
(1712). — Histoire du P. André. — Les attaques des jésuites
contre Malebranche. — Ils persécutent le? i)artisans du [phi-
losophe oiatorien. — Le Traité de l'existence de Dieu de Fé-
nelon parait avec une préface qui oblige le P. Malebranche
d'écrire à l'auteur (1713). — Fénelon donne raison à Male-
branche.
Après ce petit combat, le P. Malebranche eut, avec
tous ses adversaires, une espèce de paix, ou plutôt de
suspension d'armes; il en profita, il retoucha un peu ses
Entretiens sur la métaphysique et sur la mort. C'est encore
une réponse générale à tous ses critiques. Il les fit réim-
primer en 1711. Les cinq éditions de Paris de sa Recher-
che de la vérité se trouvant épuisées dans le même temps ,
on lui en demanda une nouvelle. Il y travailla, et en
1712, il en donna une plus ample et plus exacte que
toutes les précédentes. Quoique ce soit un chef-d'œuvre,
du goût de la plupart des savants, le P. Malebranche
était si peu idolâtre de ses productions , qu'il disait à ses
amis que, s'il était à recommencer, il ferait sur le même
plan quelque chose de meilleur; mais il n'était plus
temps d'y penser : il avait alors soixante -quinze ans. Ce
qu'il ajouta néanmoins à cette nouvelle édition de sa
Recherche porte encore dans toute sa force le caractère
de ses premières années : même profondeur, même élé-
La Vie du R. P. Malebranche 333
vation, même justesse, même étendue d'esprit. On en ju-
gera par les deux nouveaux éclaircissements qu'il y a
mis tout à la fin de son ouvrage. Ils me paraissent trop
importants pour n'en pas donner l'analyse, ou du moins
quelque idée.
Le premier fournit un nouveau système pour expli(|uer
les eHets les plus généraux de la nature, par la connais-
sance exacte de la matière subtile, qui est évidemment le
grand mobile de l'univers.
Le second est un petit traité d'optique, pour faciliter
l'intelligence de ce qu'on lit, au commencement de la
Recherche, des erreurs de la vue. Entrons un peu dans le
détail , et surtout remarquons , ce qui est préférable à
toute la science du monde, le soin que prend l'auteur de
christianiser la philosophie dans les points mêmes qui
semblent avoir moins de rapport à la religion '.
Il n'est pas besoin de dire quel fut le succès de cette
édition. H y a des livres qui ne vieillissent point. On
peut assurer, après quarante ans d'expérience, que la
Recherche de la vérité est de ce nombre. On en iit, dans le
temps où je parle, deux éditions à la fois : l'une in-4o, en
deux tomes, c'est la plus belle; l'autre in-12, en quatre
volumes assez gros; toutes deux chez David, quai des
Augustins, à la Providence. Le Journal de Paris, 1712,
rendit compte au public de l'une et de l'autre; on y fait
magnifiquement l'éloge de l'auteur', ce qui le venge
plus que sa modestie ne l'eût souhaité des derniers
' L'analyse de ces supplé.monls va de la page 913 à la page 931 .
- L'auteur, dit le journaliste en parlant des deux Éclaircisse-
ments, n'excelle pas moins dans l'art de donner à ces sortes de
réflexions métaphysiques toute la force et toute la dignité qui
peuvent les rendre plus persuasives et plus respectables qu'à ré-
pandre sur les sujets de physique toute la clarté et toute l'évi-
dence dont ils sont susceptibles.
334 Bibliothèque Oratoriennc
coups que lui venait de porter celui de Trévoux; mais
son plus grand éloge, c'est que l'édition fut aussi bien
débitée que si c'eût été la première.
Cette obstination du public à admirer le P. Male-
branchc, ne put vaincre celle des jésuites à le décrier. Ils
n'omettaient rien pour y réussir ; leurs savants et leurs
ignorants qui chez eux, conmie partout ailleurs, sont
toujours le plus grand nombre; supérieurs et inférieurs,
tous s'y employaient avec leur zèle ordinaire contre tout
ce qui n'entre point dans leurs idées : en un mot, ils en
dirent et ils en firent tant, que l'homme du monde le
plus pacifique perdit enfin patience. Le P. Malebranche
fut contraint d'éclater. Mais il est à propos de raconter
plus en détail par quels degrés ils le forcèrent à un
éclat si contraire à son humeur, surtout dans un temps
où leur crédit à la cour les rendait si fiers et si redou-
tables à tout le monde. Si je suis un peu long dans ce
narré, je prie qu'on me le pardonne: la suite fera voir
que cela est nécessaire pour l'intérêt de la vérité.
On a vu dans le second livre de cette histoire, qu'un
des premiers adversaires du P. Malebranche fut un jé-
suite, masqué sous le nom de Louis de la Ville. On le
convainquit évidemment de calomnie et d'ignorance; on
le rendit même si ridicule, que ses confrères furent plu-
sieurs années sans oser écrire contre un auteur qui sa-
vait si bien se défendre. Mais s'ils n'écrivaient pas, ils
parlaient. Avant sa dispute contre M. Arnauld, ils le dé-
criaient comme un janséniste; pendant qu'elle dura, ils
le ménagèrent un peu. Le P. le Tellicr, dès lors chef du
parti moliniste, l'anima même au combat. J'en ai preuve
en main. Le P. Daniel célébra ses victoires dans un écart
de son Voyage du monde cartésien. Plusieurs autres de
leurs Pères eurent avec lui un assez grand commerce de
lettres et de visites. Mais M. Arnauld est-il mort, le
La Vie du R. P. Malehranche 335
P. MalebrancliR ne leur étant plus bon à rien, ils ne gar-
dèrent plus (le mesures. Ils le traitèrent plus mal que ja-
mais dans leurs conversations, dans leurs classes, dans
les conférences mômes qui se tenaient à Paris pour l'exa-
men de sa doctrine. Ils y allaient, non pas comme les
autres, pour s'instruire de ses véritables sentiments,
qu'ils n'ont jamais bien approfondis, mais pour les com-
battre à outrance, ou plutôt pour combattre les fan-
tômes qu'ils leur substituaient par des difficultés imagi-
naires, par des équivoques, par des chicanes, par des
sophismesde collège, d'oîi ils tiraient quelquefois avec de
grandes clameurs, et sans vouloir rien entendre, les con-
séquences les plus odieuses. Tout cela revenait au P. Ma-
lebranche. On peut bien juger par sa vertu solide qu'il
en avait beaucoup de peine, comme il aimait sincère-
ment les Pères jésuites, autant pour eux que pour lui-
même. Ce n'était pourtant rien en comparaison des dis-
cours qu'ils tenaient de lui, dans ce qu'on appelle
récréations dans les communautés. C'est là que l'homme
paraît homme dans les maisons les plus religieuses, mais
c'est là aussi qu'on cesse quelquefois de l'être à l'égard
de ceux qu'il plaît à la communauté de regarder comme
ses adversaires; on y oublie à leur égard les lois les plus
communes de l'humanité. La raison de ce désordre est
que, pour le malheur de l'Eglise, toute communauté y
fait secte par les sentiments particuliers qu'on y adopte,
et dont on forme comme une religion particulière : après,
il ne faut plus s'étonner de la furieuse antipathie qui
règne entre certains ordres, d'ailleurs très saints, si tant
est ([u'ils puissent l'être sans la charité. Quoi ([u'il en
soit, le P. Malehranche savait, à n'en pouvoir douter,
que la salle des jésuites était un théâtre, où il se passait
à ses dépens des scènes fort sanglantes : je dis san-
glantes, par l'atrocité des injures qu'ils y vomissaient
336 Bibliothèque Oratoricnne
contre lui. Car elles étaient fort comiques par les pau-
vretés qui leur échappaient, soit en expliquant ses opi-
nions, soit en les réfutant. Mais la comédie finissait d'or-
dinaire par un événement tragique, surtout lorsque le
P. Malebranclie y trouvait quelque défenseur. 11 faut
leur rendre justice, il s'y en trouvait quelquefois; mais
c'était alors que la cohue s'élevait avec force contre le té-
méraire qui osait appeler du jugement de la Compagnie
au tribunal de la raison. Les vieux Pères en grondaient
comme d'un attentat; les jeunes s'en moquaient comme
d'une impertinence. Enfin on ne pouvait, surtout dans leur
collège de Paris, plaider la cause du P. Malebranche sans
perdre la sienne. Un certain P. André ^ qui, en 1704, y
faisait sa théologie avec plusieurs autres de ses confrères,
en fit souvent la triste épreuve. Comme il avait pour principe
que la sincérité, ni la charité, ne pouvaient aller trop loin,
il crut en diverses rencontres, où ils attribuaient au P. Ma'
lebranche des erreurs capitales en matière de religion , ne
pouvoir se taire en conscience. Il prit donc souvent la
liberté de leur dire sans détour qu'il était fort étonnant
que des hommes, que des chrétiens, que des religieux ,
parlassent ainsi d'un auteur dont tous les livres ne res-
piraient que la piété, d'un auteur notoirement catho-
lique, d'un auteur qu'il savait très bien que la plupart
de ceux qui le maltraitaient si fort n'avaient point lu, ou
qu'ils n'avaient lu qu'avec une prévention seule capable
de les empêcher de l'entendre. Le fait était constant.
Plusieurs de leurs Pères, même des plus zélés contre le
P. Malebranche, avouaient dans leur bonne foi qu'ils ne
1 Yves-Marie André, né le 22 mai 1675 à Cliàteaulin, petite
ville de Bretagne, proche de Quimper-Corentin. En se rappelant
que c'est celui qui se plaint dont on lit la version, les esprits
justes adouciront les teintes et feront de légitimes réserves»
dit M. Blampignon en citant ce passage. [Op. cit., p. 10 J
La Vie du R. P. Malebranche 337
l'avaient point lu, et d'autres, qu'ils ne l'avaient lu qui3
dans le dessein de le combattre. Les remontrances du
P. André n'en furent que plus mal reçues. On lui en fit
un crime ; il ne laissa point de les continuer, d'autant
plus qu'ayant fait, en 1705, connaissance avec le P. Ma-
lebranche, il l'avait trouvé tel que ses livres le dépei-
gnent : plein de foi , de raison , de christianisme ; et ,
qu'ayant souvent assisté aux conférences de M. l'abbé de
Cordemoi^, oîi l'on examinait ses principes, il n'y avait
rien vu, ni rien entendu, qui ne l'eût édifié. Mais quel fut
le fruit de ses charitables remontrances? On le dénonça
à ses supérieurs, on le condamna sans le vouloir en-
tendre, on l'exila de Paris, ce qui mortifia beaucoup le
P, Malebranche. Mais ce qui dut l'irriter, le voici. Les
jésuites, en 1707, entreprirent de le faire condamner par
quelques évêques du royaume. Ils n'en trouvèrent pour-
tant qu'un seul, qui fut assez dupe pour entrer dans leur
sens. Je supprime son nom, par respect pour sa dignité".
i Chez M"" Vailly, nièce du P. Malehranche , qui entendait,
dit-on, très bien les ouvrages de son oncle sans affecter de le
l'aire paraître. Elle se trouvait quelquefois aux conférences avec
M. de Grimarest; on y rencontrait M. Sylva, preçiier médecin
de la reine, M. Sauveur, M. Miron, conseiller au Chàtelet : ce-
lui-ci disait qu'avec les livres du P. Malebranche il prêcherait
bien un Avant et un Carême. Il s'y trouvait aussi de célèbres
anatomistes qui disséquaient tantôt un œil, tantôt une oreille et
d'autres parties, etc. Le P. André y allait aussi avec le P. Au-
bert, homme d'esprit et de mémoire, et parlant avec une grande
facilité.
Le P.André et le P. Aubert étant voir un jour le P. Malebranche,
ils lui demandent pourquoi on ne le voyait jamais aux conférences
de M. de Cordemoi. « Eh! quoi, répondit le P. Malebranche, que
voulez-vous que j'y aille faire? apparemment pour faire dire à
mon arrivée : Voilà la bête!» M. Sorin venait aussi aux confé-
rences : il avait été ministre protestant. C'est lui qui eut celtu
fameuse affaire avec Rousseau à l'occasion de l'épitre à Uranie.
Rousseau eut le crédit de le faire mettre en prison.
2 C'était M. Bargedé, évéque de Nevers.
338 Bibliothèque Oralorienne
D'ailleurs, qu'eût-il pu faire? Il était leur créature; on
(lit même que ses mandements l'étaient. Il en lit donc un
le 5 août 1707, pour la -publication de la bulle Vincam
Domini sabaoth , contre le silence respectueux, ou plutôt
(car on ne peut le croire capable d'un écrit si calomnieux),
il en signa un qui, d'un style tout propre à persuader l'i-
gnorance de son auteur, interdisait dans son diocèse ces
pliilosopbics nouvelles, comme celle de M. Descartes et
plusieurs autres qui en approchent, ou qui vont encore
plus loin, dont le système, assurait-il, est entièrement
opposé à la doctrine de saint Thomas, et tend à saper les
premiers fondements de la religion; lesquelles philo-
sophies on ne doit point tolérer, surtout depuis les dé-
fenses expresses que le roi a eu la bonté d'en faire, etc.,
et après les règlements et statuts de plusieurs universités
sur ce sujet. Voilà peut-être la plus sotte calomnie qu'on
ail jamais inventée. M. Descartes, en démontrant d'une
manière si évidente l'existence de Dieu et l'immortalité
de l'âme, rend im-branlables les premiers fondements de
de la religion naturelle. Le P. Malebranche, en prouvant
la nécessité de la divine incarnation, pour rendre l'ou-
vrage de Dieu digne de lui, appuie de toutes ses forces le
premier fondement de la religion chrétienne, qui est le
mystère d'un Homme-Dieu. L'autorité de saint Thomas,
très grande en théologie, dans les écoles, n'est en matière
de philosophie d'aucun poids dans l'Eglise; encore moins
celle du roi Louis XIV, que l'on cite pourtant comme la
principale, contre les nouveaux philosophes. A ce seul
trait, il fut aisé de reconnaître les auteurs de la pièce,
gens accoutumés à ériger en aiïaires d'Etat ou de religion
tout ce qui est contraire à leurs idées ou à leurs intérêts.
Le P. Malebranche les reconnut comme les autres : il en
fut même très oiTensé , il devait l'être. Mais parce que
leur mandement , qui après tout ne le nommait pas ,
La Vie du R. P. Malebranche 339
n'eut de succès que parmi les jésuites, il prit son parti
ordinaire de dissimuler les injures.
En 1708, il ne tint pas à un abbé % sorti de leur Com-
pagnie depuis peu, que le P. Malebranche ne rompît le
silence. Car cet abbé, autrefois grand ennemi de sa doc-
trine, contre laquelle même, étant jésuite, il avait com-
posé plus de mille vers, lui apprit des choses capables
d'aigrir les âmes les plus modérées. Il lui dit principale-
ment que le P. Hardouin, si fameux parmi les savants
de mémoire et parmi les déchitTreurs d'anciennes mé-
dailles % parlait de lui comme d'un impie; qu'il lui
' La Pilonière, prêtre, d'abord grand hardouiniste , mais quitta
les jésuites, à cause du malebranchisme, persuadé qu'il ne pou-
vait rester en conscience dans une société où l'on ne pouvait
librement soutenir la vérité; il en consulta même la Sorbonne,
vint trouver le P. Malebranche et lui apprit qu'il était sorti de
sa compagnie à cause de sa doctrine. Le P. Malebranche répondit
que s'il avait pensé que ses ouvrages eussent dû produire d'aussi
mauvais effets , il n'eût jamais mis la main à la plume.
La Pilonière était bel esprit, d'une imagination brillante, édi-
fiait sa compagnie par une rare piété qui allait même jusqu'à la
plus grande spiritualité, fut envoyé à La Flèche à cause de son
liardouinisme (on força alors le P. Hardouin de se rétracter); y
trouva le P. André, voulut lire le P. Malebranche qu'il trouva
fort dilférent de ce qu'il s'était imaginé; il lut ensuite Descartes
qu'il trouva encore meilleur. Le P. André fut étonné qu'un es-
prit de cette trempe -là eût fait cette réflexion. Enfin il devint
calviniste , se retira en Hollande où il fit quebiues écrits, y pré-
senta une pièce de vers au roi Georges I", qui allait eu Angle-
terre, où La Pilonière se retira ensuite. Il avait dit autrefois :
... Les Sirmonds, les Pétaux
Ont -ils donc enfanté des faiseurs de journaux?
- En 1717, il avait expliqué une médaille où il découvrit de
très belles histoires de l'anliipiité. Le grand czar arriva à Paris.
Comme il se mêlait de toutes les sciences on lui montra la mé-
daille, qui était une pièce de monnaie de son pays. Le P. Har-
douin lut bien confus de cette aventure. Le P. André a connu à
Paris le P. Hardouin , qui y était bibliothécaire. Le P. Hardouin
lui communiqua en manuscrit plusieurs de ses commentaires sur
k
3-40 Bibliothèque Oratorienne
attribuait un dessein formé de ruiner la foi ; qu'à la
vérité, il tombait d'accord que le P. Malebranchc avait
bien pris le sens de la philosophie de saint Augustin ,
mais que c'était par là même qu'il le tenait pour un
athée. Ce fait paraîtra peut-être incroyable. Il est pour-
tant notoire dans la société que le P. Hardouin a écrit
pour prouver l'athéisme de saint Augustin, c'est-à-dire
l'auteur que l'Eglise appelle ainsi, mais que le P. Har-
douin croit dans sa critique montrer n'être pas le vé-
ritable. Le P. Malebranchc ne se consola point de se
voir donner un tel complice dans le plus horrible des for-
faits. Il en fut doublement outré; mais le moyen d'écrire
contre des calomnies verbales , ou seulement manus-
crites , que leurs auteurs peuvent nier avec aussi peu de
scrupule, qu'ils en ont à les avancer. Il fallut donc en-
core se taire, d'autant plus que l'abbé ajoutait ({ue le
P. Hardouin traitait les autres savants jésuites, même
ceux de son espèce, d'ânes à courtes oreilles. 11 n'y avait
pas lieu de croire que ses folles accusations d'athéisme
fussent avouées dans son corps. Les ignorantes et calom-
le Nouveau Testament. Les jésuites font grand cas de ces com-
mentaires, qui ne sont pas bons, selon le P. André, à cause d'in-
terprétations arbitraires. Le P. André cite un raisonnement sin-
gulier du P. Hardouin quand on lui demandait des raisons : Sic
be?ie, alite)- maie, ergo sic optitne. On lui répondait que ce rai-
sonnement n'était guère en forme et qu'il ne prouvait rien, sur-
tout quand il est question de faits. Cette résistance du P. André
déplut au P. Hardouin, qui lui disait très sérieusement : Vous
vous raidissez contre la vérité. Le P. André lui ayant demandé,
en parlant de Descartes et du I^. Malebranche, qui avait plus
d'esprit que ces deux auteurs? c'est le diable, répondit le P. Har-
douin, qui s'imaginait que le diable leur avait inspiré leur phi-
losophie , et il donna à lire au P. André les Méditations du
P. Malebranche pourvoir, disait-il, comment ces gens-là pen-
sent. Le P. André y trouva la solution d'une difficulté qui l'avait
toujours arrêté sur la distinction des idées d'avec nos percep-
tions.
Lxi Vie du R. P. Malebranche 341
nieuses critiques des journalistes de Trévoux survinrent
là-dessus. Elles firent comprendre au P. Malebranche
qu'il était encore plus gâté qu'il ne pensait dans l'esprit
des bons Pères; car, à l'occasion de son entretien contre
le système des lettrés chinois, qui est évidemment une
manière de spinosismo , ils avaient eu (je voudrais
pouvoir trouver des termes plus doux pour dire la vérité)
l'impertinence de le rendre suspect de l'impiété même
qu'il y combat certainement avec toutes les forces de la
raison. La calomnie était énorme; le P. Malebranche la
confondit, mais avec une modération qui étonne. Il ne
voulut ni récriminer, ce qui était alors facile, par l'in-
térêt que les jésuites prenaient à la défense de Confucius,
que leurs auteurs même appellent l'athée des athées;
ni profiter de l'avantage que lui pouvait donner le nou-
veau décret de Rome, qui condamnait les noms dont ils
se servaient à la Chine pour exprimer la divinité : ce qui
entrait naturellement dans la guerre qu'il avait à sou-
tenir contre eux ; ni enfin , joindre ses troupes à l'armée
victorieuse de Messieurs des Missions étrangères, pour
achever leur défaite, ce qui apparemment l'eût fort
avancée. En un mot, il aima mieux se défendre avec une
charité scrupuleuse, que de se faire une justice trop
exacte, aux dépens même de ses plus injustes ennemis.
Tout le fruit que le P. Malebranche tira d'une modé-
ration si étonnante, fut que les jésuiles laissèrent pas-
ser trois ou quatre ans sans lui faire publiquement la
guerre. Je dis publiquement, car ils la lui faisaient tou-
jours dans leur société d'une manière très violente. Le
P. André, dont nous parlions tout à l'heure, en fut d'a-
bord le principal o1)jct. Comme son exil , bien loin de
l'ébranler, n'avait ijervi qu'à le confirmer dans ses senti-
ments, ils entreprirent de le pousser. Qu'on se figure ici
tout ce (jue l'entêtement déguisé en zèle peut produire
342 Bibliothèque Oratorienne
dans un corps contre un membre qui refuse d'en prendre
l'esprit, ou d'en épouser les fureurs. C'est ce qu'ils lui
firent essuyer, mais, par la grâce de Dieu, fort inuti-
lement. Ils ne purent lui ôter ni son estime pour le
P, Malebranchc, ni son amour pour la vérité, ni même
son attachement pour leur Compagnie: ce qui était le
plus difficile à conserver. Sa fermeté les irrita, leur opi-
niâtreté redoubla ses coups ^ Le P. Malebranche y fut
très sensible; il dissimula néanmoins encore. Mais les jé-
suites, outrés de voir le peu de succès de leurs persécu-
tions secrètes, firent, en 1712, des éclats qui ne lui per-
mirent plus de se taire'-.
Le P. le Tellicr, alors confesseur du roi , si connu par
les troubles qu'il a causés dans l'Eglise, sur la malheu-
reuse fin du dernier règne, venait en ce temps-là de leur
donner un provincial de sa main, nommé le P. Dauchetz,
tiré comme lui de la faction qu'on appelle, parmi eux,
des bien intentionnés. Tous ces gens de faction et de
cabale sont impétueux, durs, extrêmes, visionnaires, fa-
natiques. Le P. Dauchetz en donna des preuves signalées
dès le commencement de son provincialat. Ayant ouï
dire qu'en divers collèges de sa province, il y avait des
professeurs de philosophie qui abandonnaient le train
commun du péripatétisme , il s'alla mettre dans l'esprit
qu'ils agissaient de concert; il n'en était rien, mais il se
l'imagina. Il le crut, il agit en conséquence. Que fit-il?
Pour rompre ce prétendu complot, il tomba tout d'un
1 Ils lui refus("'rent les grâces les plus communes, ils lui dou-
nèrenl les emplois les plus rudes et les plus luimiliaats. 11 fut
envoyé à Arras ministre des pensionnaires.
2 Ils firent ime guerre ouverte à tous ces chercheurs de vé-
rités. C'est ainsi qu'ils appelaient par dérision ceux qui ne croyaient
pas devoir se rendre esclaves ni de leurs préjugés ni de leurs
auteurs.
La Vie du R. P. Malebranche 343
coup sur ces pauvres philosophes, avec tout le poids de
l'autorité que lui donnaient sa charge et le crédit de son
protecteur, d'une manière si éclatante, que le monde en
fut bientôt informé. Voici les principaux faits qu'on en a
pu apprendre.
Il tomba d'abord sur un professeur d'Amiens ' nommé
le P. Lebrun-, dont on fit censurer une thèse dans une
espèce d'inquisition , que les jésuites avaient alors à
Paris, contre ce qu'ils appellent Malebranchisme. On dit
quL' la censure était forte. En effet, la thèse donnait
quelque atteinte à la forme substantielle ou à l'âme des
bêtes, pour laquelle on sait que les bons Pères s'intéres-
sent tendrement, comme s'il était question de la leur
propre. Le parti que prit le P. Lebrun , d'aller aux mis-
sions étrangères, le tira heureusement des mains de ses
persécuteurs. Mais le P. Dauchetz ne manqua point de
victimes en France.
D'Amiens, son zèle vint fondre à la Flèche, sur le
1 A Amiens, le préfet des hautes études, bon esprit, et qui
passait dans la société pour profond métaphysicien, disait au
P. André : Vous dites les mêmes choses que nous disions autre-
fois, mais vous parlez autrement et d'une manière plus claire.
2 Eustache Lebrun , fils d'un bourgeois de Paris , avait quatre
ou cinq frères aussi jésuites, homme d'esprit et aimable, pro-
fessa les basses classes à Paris, eut pour écoliers deux princes
de Lorraine, ce qui lui donna occasion de voir le grand monde,
où il rencontrait Rousseau qui venait lire ses pièces et paraissait
fort modeste , se défendant bien de les faire imprimer. Boileau
lui avait appris à faire des vers. Étant professeur do philoso-
phie, il se servit des cahiers de son frère dont il n'était nulle-
ment content. 11 pria le P. André, son ami, de lui prêter les
siens. (Le P. André professait la physique dans le même temps
à Amiens.) Le I*. Lebnui fut ravi de sa morale et de ses cx[ili-
cations sur la liberté. Le P, André eut la mortilication de voir
les écoliers du P. Lebrun faire beaucoup mieux que les siens.
Le P. Lebrun fut envoyé à la .Martini([ue; il avait eu envie d'aller
lu Canada, parce qu'il était d'un tempérament à soutlVir beau-
coup de la chaleur.
344 Bibliothèque Oraiorienne
P. du Tertre ^ . C'est le premier que je sache, et même le
seul , qui ait enseigné dans leurs classes les opinions les
plus paradoxales du P. Malebranche , sur la nature des
idées. Aussi la persécution qu'on lui suscita fut- elle des
plus violentes. On ne lui épargna ni censures, ni avis, ni
reproches, ni affronts même, à ce qu'on dit, jusque dans
les thèses publiques ; mais tout cela ne l'ébranla point.
Il était si convaincu des principes du P. Malebranche,
qu'il ne croyait pas que ceux qui pouvaient les aban-
donner, les eussent jamais entendus ; si persuadé que
c'était une voie sûre, qu'il y voulait faire entrer tout
le monde; si certain, au contraire, que les opinions
scholastiques où l'on élève les enfants , ne servent qu'à
leur gâter l'esprit , qu'il osa déclarer en face au P. Dau-
chctz , qu'en honneur et en conscience, il ne pouvait se
résoudre à les enseigner. Sur quoi on lui ôta sa chaire de
philosophie, pour lui en donner une de basse classe, à
Compiègne. Cet argument démonta le philosophe : toutes
ses convictions, toutes ses persuasions, toutes ses certi-
tudes s'évanouirent; il passa tout à coup d'une extrémité
à l'autre. En un mot, il changea d'opinion si prompte-
ment, qu'on disait de lui, qu'en arrivant à Compiègne, il
se coucha malebranchistc , et que le lendemain , il se
leva péripatéticien. D'autres disaient plus sincèrement
1 Le P. du Tertre, mort à Paris en janvier 1762, avait fait sa
théologie avec grand succès , et le P. Guymon admirait sa sub-
tilité lors même qu'il était en rhétorique. Après le noviciat, où
il entra en même temps que le P. André, il fit son juvénat à
Paris. Le P. André fut bien étonné un jour qu'il lui manda qu'il
avait pris pour sujet de poème la dispute de saint Cyrille contre
Nestorius: il jugea que c'était un homme qui perdait la tète.
Lorsqu'il eut abjuré le nialebranchisme, on ne s'y fiait pas trop,
et il fut envoyé exprès à Paris pour écrire contre. Pressé par le
provincial à La Flèche : « Vous ne dites rien à celui de Rouen. »
(Le P. André.) On rapporta au P. André ce mot du P. du Tertre,
qui était assez déplacé.
La Vie du R. P. Malebranche 345
que la nouvelle lumière qui l'avait éclairé n'avait été
que la fortune qu'il espérait de faire par là dans leur
Compagnie; petite fortune, mais assez grande pour rem-
plir des cœurs bas, qui ont d'autres intérêts que ceux de
la vérité ' .
Cette burlesque métamorphose , qui passa pour une
conversion parmi les jésuites, anima leur provincial à
poursuivre le reste de la ligue prétendue. Il y avait dans
le collège de Caen deux professeurs , l'un de mathéma-
tiques, l'autre de philosophie, qui avaient trop d'esprit
pour s'accommoder du péripatétisme. Le P. Dauchetz les
attaqua tous deux. Il commença par les séparer; il trans-
planta le mathématicien à Bourges, où il en fit un procu-
reur, emploi fort dégoûtant pour un homme de lettres ,
surtout pour un philosophe, mais qui néanmoins ne
parut pas au P. Aubert' (c'est le nom du mathématicien)
une raison suffisante pour lui faire changer de senti-
ment. Le P. Dauchetz fit plus à l'égard du P. Merlin ,
1 Le P. André étant retourné préfet à Amiens y trouva un pro-
fesseur de philosophie (ce professeur se nommait de Saint-Malou,
faisait des objections au P. André qui l'embarrassaient souvent,
et le. P. André demandait du temps pour y répondre. Ce P. de
Saint-Malon était sujet aux attaques épiieptiques.), le plus bel
esprit qu'il ait connu, esprit fort. Ce professeur soutenait sur la
liberté la prémotion morale ; dégoûté du concours qui lui parais-
sait insoutenable , système , en effet , qui expose à toutes les dif-
ficultés de la prémotion physique , et ne donne aucim avantage.
Les Pères d'Amiens ne s'aperçurent pas du changement ou du
moins n'en dirent rien. On ne se défiait pas du professeur qui
déclamait comme les autres contre les jansénistes. Le P. André
regardait aussi le jansénisme comme un mauvais parti, mais
ne pouvait prendre sur lui de déclamer, surtout quand il était
question des intentions et autres personnalités.
2 Le P. Aubert, ami du P. André. 11 parlait très facilement,
mais il ne passait pas pour être aussi foncier que sou ami. On
le regardait comme un peu superficiel , ce qui lui attira moins
d'affaires qu'au P. André.
346 Bibliothèque Oratorienne
quoique beaucoup moins coupable, car dans le fond il
avait assez suivi le train ordinaire des collèges ^ ; mais il
était ami du P. Aubert. Il s'était avisé de soutenir qu'A-
dam n'avait point eu la philosophie infuse; il avait défini
l'âme une substance qui se connaît elle-même : sub-
staMia sui conscia, pour la distinguer du corps par un at-
tribut indubitable. Aussitôt le voilà malcbranchiste. On
le dénonce : on le censure, on lui envoie une rétractation
en forme des sentiments du P. Malcbranche, avec ordre
absolu de la dicter publiquement à ses écoliers. Malgré
toutes ses répugnances , il fallut obéir. Le P. Merlin
dicta la rétractation non seulement pour lui, mais encore
pour le P. Aubert; et on ne peut y trouver à redire,
pourvu qu'en pratiquant l'obéissance religieuse, il ait
sauvé les droits de la sincérité chrétienne.
Tout ce que je viens de rapporter fut comme un orage
qui passa, en un instant, de province en province, et de
ville en ville. De Caen , la tempête vint se décharger à
Rouen, sur le P. André ^ Comme cette affaire éclata plus
que les autres, et d'une manière si offensante pour le
P. Malebranche que sa modération en fut ébranlée ,
^ Il avait dicté la physique du P. André , mais estropiée.
2 11 était à Rouen pour le troisième an de noviciat en octobre
1707 jusqu'à la fin de 1708; de là il fut à Amiens, depuis oc-
tobre 1709, professeur de philosophie jusqu'à la fin de 1711, et
à Rouen depuis octobre 1711 jusqu'à la fin de 1713, à Aleneon à
la fin de 1713, 1714, 1715, 1716, 1717.
Après son cours d'Amiens, les autres Pères demandaient qu'il
fût continué professear, mais le provincial ne le voulut pas. «Us
ne savent que faire de moi » , disait le P. Andi'é. Il eut dessein
d'écrire une histoire suivie du peuple de Dieu : on lui dit qu'un
autre l'avait entrepris. 11 offrit aussi d'écrire contre les jansé-
nistes : il était persuadé qu'on pouvait les combattre avec avan-
tage en traitant la manière à fond, sans questions personnelles
où il déclara qu'il n'entrerait en aucune manière. Gela ne fut point
accepté: on était pei'suadé qu'il n'y avait que les questions per-
sonnelles qui faisaient lire ces sortes de livies.
l
I
La Vie du H. P. Malebranchc 347
nous nous y arrêterons un peu davantage. On sait assez
que, pour le malheur de la jeunesse chrétienne, il n'y a
pas encore un seul cours do philosophie qui soit propre
à former l'esprit des enfants, ni pour la vérité, ni pour la
vertus Celui de Gassendi n'a nulle solidité; celui de
Régis, passahle pour la physique, est dans tout le reste
plus que mauvais; celui de Pourchat, hien écrit, est su-
perliciel ; celui du vieux Duhamel , n'a pres([ue rien de
bon que le titre; ceux des philosophes péripaléticiens,
({ui, en dépit de la raison, régnent toujours dans les col-
lèges, sont tous plue impertinents les uns que les autres,
tous pleins encore de l'ancienne barbarie, non seulement
dans les termes, mais bien plus dans les questions qu'on
y agite sans esprit, sans goût, sans style, sans méthode.
Ce n'est, en un mot, qu'un jargon perpétuel, dépourvu
de sens, mais surtout où il ne paraît nul sentiment de
piété. Ce fut principalement pour corriger ce dernier dé-
laut de la philosophie de collège, que le P. André avait
bien voulu , malgré tous les malheurs que lui présa-
geaient ses traverses passées, accepter l'emploi de l'en-
seigner. Il en forma donc un nouveau plan, qu'il inti-
tula : l'hilosoiihic chrétienne. Rien résolu néanmoins de
n'y rien avancer qui pût donner prise; car, pour ob-
server à la lettre le règlement que les jésuites venaient
de porter à llome pour leurs ^collèges de France, il se lit
une loi de n'enseigner aucune des trente propositions»
' r^e p. André apprit un jonr d'un écolier de leur collège de
l'aris qu'on disait dans les compagnies : « Gela est mauvais comme
la philosojiliie des jésuites. » Le P. André répondit : « Que ne
dit-on également : mauvais comme la philosophie de l'université,
puisque l'une et l'autre est à peu près la même. »
2 MM. Charma et Muisc^l ont pnhlié (Op. cit., 1, 21. i) rrs pro-
posiiiu/is arec les ronan/ucs du /'. André. D'a/jrè.t une lettre du
1^ juillet 1708, du P. Malebranchc (Gorresp. inéd., p. 24), c'eH
le P. Lctcllier (jui , étant à Home, composa ces propositions.
348 Bibliothèque Oratorienne
qu'ils y condamnaient. Il choisit dans la philosophie an-
cienne toutes les opinions qui lui parurent capables d'un
sens vrai ; il n'adopta de la moderne que les vérités qu'il
ne croyait pas proscrites par le nouveau règlement de sa
(compagnie. Il réfuta même assez souvent M. Descartes
et le P. Malebranche, dont il semble par ses écrits qu'il
a plus suivi la méthode que les sentiments. Mais il n'y a
point de précautions à l'épreuve des soupçons du faux
zèle. On le chicana sur tout , même sur le titre qu'il
avait donné à sa philosophie, même sur des opinions qui
favorisent manifestement le système de son ordre tou-
chant la grâce et la liberté, même sur des notions com-
munes. Tout parut malehranchismc , et dans ses écrits et
dans ses thèses; de là, que d'orages vinrent fondre sur le
P. André. Je ne parle que de ceux de 1712. On tira de
ses écrits un assez grand nombre de passages, pour le
convaincre de ce nouveau crime. Mais le P. Dauchelz, en
ayant lui-même fait la lecture à l'accusé, il en fallut bien
rabattre ^ 11 se trouva que, les fausses imputations mises
à part, tout son malebranchisme se réduisait à ces deux
propositions :
La première, que dans l'état même de pure nature,
Dieu serait la béatitude objective de l'homme, non seu-
lement Dieu vu et goûté dans ses créatures , ce qui n'est
pas capable de contenter pleinement le cœur humain ,
mais Dieu vu et goûté en lui-même, par une possession
immédiate, ({uoique infiniment inférieure à celle qui nous
est promise, dans l'état surnaturel où nous sommes.
1
Dans l'écrit répandu dans les collèges de la province contre
les opinions du P. Malebranche , soutenues par le P. André , on
se servait du terme d'hétérodoxe. Le P. André écrivit à Paris une
lettre très ferme et demandait ce qu'il avait soutenu contre
l'orthodoxie. Nos inquisiteurs se rabattirent dans leur réponse
en disant qu'ils n'avaient point entendu l'expression d'hétérodoxe
dans le sens ordinaire.
La Vie du R. P. Malebranche 349
La seconde, que la béatitude formelle ne consistait ni
dans la vision intuitive de Dieu, ni dans l'amour ({u'on
lui porte, mais dans les plaisirs et dans la joie (|u'il im-
prime dans le cœur <le ceux (|ui le posscdent; qu'elle
ne consiste pas dans une action de l'àme, mais dans une
passion très agréable, c'est-à-dire dans un sentiment
très doux, que les bienheureux reçoivent, et qu'ils ne
se donnent pas à eux-mêmes.
Il faut sans doute avoir l'esprit bien pénétrant pour
découvrir le malebrancbisme dans ces deux propositions.
La première n'est du P. Malebranche ni dans le sens, ni
dans les termes ; tout le monde sait que la seconde ne
lui est pas propre. Les savants jésuites qui en firent la
censure ne laissèrent pourtant pas de les ([ualitier de
malebranchistes. La conclusion était naturelle : ce fut
que le P. André ^ en ferait une rétractation publique.
1 Au commencement de 1700, la profession du P. André fut
retardée. Il n'y fut admis qu'au commencement de 1712 ou de
1711. Les jésuites envoyèrent un volume contre les opinions du
P. Malebranche soutenues par le V. André dans tous les collèges
de la province, ce qui donna la curiosité à tous leurs jeunes
Pères de faire la philosophie du P. André. Elle fut dictée tout
entière à Caen et se répandit ailleurs.
Los ji'suites firent leur possible pour dégoûter le P. André de
la philosophie du P. JMalebranche. De Rouen, ils l'envoyèrent
préfet à Amiens, ensuite à Arras; puis ils l'établirent père spi-
rituel à Alençon, où il comptait passer le reste de ses jours avec
un de ses amis, loisque le P. Uiohebourg, provincial, qui était
à Uouen recteur lors de la formule, lui proposa la chaire de
mathématiques de Caen, en lui disant que c'était la pure néces-
sité qui l'obligeait de s'adresser à lui. L(^ P. Uicliebourg disait au
P. Andn! qu'il ferait des miracles qu'on n'y croirait pas.
Le P. André disait au provincial : « Je ne vous ai jamais fait
d'affaires et vous m'en faites. Bien d'autres vous en font tous les
jours et vous ne leur eu faites jioint. .Ma pbilosdiiliie a été dictée
à Caen et ailleurs, à Amiens, à Quimper-Corenlin , à Alençon,
vous ne pouvez pas l'ignorer, et vous n'en dites mot. Mes écrits
n'ont fait des ail'aires qu'à moi. S'en est-ou plaint ailleurs que
chez vous? » Tout au contraire : deux professeurs la dictaient en
10*
350 Bibliothèque Oratorienne
C'est peu; ils voulurent que cette rétractation fût une ab-
juration générale de la doctrine du P. Malebranche. Mais
comme le P. André avait eu soin de n'en pas enseigner
les opinions particulières, il fallut chercher un prétexte
pour colorer la bizarrerie de ce violent procédé. Ils en
trouvèrent un : ils feignirent que les deux propositions
ci-dessus rapportées avaient rendu le P. André suspect
de malebranchisme. Sur ce plan, ils lui dressent à Paris
une formule, qui lui fut envoyée avec ordre de la dicter
en pleine classe. La pièce est si barbare, tant pour le
style que pour le fond, que je ne puis me résoudre à la
rapporter tout entière. En voici l'essentiel.
D'abord , on y fait dire au P. André que ce qu'il avait
avancé imprudemment au sujet de la béatitude formelle,
même temps à Paris; mais l'un, disait-on, n'est qu'un moine et
l'autre est un Lel esprit.
La philosophie du P. André fut bien défigurée par les profes-
seurs qui ne l'entendaient pas. C'est une marque de distinction
chez les jésuites d'être nommé professeur de philosophie. Cer-
tain Père , esprit médiocre , choisi pour régenter à Aleucon , se
trouvait fort embarrassé : il demanda les cahiers du I^. André et
les dicta à ses écoliers; on ne s'en aperçut point dans la maison.
Le P. André avait dessein de donner à sa compagnie une phi-
losophie et une théologie; il le dit un jour au P. Martineau, alors
provincial, autrefois confesseur des Princes, et qui s'était bien
conservé à la cour pendant la Régence. Le provincial était fâché
de voir le P. André sans occupation et avait envie de l'employer.
Le P. André lui répondit que c'avait toujours été son dessein de
leur donner une philosophie et une théologie, qu'il n'abandon-
nerait jamais les dogmes décidés par l'Église, qu'il avait hor-
reur du jansénisme ; mais aussi qu'il n'adopterait point tout ce
qui ne lui paraîtrait fondé en vrais principes. Le P. Martineau
n'insista pas davantage.
Les jésuites avaient encore un P. Guimon , d'Orléans , bel es-
prit, d'une rare piété, qui lui faisait pratiquer de très grandes
mortifications. Il ne fut point employé en théologie , parce que le
molinisme ne lui plaisait pas et qu'il goûtait davantage les prin-
cipes perthomistes. Le P. André l'avait eu pour son maître des
novices.
La Vie du R. P. Malehranche 351
soit tic l'état surnaturel, soit de l'état de pure nature,
l'ayant rendu suspect des sentiments du P. Malebranche,
il est nécessaire qu'il déclare combien il a horreur des
opinions parliculières de cet écrivain.
Or ces opinions sont de deux sortes, ajoute l'auteur de
la formule ; il y en a qui lui sont communes avec
M. Descartes : par exemple, de rejeter les accidents ab-
solus, les formes substantielles, etc.; il y en a d'autres
qui lui sont propres, comme de soutenir que c'est en
Dieu que notre âme voit immédiatement les idées des
choses qu'elle connaît; que toutes les idées que nos es-
prits aperçoivent sont claires en elles-mêmes; que le nom
et la qualité de cause efficiente, ne convient proprement
qu'à Dieu, etc. On ne sait pourquoi l'auteur du nouveau
formulaire met au noml)re des opinions singulières du
P. Malebrancbe, la dernière de ces trois propositions.
Car elle lui est commune avec tous les cartésiens. Quoi
qu'il en soit, à l'égard des premières, le P. André devait
faire profession de croire que dans tout corps il y a deux
espèces d'êtres réellement distinguées, l'une substance,
l'autre accident, et que, dans les bêtes, il y a de plus une
troisième espèce d'être, qui est une substance corporelle
sans être corps, qui a la faculté de sentir quoique sub-
stance corporelle.
A l'égard des opinions particulières du P. Malebranche,
le P. André avait ordre de qualifier celle qui regarde la
nature des idées d'absurde et de perabsurde, de fausse ,
de téméraire, d'erronée, ou plutôt, ce qui est bien pis,
d'erreur depuis longtemps proscrite par l'Kglise. Dans
quel concile'? Ou par quel pape? C'est ce qu'on n'a garde
de dire. En un mot il semble, en comparant celle formule
avec l'ordre qui l'accompagnait, que les auteurs eussent
voulu donner au public acte de leur ignorance : néan-
moins, cet acte ne parut pas sitôt. Le P. André, qui en
352 Bibliothèque Oratorienne
voyait les conséquences, en suspendit longtemps la pu-
blication. Ses raisons furent que l'honneur ne lui per-
mettait pas de porter faux témoignage contre lui-même ,
ni le bon sens de rétracter des opinions qu'il n'avait
point enseignées ou qu'il avait même réfutées , ni la sin-
cérité chrétienne de faire profession de croire ce qu'il te-
nait pour évidemment faux, ni la justice de rendre sus-
pects , en matière de foi , des auteurs qui n'avaient erré
qu'en matière de philosophie, ni la charité enlin de les
flétrir en aucune sorte. Il s'en déclara fortement et de
vive voix, et par écrit, ajoutant toutefois qu'à l'égard de
son honneur, il en ferait volontiers le sacrifice , pourvu
qu'on voulût bien changer tellement la formule qu'on lui
présentait, qu'il la pût dicter sans trahir ni blesser sa
conscience. Mais que servent les raisons contre l'au-
torité ? Le fougueux ' P. Dauchetz ne voulut rien en-
tendre. Les auteurs de la formule s'irritèrent; tout le
collège de Paris (car c'était de là que partaient tous les
coups) se révolta contre le P. André. Ils s'abandon-
nèrent contre lui aux plus ridicules emportements, jus-
qu'à le traiter de visionnaire, d'hétérodoxe, de huguenot,
d'athée, et même jusqu'à comparer, par une espèce de
fanatisme, la soumission qu'il devait au jugement de sa
Compagnie à celle qu'on doit aux décisions de l'Eglise.
Tout cela revenait au P. André, tantôt par le canal de ses
amis, tantôt par celui de ses adversaires. On lui donnait
là- dessus les avis les plus effrayants. Mais quand on ne
craint que Dieu, on est trop fort contre les hommes. Il
attendit tranquillement ce qu'il plairait au ciel qu'ils or-
donnassent de lui.
Cependant les jésuites , qui avaient résolu à quelque
' Le P. André dit plus tard que celte épithète ne lui convenait
point : il n'agissait ainsi que parce qu'il était poussé.
La Vie du R. P. Malehranche 353
prix (lue ce pût être, que le P. André dît publiquement
anathème au P. iMalebranche , réformèrent quelques
termes de leur nouveau formulaire. On en ôta ces pa-
roles : Je fais profession de croire, qui sont en effet extra-
vagantes dans des matières physiques. On se contenta de
lui faire dire à la tête de chaque article qu'il avait en-
seigné contre le P. Malehranche, ou qu'il enseignerait
dans la suite de son cours telles et telles opinions. Du
reste, on laissa dans son entier tout le fond de la pièce ,
les faussetés, les injures; on la renvoya ainsi au P. An-
dré, avec nouvel ordre de la dicter incessamment. Nouvel
embarras pour sa conscience. Car enfin, il fallait tou-
jours rejeter une doctrine qui lui paraissait vraie , et
noter une personne qu'il tenait pour très orthodoxe. 11
était d'avis de n'en rien faire. Il ne voulut pourtant pas
s'en rapporter à son propre sens; il consulta diverses
personnes, tant jésuites qu'autres; il consulta même un
ami intime du P. Malehranche ' ; tous décidèrent que
dans les circonstances il fallait obéir : les uns, qu'il le
devait pour ne pas irriter la Compagnie; et les autres,
qu'il le pouvait sans offenser Dieu. La raison de ceux-ci
était que tout le monde entend bien - ce que veulent dire
ces rétractations de collège : qu'elles signifient seulement
' Le P. Lamy, de l'Oratoire, mort le 29 janvier 1715, à soixante-
quatorze ans. Le P. André l'allait voir et en recevait visite.
Voici ce qu'écrivit le P. Lanvj à André : « // n'jj a ni raison
ni autorité qui puisse faim revenir ceux avec qui vous avez
affaire. Il n'est jamais permis de dire que l'on croit vrai ce que
Von croit faux; mais tous les Jours un professeur qui supplée
pour un autre dicte ses caliiers quoiqu'il n'en apjiruuve pas les
sentiments. Ainsi je dicterais quelque rétractation qu'on ait
composée, et je le /"e/'rtfs extra locum, c'est-à-dire sans la lier
avec ce qui précède ou ce qui suit, afin qu'un conçut que c'est
parce qu'on le veut, etc. ( Charma et Mancel , Op. cit., 1, 73.)
2 Et nous autres, gens à équivoques, encore mieux que les
autres, disait à peu près le P. André en plaisantant.
354 Bibliothèque Oratorienne
que la Compagnie ou l'Université dont on est membre
n'approuve pas l'opinion que l'on rétracte ou que l'on
condamne; qu'ainsi le Père ne pécherait pas plus en dic-
tant l'écrit de son provincial, qu'un préfet de collège qui
supplée pour un professeur, en dictant ses cahiers, quoi-
qu'il n'en approuve pas les sentiments. Mais parce qu'on
ne peut être trop scrupuleux sur la bonne foi et sur la
charité, le P. André déclara à ses supérieurs qu'en obéis-
sant il ne prétendait que dicter les sentiments de la
Compagnie, et à ses écoliers, que ce n'était pas lui qui
parlait dans l'écrit en question ^.
Le P. Malebranchc n'ignora pas longtemps l'affront
que les jésuites lui venaient de faire. Ses amis de Rouen
l'en instruisirent à fond; ils lui mandèrent leur déchaîne-
ment, ils lui envoyèrent leur écrit. Il y en eut même qui
voulaient qu'il prît feu et qu'il répondît à leur attaque;
mais ils ne purent l'y résoudre : l'amour de la paix le
rendit inébranlable dans son ancienne maxime, de ne se
défendre qu'à la dernière extrémité. D'ailleurs, il ne
manquait pas de raisons pour justifier son inclination pa-
cifique. 11 ne croyait pas devoir attaquer en général tout
le corps des jésuites, et les particuliers auteurs de l'écrit
lui étaient inconnus. Le P. André ne lui paraissait pas
coupable pour l'avoir dicté. A qui donc adresser sa dé-
fense? Ainsi, plutôt que de se battre en l'air ou contre
' Après cette afl'aire, un des écoliers du P. André lui rapporta
que quelqu'un avait dit en ville : « Voyez -vous ces jésuites, ils
sont ennemis de tout bien. » Plusieurs écoliers s'en moquèrent,
d'autres l'insérèrent bonnement à la suite de leurs cahiers. Un
certain Goden, qui avait de l'esprit, dit à ses camarades en sui-
vant le P. André : Eamiis et nos et moriamur cum eo. Un cer-
tain l'Archevêque , répétiteur de philosophie , excellent argumen-
tant, proposait au P. André de très bonnes difficultés ; il se moquait
aussi très fort de l'impertinent écrit. Cependant cet écrit excita
peu de sensation dans la ville de Rouen.
La Vie du R. P. Malcbranche 355
un corps qu'il ne voulait pas choquer, le parti qu'il em-
brassa fut de se taire, en attendant une occasion de parler
tout à fait indispensable. On ne tarda guère à lui en
fournir une. Voici à quel sujet.
Dans le temps même que les jésuites pressaient le
P. André de rétracter publiquement ce qu'ils appelaient
malebranchisme, il parut un ouvrage d'un illustre auteur
de leurs amis , qui en admettait clairement les deux
grands principes : c'était le livre du célèbre M. de Fénc-
lon, archevêque de Cambrai, sur VExistence de Dieu. On
lui en avait, disait- on, dérobé le manuscrit; on l'avait
imprimé à son insu ^ ; et, en effet, ce n'est qu'une ébau-
che , mais où il ne laisse pas d'y avoir de forts beaux
traits. Afin qu'on entende mieux la suite, il faut que
nous en donnions une idée plus étendue.
M. de Cambrai avoue d'abord que les preuves méta-
physiques de l'existence de Dieu, c'est-à-dire celles qu'on
tire de son idée, sont les plus excellentes pour ceux qui
en sont capables. Rapportons ses propres paroles' : « Que
les hommes accoutumés à méditer les vérités abstraites,
et à remonter aux premiers principes, connaissent la di-
vinité par son idée, c'est, dit-il, un chemin sûr pour ar-
river à la source de toute vérité. Mais plus ce chemin est
droit et court, plus il est rude et inaccessible au commun
des hommes, qui dépendent de leur imagination. C'est
une démonstration si simple, qu'elle échappe par sa sim-
plicité aux esprits incapables des (juestions purement
inlellecluclles. Plus cette voie de trouver le premier être
(,'st parfaite, moins il y a d'esprits capables de la suivre.
1 E'^t-ce bien sur? H est permis d'en douter (juand on se sou-
rient que pareil bruit courut au sujet du Tclémaquc , que ce-
pendant Fcnelon fit bien imprimer lui-même.
2 C'est le commencement même du traité.
356 Bibliothèque Oratorienne
Mais il y a une autre voie moins parfaite, qui est propor-
tionnée aux hommes les plus médiocres. »
C'est celle que prend M. de Cambrai au commen-
cement de son livre. Il cherche et il trouve sensiblement
Dieu dans toutes les merveilles de la nature , dont il dé-
montre que le simple coup d'œil suffit pour le rendre vi-
sible à tous les esprits attentifs. Mais, après avoir bien
rebattu ces preuves sensibles de l'existence de Dieu, il
vient aux plus abstraites, comme aux plus lumineuses
pour ceux qui les peuvent comprendre. Je ne m'arrête
qu'à deux principales, qu'il a manifestement puisées dans
les nouveaux philosophes, ou plutôt, si l'on veut, dans
saint Augustin. Car c'est le seul auteur que cite M. de
Cambrai, en les rapportant.
La première est tirée de l'inefficacité des causes se-
condes ; elle est conçue en ces termes ' : « L'âme , qui
gouverne la machine du corps humain, en meut à pro-
pos tous les ressorts, sans les voir, sans les discerner,
sans en savoir ni la tigurc, ni la situation, ni la force.
Quel prodige ! Mon esprit commande à ce qu'il ne connaît
pas et qu'il ne peut voir, à ce qui ne connaît point et qui
est incapable de connaissance, et il est infailliblement
obéi. Que d'aveuglement! que de puissance! L'aveugle-
ment est de l'homme; mais la puissance, de qui est-elle?
A qui l'attribuerons-nous, si ce n'est à Celui qui voit ce
que l'homme ne voit pas, et qui fait en lui ce qui le sur-
passe. »
M. de Cambrai prouve fort au long celte proposition
contradictoire à l'écrit des Pères jésuites, qui veulent
que l'âme ait la puissance de remuer son corps par une
réelle efficace. Il appuie même sa pensée de l'aulorité de
saint Augustin, dont il cite un long passage, pour faire
» Article 47.
La Vie du R. P. Malebranche 357
taire apparemment ceux qui la taxent de nouveauté.
Mais il va plus loin % car il y prouve qu'un être supé-
rieur à nous est la cause réelle et immédiate de toutes les
modifications de l'âme et du corps. Ce qui, néanmoins,
ne doit pas s'entendre des actes libres dans le même
sens que des autres actes, soit de l'entendement, soit de
la volonté. C'est sa première démonstration métaphy-
sique de l'existence de Dieu.
La seconde est prise de la nature des idées; ce qui
nous conduit tout droit à l'existence d'une raison supé-
rieure à nos esprits, d'une vérité éternelle dans laquelle
nous voyons tout ce que nous connaissons d'immuable-
ment vrai, d'un maître intérieur qui nous instruit, qui
nous reprend, qui nous menace, qui nous corrige par des
leçons intimes, que nous sommes contraints d'écouter
malgré nous, ([uoique nous puissions ne les pas suivre.
Ici un détail me paraît nécessaire. Mais, pour abréger, on
ne fera ordinairement qu'indiquer les titres des articles
où les matières sont traitées. Or M. de Cambrai entre-
prend de prouver :
1" Que notre esprit a l'idée de l'infini ;
2» Que l'esprit ne connaît le iini que par l'idée de l'in-
lini, ou, comme il parle ailleurs, (jue dans l'infini même,
article 51 ;
3° Que les idées de l'esprit sont universelles, éter-
nelles et immuables, sur ([uoi il allègue encore l'autorité
de saint Augustin, livre II du Libre arbitre;
4« Que les idées de l'homme sont les règles immuables
de ses jugements, d'où il conclut que c'est là proprement
ce (|ue nous appelons notre raison ;
5° Que la raison supérieure, qui me corrige dans le
besoin, n'est point à moi, et (lu'ellc ne fait point partie
1 Article 65.
3oS Bibliothèque Oratorienne
de moi-même. Car voici comme raisonne M. de Cambrai:
« Cette règle est parfaite et immuable ; je suis cbangeant
et imparfait; quand je me trompe, elle ne perd point sa
droiture; quand je me détrompe, ce n'est pas elle qui re-
vient au but. C'est elle qui , sans s'être jamais écartée a
l'autorité sur moi de m'y rappeler et de m'y faire reve-
nir. C'est un maître intérieur qui me fait taire, qui me
fait parler, qui me fait croire, qui me fnit douter, qui me
fait avouer mes erreurs, ou confirmer mes jugements;
en l'écoutant je m'instruis, en m'écoutant moi-même je
m'égare; »
6*^ Que la raison est la même dans tous les hommes
de tous les siècles et de tous les pays. Leur accord una-
nime dans les premiers principes du bon sens , dans les
vérités de géométrie, dans celles d'arithmétique, même
dans certains points de morale , comme dans l'estime de
la sincérité, de la justice, de la modération, de la bonté,
en est la preuve démonstrative. Ainsi, conclut M. de
Cambrai , ce qui paraît le plus à nous, et être le fond de
nous-mêmes, est ce qui nous est le moins propre, et ce
qu'on doit croire le plus emprunté. Nous recevons sans
cesse, et à^tout moment, une raison supérieure à nous,
comme nous respirons sans cesse l'air, qui est un corps
étranger, ou comme nous voyons sans cesse tous les
objets voisins de nous à la lumière du soleil, dont les
rayons sont des corps étrangers à nos yeux;
7° Que la raison est en l'homme indépendante de
l'homme, et au-dessus de lui; d'où il s'ensuit encore,
<[ue cette raison est fort différente de mon âme. C'est la
conclusion qu'en tire M. de Cambrai ;
8° Que c'est la vérité primitive elle-même qui éclaire
tous les esprits, en se communiquant à eux. Où est-elle,
cette raison? Où est-elle, cette lumière? demande M. de
Cambrai; tout œil la voit, et il ne verrait rien, s'il ne la
La Vie du fi, P. Malebranche 359
voyait pas, puisque c'est par elle, et à la faveur de ses
rayons, qu'il voit toutes choses. Gomme le soleil sensible
éclaire tous les corps, de même ce soleil d'intelligence
éclaire tous les esprits. La substance de l'œil de l'homme
n'est point la lumière: au contraire, l'œil emprunte à
cha(|ue moment la lumière des rayons du soleil. Tout de
même, mon esprit n'est point la raison primitive, la
vérité universelle et immuable ; il est seulement l'organe
par où passe cette lumière originale, et qui en est éclairé.
La comparaison est de saint Augustin : hic quia tu tibi
lumen non es: ut multum oculus es;
9" Que c'est par la lumière de la vérité primitive, que
l'homme juge si ce qu'on lui dit est vrai ou faux, c'est-
à-dire, comme parle M. de Cambrai, en consultant le
maître intérieur ;
10° Que la raison supérieure (jui réside dans l'homme
est Dieu même. La chose est par avance déjà toute
prouvée. Cette raison n'est pas nous, car elle nous est
supérieure; elle n'appartient à aucun esprit borné, car
elle est parfaite. Cependant il faut, dit M. de Cambrai,
qu'elle soit ({uelque chose de réel, car le néant ne peut
être parfait. La conclusion saute aux yeux. Donc, etc. ;
1 1° Que nous avons l'idée de l'unité : que cette idée
prouve ([u'il y a des substances (jui ne sont point maté-
rielles; qu'elle prouve même qu'il y a un être parfaite-
ment un, qui est Dieu. Le raisonnement du prélat est en
ces deux mots : j'ai l'idée de l'unité parfaite ou parfaite-
ment simple, c'est-à-dire qui n'admet ni composition de
parties, ni de succession de modes ou de manières d'être;
donc elle existe; en un mot, je la \ois, donc elle est.
(Mais où est-elle? Il est évident que ce ne peut-être ({u'en
Dieu. M. de Cambrai allègue encore ici l'autorité de saint
Augustin.
Enfin, tout son livre de VExistence de Dieu est rempli
360 Bibliothèque Oralorienne
de ces raisonnements, fondés sur les principes de M. Des-
cartes et <ki P. Malcbranche, principes non seulement
qu'il suppose, mais ({u'il prouve, qu'il étend et qu'il ap-
puie presque toujours de saint Augustin, son grand au-
teur. Mais ce que nous en avons rapporté suffit pour
notre dessein. Venons aux faits qui en furent les suites.
A la première lecture du livre de M. de Cambrai, tout
le public vit bien que l'auteur était dans les sentiments
du P. Malebranche. Les jésuites même le sentirent; ils
en furent très embarrassés. Car, depuis l'alTaire du quié-
tisme, tout le monde sait ou peut savoir (ju'il y avait
entre eux et le prélat une liaison fort étroite; ils avaient
embrassé son parti contre M. de Meaux. Il avait pris le
leur contre les jansénistes, contre lesquels il a écrit assez
bien, quoique longuement. Le prélat avait besoin d'eux
pour se relever; les jésuites n'en avaient pas moins du
prélat pour se soutenir. On peut même dire qu'alors ils
en avaient un extrême besoin. La raison en est connue.
M. de Cambrai, (]ui leur était nécessaire, ne pouvait donc
être que fort orthodoxe , et quoiqu'il soutînt des opinions
que leur écrit de Rouen censurait comme des erreurs, la
censure n'était pas pour lui. Mais d'ailleurs, parce qu'il
était à craindre qu'on ne se prévalût de son autorité pour
défendre le P. Malcbranche contre leurs calomnies, il
fallait de loin se préparer une défaite. Les savants de
collège n'en manquèrent jamais : les jésuites en trouvè-
rent une.
Ce fut de composer pour le livre de M. de Cambrai
une préface, où l'on irait au-devant de la difficulté. Le
P. de Tourneniine % homme d'un savoir assez médiocre,
mais d'une hardiesse qui supplée à tout, fui choisi, ou se
' René- Joseph, ué à Rennes le 26 avril 1661, mort à Paris
Is 16 mai 1739, à soixaute-dix-liuit ans.
La Vie du R. P. Malebranche 3G1
choisit lui-même pour ce dessein. La première édition du
livre était déjà épuisée; on en préparait une seconde; il
profita de la conjoncture; il fit sa préface, dans laquelle ,
après avoir lui-même fort vanté l'ouvrage, il le fait criti-
quer par d'autres, pour avoir lieu de le défendre aux dé-
pens des nouveaux philosophes.
La critique prétendue tombe sur deux points : premiè-
rement, sur ce que M. de Cambrai s'est servi des prin-
cipes de M. Descartes et du P. Malebranche, pour démon-
trer l'existence de Dieu; secondement, sur ce qu'il n'a
pas expressément réfuté l'impie système de Spinosa.
Nous ne parlerons que de la première; mais elle est trop
curieuse, pour en passer rien : la voici en propres termes,
avec la réponse que la préface y donne :
« On a fait cependant deux remarques qui méritent
qu'on les examine. L'auteur, dit-on, s'appuie quelquefois
sur des opinions nouvelles, fort contestées et fort éloi-
gnées de la certitude des principes. La réponse à cette
objection n'est pas difficile (c'est principalement des arti-
cles 58 et G5 qu'il s'agit), et l'on peut dire que l'auteur,
ayant proposé dans les articles précédents des preuves
universelles et propres à tout le monde, en propose dans
cet article de particulières, de respectives, de ces argu-
ments qu'on nomme ad hominem, fondés sur les principes
reçus par les adversaires contre qui on dispute. Ce sont
des démonstrations pour les cartésiens et pour les male-
brancliistes. L'auteur n'a pas dû les oublier, etc. »
Le sens de ces paroles n'était pas équivoque; elles
mettent clairement les cartésiens et les malebranchistes
au rang des impies, qui ont besoin qu'on leur prouve
qu'il y a un Dieu. La calomnie est, en tout sens, extra-
vagante. Car, suivant ces philosophes, il est plus évident
qu'il y a un Dieu, qu'il n'est évident qu'il y a des corps ;
vérité néanmoins dont personne n'a jamais douté sérieu-
BlBL. OR. — VIII 11
362 Bibliothèque Oralorienne
sèment. De plus, il était certain que M. de Cambrai, sans
parler des autres principes, était, sur la matière des idées,
du sentiment du P. Malebranche. Mais la malignité de
l'auteur de la préface , pour n'être ni ingénieuse ni bien
concertée, n'en était pas moins offensante.
Le P. Malebranche en fut blessé jusqu'au vif. Il com-
para ce qu'il voyait dans un livre public avec ce qu'il
entendait dire, que les jésuites avaient résolu sa perte. En
cfïet, depuis quelque temps ils y procédaient d'une ma-
nière qui marquait un dessein formé. D'abord ils se
contentaient de le décrier dans leurs maisons, pour pré-
venir leurs jeunes pères. P>ientôt la médisance passa au
dehors parmi les personnes qui leur étaient attachées,
pour les armer contre lui des mêmes préventions. La
vive voix fut ensuite accompagnée d'écrits; on en lit
courir quelques-uns de collège en collège, pour y établir
une tradition secrète contre sa doctrine. On en fit dicter
d'autres par des professeurs, comme pour pressentir le
monde. Enfin, ce qu'on ne disait autrefois qu'à l'oreille,
ou dans des manuscrits obscurs, on le jette maintenant
dans la préface d'un livre imprimé, comme pour voir
s'il est temps de le faire éclore dans quelque ouvrage
plus étendu.
Le P. Malebranche n'était pas défiant, surtout en ma-
tière de charité. Ne voulant que du bien à tout le monde,
il ne croyait qu'avec peine qu'on lui voulût du mal. Mais
tant de preuves de la mauvaise volonté des jésuites à son
égard, ne lui permettaient plus d'en douter, ni de se
taire. Il songea donc à se défendre. Sa première pensée
fut d'attaquer leur préface par un ouvrage public. 11
trouvait dans ce parti de grands avantages; il était facile
de montrer, par tout le texte de M. de Cambrai , le faux
et le ridicule de l'échappatoire du P. de Tournemine. Ce
qu'il savait d'ailleurs des sentiments du prélat, lui don-
La Vie du R. P. Malebranche 363
liait un beau champ contre son adversaire. L'embarras
des jésuites, qui, dans le temps même qu'ils entrepre-
naient de le perdre, le voyaient sauvé de leurs mains par
un de leurs amis, lui fournissait encore une scène assez
plaisante. Il en pouvait faire une autre, qui n'eût pas été
moins agréable, de la liberté qu'ils prenaient alors, d'ac-
corder ou de refuser à qui bon leur semblait , des lettres
de catholicité, ou même de christianisme. Ces moyens de
défense, qui naissaient du fond môme de sa cause, lui
auraient sans doute gagné tous les suffrages du public.
Après y avoir bien pensé, le P. Malebranche ne crut pas
devoir encore porter son aifaire à ce tribunal; son hu-
meur pacifique lui faisait craindre une guerre déclarée ;
il craignait de plus d'attirer de nouvelles persécutions à
ses confrères de la part des jésuites, en ce temps-là si re-
doutables, et qui avaient, disait-on, juré la ruine de
l'Oratoire, comme ils avaient déjà exécuté celle de Port-
Iloyal ^ Cette raison de charité l'arrêta tout court; il prit
donc un autre parti, qui lui parut plus doux et moins
dangereux : ce fut d'écrire à M. de Cambrai, pour l'en-
gager sans éclat à faire supprimer la calomnie qu'on
avait insérée dans la préface de son nouveau livre.
Quoique la lettre du P. Malebranche, n'étant pas des-
tinée à voir le jour, soit peu exacte et pour le style
et pour la méthode, on croit obliger le public, en lui en
donnant ici la substance; car c'est principalement dans
ces sortes d'écrits, qui ne sont point faits pour la montre,
que le fond de l'homme se découvre sans aflectation '.
1 C'est bien, en effet, de cette épofjiie que date la fameuse
lettre du P. le Tellier, plaidcnit auprès du roi la destruction
de l'Oratoire, lettre dont ce passage du P. André vient con-
firmer l'authenticité.
2 Cette analyse est d'autant plus intéressante que cette lettre
de Malebranche à Fénelon [qui ne fut du reste ]ias remise à ce
dernier, on le verra plus bas) n'a jamais été publiée.
364 Bibliothèque Oratorienne
L'auteur se propose , en général , trois causes à dé-
fendre : celle de la vérité, surtout en ce qui regarde les
idées; la sienne propre, en ce qui regarde la religion, et
celle du P. André, en ce qui regarde la philosophie. Ve-
nons au détail.
Après un exorde fort obligeant pour M. de Cambrai,
sur le grand succès de son livre de Y Existence de Dieu,
le P. Malebranche se plaint de la calomnie avouée dans
la préface qu'on avait mise dans la seconde édition. Il
la rapporte mot pour mot et tout entière , telle que nous
l'avons nous-mêmes transcrite sur la préface même. Le
fait ainsi exposé, il entre en matière. II démontre, mais
avec une pleine évidence, qu'il n'y a point de sens com-
mun dans le dessein qu'on attribue à M. de Cambrai ,
c'est-à-dire de n'avoir appuyé dans son livre, sur les
principes de M. Descartes et du P. Malebranche, que
pour prouver l'exi-^tence de Dieu aux cartésiens et aux
malebranchistes , par des arguments ad homimm. Car ce
prélat, ayant déclaré dès le premier article de son ou-
vrage, que les preuves métaphysiques de l'existence de
Dieu sont excellentes pour ceux qui en sont capables , il
faut qu'il les croie telles; et puisqu'il ne donne dans le
corps de son livre que celles du P. Malebranche, sans
avertir nulle part qu'il raisonne ad hominem, appuyant
au contraire ces preuves de toute son éloquence, et par
l'autorité de saint Augustin , c'est une nécessité qu'il les
juge en elles-mêmes, non seulement fort bonnes, mais
les meilleures de toutes. Or de là le P. Malebranche
conclut que les adversaires contre qui dispute M. de
Cambrai ne sont pas les malebranchistes, à qui il n'est
pas besoin de prouver leurs propres sentiments, mais les
antimalebranchistes, ceux à qui il faut prouver que les
idées sont universelles, nécessaires, ceux qui ne veulent
pas qu'elles subsistent en Dieu, et, par conséquent, l'au-
La Vie du R. P. Malebranche 363
teur de la préface. La conclusion paraîtra évidente à
quiconque lira un peu attentivement le livre en question,
depuis la page 154 jusqu'à la 222, ou seulement les
titres des articles.
Ici le P. Malebranche, qui ne connaissait pas encore
l'auteur de la préface, ouvre son cœur à M. de Cambrai
sur les divers sujets de plaintes qu'il avait des jésuites ,
sans leur en avoir lui-même jamais donné aucun. 11 ne
I s'amuse pourtant point à déclamer en l'air, ce que la cha-
rité ne permet pas; il appuie toutes ses plaintes sur des
faits avérés, sur les calomnieuses critiques de leur Jour-
nal de Trévoux, sur la persécution actuelle qu'ils faisaient
à Rouen au P. André, quoique, de leur propre aveu, il
n'eût point d'autre crime que d'être de ses amis\ et dans
quelques-uns de ses sentiments ; sur l'injurieux formu-
laire, qu'ils avaient obligé ce professeur de dicter contre
sa doctrine; enfin sur des lettres que de leurs Pères
avaient écrites à diverses personnes pour décrier sa reli-
gion , et qu'il avait lui-même vues. Il en cite quelques
traits fort emportés ; voici un fait qui les renferme tous.
Ce n'est pas au reste quelque jésuite obscur et d'autant
plus zélé qu'il est plus ignorant, qui le fournit au P. Ma-
lebranche; c'est un de leurs savants du premier ordre: en
un mot le P. Hardouin, qui a, dit-on, dans sa mémoire,
une bibliothèque tout entière, mais dont on va voir
que la science ne pénètre pas jusqu'à l'esprit. Le fait est
que ce grand polymatbe disait hautement et impuné-
ment, dans leur collège de Clermont, que le malebran-
chisme était le pur athéisme. La proposition est violente.
, La preuve qu'il en donnait à ses disciples est tout
à fait curieuse. Car, supposant d'abord comme dos
' Le P. André écrivait tous les ans au P. Malebranche et on
recevait réponse.
366 Bibliothèque Orotorienne
articles de foi les sentiments des philosophes péripatéti-
ciens, et, par ce principe, croyant de tout son cœur que
notre entendement produit ses intellections par des actes
vitaux (c'était son terme, plus savant que lumineux), il
raisonnait ainsi : les idées qu'admet le P. Malebranche
ne sont, en effet, rien de distingué des perceptions de
l'esprit. Ce ne sont que de pures chimères, que des êtres
de raison, que les universaux de l'école, qui ne sont rien
a parte rei. Son infini par conséquent, son idée de l'ôlre
en général , ou son être qui renferme les perceptions de
tous les êtres, sa raison souveraine et commune à tous
les esprits, en un mot, le Dieu du P. Malebranche n'est
pas le vrai Dieu.
Le P. Malebranche rapporte ce raisonnement sur la foi
d'un ancien disciple du P. Hardouin ; mais on sait d'ail-
leurs, à n'en pouvoir douter, que si ce ne sont point
là ses propres paroles, c'est le sens de ce qu'il a dit mille
fois. La circonstance que la lettre ajoute est encore plus
surprenante. Ce même disciple ayant répliqué un jour à
son maître (|uc le P. Malebranche prouvait son sentiment
par saint Augustin : « Il est vrai, lui répondit-il, le
P. Malebranche a raison, mais nos Pères, ajouta-t-il aus-
sitôt, en levant les yeux au ciel, nos Pères n'y entendent
rien ; re ne sont que des ignorants , que des ânes à
courtes oreilles. » C'est, en propres termes , le nom qu'il
donnait à ses confrères, parce qu'en atta({uant la religion
du P. Malebranche, ils épargnaient celle de l'auteur où
il avait, disait-il , puisé son athéisme. Tel était l'emporte-
ment du P. Hardouin.
Mais, reprend avec douceur le P. Malebranche, quand
la preuve métaphysique de l'existence de Dieu , appuyée
sur l'autorité de saint Augustin, ne serait pas solide;
quand les idées ne seraient point préalables aux percep-
tions de l'esprit; en un mot, quand je me serais trompé
La Vie du R. P. Malebranche 367
dans une preuve de l'existence de Dieu, quel sujet cela
peut- il donner de me faire soupçonner d'un tel crime?
Quel danger y aurait-il dans ma preuve? De plus, j'en ai
donné tant d'autres dans tous mes livres.
Le P. Malebranche marque principalement son nou-
veau Traité d'optique, où en elTet, il démontre d'une ma-
nière sensible non seulement l'existence du souverain
Etre, mais la sagesse infinie de sa providence dans la
construction de nos yeux, dans les merveilleux rapports
de toutes leurs parties, soit essentielles, soit avec l'action
de la lumière dans les règles invariables qu'il observe ,
en nous faisant voir les objets selon leur grandeur, leur
figure, leur distance, leur mouvement ou leur repos, et
en nombre infini d'un seul coup d'œil , dans le moment
que nous ouvrons les yeux dans une vaste campagne.
Après avoir indiqué , en passant , ce petit ouvrage
à M. de Cambrai, le P. Malebranche découvre assez au
long les mauvaises conséquences du nouvel article de foi
du P. Hardouin : savoir que nos idées ne sont rien de
véritablement distingué de nos perceptions, et que notre
entendement les produit par des actes vitaux. Cet endroit
de la lettre est trop beau , pour le supprimer :
« Vous voyez, Monseigneur, dit-il, où peut aller ce
que j'ai l'honneur de vous écrire. Si l'âme forme ses
idées par un acte vital, c'est le terme dont on se sert, et
que nos idées distinguées de nos perceptions ne soient
que des chimères, le pyrrhonisme s'établira. Hobbes et
Locke, auteurs fort estimés par bien des gens, auront
raison ; il n'y aura plus ni vrai ni faux immuablement
tel, ni juste ni injuste, ni science ni morale; saint Au-
gustin passera pour un platonicien fanatique, et il aurait
enseigné au P. Malebranche son subtil athéisme , si ces
livres que vous avez cités vous-même, Monseigneur, n'é-
taient point supposés; athéisme dont le savant P. Har-
368 Bibliothèque Oratorienne
douin a découvert le poison ; de sorte que ce Père , et
quelques-uns de ses disciples, se croiront désormais les
seuls adorateurs du vrai Dieu. J'outre un peu mes pro-
phéties. Car Dieu ne permettra pas qu'elles s'accomplis-
sent; mais ce sont des suites naturelles de ce principe,
que les idées ne sont point distinguées des perceptions. »
Avant que de finir sa lettre , le P. Malebranche t'ait
encore trois choses :
\° Il fait remarquer à M. de Cambrai la contradiction
de la calomnie des jésuites, et le changement de leur
conduite à son égard. La contradiction est que, dans le
temps même qu'ils le traduisent comme un visionnaire
qui croit voir Dieu et en lui toutes choses, ils le représen-
tent comme un homme qui a besoin que M. de Cambrai
lui prouve qu'il y a un Dieu. Le changement de leur
conduite n'est pas moins bizarre. Lorsque M. Arnauld
vivait, le P. Malebranche était un fort bon catholique,
qui défendait avec eux la cause de l'Eglise, contre ce
fameux défenseur de Jansénius. M. Arnanld est- il mort,
ce n'est plus cela. Le P. Malebranche n'est plus lui-même
qu'un vrai janséniste , et tout ce qui s'ensuit.
Mais encore, sur quel fondement? Leur a-t-il donné
quelque sujet de le traiter de la sorte? Il a beau, dit-il,
faire des recherches sur le passé, sa mémoire ne lui en
fournit point. II ajoute pourtant, qu'il s'imagine que ce
pourrait bien être son Entretien d'un philosophe chrétien
et d'un philosophe chinois; car c'est principalement depuis
ce temps-là qu'ils se déchaînaient contre lui avec tant
de violence. Mais il proteste devant Dieu à M. de Cam-
brai qu'en le composant il ne pensait seulement pas
aux jésuites , ni à leurs différents avec Messieurs des
Missions étrangères; qu'il ne l'avait entrepris que pour
satisfaire aux sollicitations réitérées de M. l'évêquc de
Rosalie; que, ne l'ayant composé que pour ce prélat, il
La Vie du R. P. Malebranche 360
n'en avait permis l'impression, dont on avait à son insu
obtenu le privilège, que dans la persuasion qu'il pourrait
servir à détromper les spinosistes cachés, et à désabuser
ceux qui pensaient qu'il avait écrit contre les Pères
jésuites ;
2" Il fait voir à l'œil, à M. de Cambrai, le faux goût
qui règne encore dans la philosophie des jésuites, au
grand préjudice de la jeunesse qu'ils élèvent, en lui rap-
portant un article tout entier de la formule péripaté-
ticienne que le P. André venait de dicter à Rouen, par
ordre de ses supérieurs : « Mais avant que de le trans-
crire, vous savez, Monseigneur, lui dit-il, que dans la
philosophie de l'école fondée sur Aristote et sur Averroës,
son impie commentateur, on enseigne que Ta vision des
objets se fait par le moyen des espèces impresses, par
des espèces expresses, tirées des impresses, par la vertu
d'un intellect agent qui le présente à l'intellect patient ;
fiction de gens qui voulaient parler de ce qu'ils ne sa-
vaient pas. C'est ce qu'ont appris les vieux jésuites étant
jeunes, et ce que j'ai appris moi-même. Apparemment,
c'est ce qu'on veut que le P. André enseigne, car voici i;e
qu'on lui a fait dicter à Rouen. » Le P. Malebranche ne
rapporte que l'article qui regarde M. de Cambrai; cet
article dit, en latin de philosophie, que notre âme produit
comme cause véritablement efficiente, non seulement ses
volitions libres, mais tout ce que les philosophes de l'é-
cole appellent actes vitaux : ses intellections, ses imagi-
nations, ses sensations mêmes; qu'en les produisant, elle
se change physiquement elle-même; qu'elle remue son
corps par une efficace proprement dite, etc., d'où il s'en
suit qu'elle produit ce qui se passe en elle, malgré elle...
Après quelques remarijues sur celte belle décision, « vous
n'ignorez pas. Monseigneur, dit le P. Malebranche, le
souverain mépris que l'on a dans le monde pour la phi-
370 Bibliothèque Oratorienne
losophie de Técole qu'enseignent les jésuites, et le tort
que cela leur fait. Ce serait certainement un grand ser-
vice qu'on leur rendrait , si on les désabusait de leurs
préventions, et si on arrêtait leur zèle aveugle pour des
opinions ridicules et païennes, qui ne servent qu'à les
rendre eux-mêmes méprisables et odieux. Ce serait rendre
service à l'Eglise et à leurs écoliers, qu'ils préoccupent de
faux sentiments contraires à ceux que vous exposez dans
votre ouvrage, lesquels sont propres à élever l'esprit du
lecteur, et à le porter à rendre à Dieu seul la gloire qui
lui est due. »
Le P. Malebranche représente à M. de Cambrai que
son zèle pour la religion , que son amour pour la vérité ,
que son respect pour les sentiments de saint Augustin ,
que sa charité pour les jésuites mêmes, pour la jeunesse
qu'ils élèvent et pour le bon P. André, ajoutait-il, dont
on trouble la paix par des écrits injurieux; enfin, que son
propre honneur, auquel sa qualité d'archevêque ne per-
mettait pas de laisser donner atteinte, l'obligeait de
parler dans la conjoncture, et de soutenir fortement que
le sentiment de saint Augustin sur les idées éternelles,
immuables, distinguées des perceptions passagères que
nous en avons , est non seulement très certain , mais le
principe de la certitude des sciences; ou du moins de se
plaindre, dans les journaux de Paris ou de Trévoux, de
la témérité qu'on a eue de mettre sans sa participation ,
à la tète de son ouvrage, une remarque où il n'y a pas
de sens : maligne et injurieuse contre le P. Malebranche,
et dont la malignité retombait sur lui-même.
« Pardonnez-moi, Monseigneur, dit-il en finissant, la
franchise et la simplicité avec laquelle je vous écris ce
que je pense; c'est la confiance que je prends en vous,
c'est l'amitié sincère (soulïrez cette expression de mon
t
La Vie du R. P. Malebranche 371
cœur), amitié que j'ai conservée très chèrement et sans
la moindre interruption depuis plus de trente ans, qui
me fait parler de la sorte et qui, nonobstant le respect
que je vous dois, fait que j'ose encore vous prier de relire
avec attention une longue et désagréable lettre, pour
mieux comprendre ce que vous pourriez faire pour paci-
fier toutes choses et pour défendre la vérité, sans blesser
la charité.
« Je suis, etc. »
La lettre est datée du mois de juin 1713. Il ne s'agis-
sait plus que de la faire tenir à M. de Cambrai par une
voie qui l'obligeât d'y rendre une réponse convenable.
Dans ce dessein, le P. Malebranche, craignant peut-être
f[uc son Traité de l'amour de Dieu n'eût un peu refroidi le
prélat à son égard, crut devoir s'adresser à des amis
communs. Mais la terreur des jésuites qui, disait-on,
avaient partout alors des rapporteurs en titre d'oftice ,
était si répandue, que pas un ne s'en voulut charger. On
s'étonna même qu'un simple prêtre osât se plaindre si
fortement d'une puissance qui faisait trembler un cardi-
nal-archevêque jusque sur le trône de l'Eglise de Paris.
Le P. Malebranche, quoique pacifique, était intrépide; il
n'abandonna pas son dessein. La persécution qu'il pou-
vait s'attirer, telle qu'elle pût être, lui parut un moindre
mal que la calomnie sur ce qu'il avait de plus cher au
monde, qui était sa religion. Dans cette pensée, il lut sa
lettre à un magistrat de ses amis, qui voyait souvent le
cardinal de Polignac ^ Cette éminence, bel esprit et ha-
1 Melcliior, né ;ui Puy on Velay lo 11 octobre Ifiiïl , nrdio-
vètiiic d'Auch en I72i), auditeur de rote en 1700, [il('niiiotoiitiaire
en Hollande enl 7 10, 1712 et 1713, cardinal en 1713, mort à Paris
le 10 novembre 1741, à quatre- vingts ans, reçu de l'Académie
372 Bibliothèque Oraloriennc
bile, avait plusieurs sentiments du P. !\Ialebranche; il
considérait même sa personne. Le magistrat lui parla de
son affaire avec les jésuites, et de sa lettre à M. de Cam-
brai. Le cardinal, frappé de la justice de ses plaintes,
promit de l'envoyer au prélat bien accompagnée. On la
lui porta; il la reçut avec cet air grand et | oli qui lui est
naturel. Mais après l'avoir lue, on dit que la frayeur le
saisit comme les autres. En effet, les premières per-
sonnes du royaume craignaient, en ce temps-là, l'exorbi-
tant pouvoir du P. le Tellier, confesseur du roi , qui
faisait faire tout ce qu'il voulait à son auguste pénitent.
Quoi qu'il en soit, son Eminence, accoutumée aux traités
de paix, jugea plus à propos de mettre l'affaire en négo-
ciation. Il en écrivit lui-même à M. de Cambrai, pour sa-
voir, avant toutes choses, quel était son sentiment sur la
préface ajoutée à son livre de V Existence de Dieu. La ré-
ponse du prélat fut courte, mais substantielle; il déclara
qu'il désapprouvait la préface; qu'il ne l'avait point vue
avant l'impression; que les preuves de l'existence de
Dieu qu'il avait puisées dans la Recherche de la vérité lui
paraissaient solides et qu'il ne s'en était servi que parce
qu'il les croyait telles. M. de Polignac n'en demanda
point davantage. Il alla voir le P. le Tellier. 11 n'arrive
guère qu'on se fasse craindre des hommes , sans les
craindre beaucoup soi-même. C'est l'état où il le trouva.
Car, surtout depuis que la tameu=e lettre de l'abbé Bo-
chart ^ eut éventé la plupart de ses mines , il était dans
frauçaise en 1704, des sciences en 1713, et des belles-lettres en
1717, auteur de VAnti-Liicrécp.
1 M. l'abbé Bochait de Saron , de bonne noblesse , trésorier de
la Sainte -Chapelle, écrivait contre le livre de Quesnel avant la
Constitution; il avait de l'esprit et aurait été évêque sans un
malheur qui lui arriva. Étant en faveur auprès du P. le Tellier,
il savait ce qui se passait à la cour. 11 écrivit à son oncle, évêque
l/i Vie du R. P. Malcbranche 373
de cruelles appréhensions. Il avait pour lui le roi, mais
il avait contre lui tout le public, ennemi toujours formi-
dable aux rois mêmes. Craignant donc d'ajouter de nou-
veaux ennemis à ceux qu'il avait déjà faits à la société ,
il écouta favorablement les plaintes du P. Malebranche ;
il entra dans ses raisons ; il condamna le procédé du
P. de ïournemine; car on venait d'apprendre qu'il était
l'auteur de la préface. Il conclut à une prompte satisfac-
tion.
Le P. le Tellier était dans sa Compagnie presque aussi
redouté qu'à la cour. Il fallut que le P. de Tournemine
pliât, il écrivit au P. Malebranche une espèce de lettre
d'excuse, dans laquelle il lui marque en deux mots qu'il
n'avait point eu dessein de le blesser, ni de rendre sa re-
ligion suspecte. La réparation ainsi conçue ne parut pas
sincère; car il n'était pas question de son dessein, qui ne
pouvait nuire à personne, mais de ses paroles, qui étaient
manifestement injurieuses à tous les cartésiens et en
particulier au P. Malebranche. Elle parut encore insuffi-
sante par un autre endroit : elle était secrète, et l'affront
avait été public. Ainsi, ni M. le cardinal de Polignac ni
le P. Malebranche n'avaient lieu d'en être contents.
Pour les satisfaire, il fallait une déclaration plus solen-
nelle et plus nettement conçue. Le P. de Tournemine fut
obligé d'en passer par là. Il en mit une plus ample dans
son Journal de Trévoux, mois de novembre 1713. En
voici la substance : il y déclare publi(|ucmcnt qu'il n'a
«le Valfticp, conibion il y av;iit flo niouvomcnt pniir parvenir à
la comlainnatiou de Quesncl; il lui découvrit lotilps les intrignes
du cîibinet du roi et que déjà l'on avait gagné quatre ou cinq
évèques : de Gap, de la Rochelle, etc.. L'abhé Boehard donna ?a
lettre à un prêtre pour la mettre à la poste. Celui-ci la porta au
cardinal de Noailles qui la fit imprimer aussitôt. Elle fit beau-
coup de bruit et les jansénistes en triomphèrent.
374 Bibliothèque Oratorienne
jamais pensé à jeter un soupçon d'athéisme sur le P. Ma-
Icbranchc, lequel il reconnaît pour un vertueux prêtre et
qui aime la religion; qu'il a seulement voulu dire dans
sa préface qu'il y a de prétendus athées cartésiens et ma-
lebranchistes ; que c'est un fait, et que le dire ce n'est
pas attaquer le P. Malebranche. Bien des personnes
trouvèrent cette nouvelle satisfaction aussi peu sincère
que la précédente. En effet, on y remarque un procédé
qui n'était point net. Le P. de Tournemine disait, contre
toutes les règles de la logique et du bon sens, que par les
cartésiens et les malebranchistes en général, il n'avait
entendu que certains cartésiens et certains malebran-
chistes en particulier. D'ailleurs, il ne séparait la ca-
lomnie de sa préface que par une autre calomnie, qu'il
avançait en l'air contre quelques-uns de ces philosophes.
Car on est bien sûr, disait-on, que les vrais cartésiens
n'ont pas besoin qu'on leur prouve l'existence de Dieu ,
qui est dans leur philosophie en premier principe, ni les
vrais malebranchistes la vérité de la religion chrétienne,
qui entre essentiellement dans leur système. Ce qu'a-
joute cavalièrement le P. Tournemine, que c'est un fait,
pour toute preuve de ce qu'il assure , ne fut pas trouvé
plus judicieux; car on avance tous les jours des faits
faux, et il n'est certainement ni de l'intérêt du public, ni
de celui des particuliers, surtout des Pères jésuites, qu'^n
les avançant on en soit quitte pour dire que ce sont des
faits. Ainsi raisonnait le monde.
Le P. Malebranche voyait aussi bien que personne que
la satisfaction qu'on lui faisait n'était pas dans les formes.
Cependant, comme il avait une partie de ce qu'il souhai-
tait, et que M. de Cambrai, ce qui était l'essentiel, désa-
vouait l'auteur de la préface, il crut devoir, ou du moins
pouvoir en conscience se tenir en repos; peut-être qu'il
espéra que ce prélat ne manquerait pas de s'expliquer
La Vie du R. P. Malebranche 375
publiquement dans une troisième édition qu'il donnerait
lui-même de son livre. Car les deux premières n'étaient
pas de lui. Mais si M. de Cambrai ne fit point la démar-
che qu'on en pouvait attendre, soit qu'il n'estimât pas
assez son ouvrage pour le présenter au public de sa
propre main, soit qu'il fût alors trop occupé contre les
jansénistes , ou par quelque autre motif que nous igno-
rons, il en faisait d'équivalentes; car dans les lettres
qu'il écrivait à diverses personnes, et que ses illustres
héritiers ont publiées après sa mort, nous voyons qu'il
adopte ouvertement les principes fondamentaux delà phi-
losophie de M. Descartes et du P. Malebranche : savoir :
la notion de Dieu sans l'idée de l'Etre universel ; je dis de
l'Etre universel' par opposition même aux êtres particu-
liers; la preuve de l'immortalité de l'âme, par la distinc-
tion évidente de l'être pensant, qui est l'esprit, et de
l'être étendu, qui est le corps ; l'union de ces deux sub-
stances dans l'homme, par les seuls décrets de la volonté
de Dieu, sans les secours de ces modes imaginaires ou
péripatétiques; et surtout le grand principe du P. Male-
branche, que la raison qui nous éclaire intérieurement,
que tous les hommes consultent, et qui leur répond en
tous lieux, à la Chine comme en France, en un mot,
dans laquelle nous puisons la lumière, la vérité, la sa-
gesse, est le Dieu même que nous adorons. Ce dernier
fait est trop important, par rapport à tout ce qu'on vient
de dire, pour n'en pas donner la preuve. La voici.
M. de Cambrai, dans sa dernière lettre posthume %
marquant à un homme de qualité les principaux points
de la religion , qu'il est facile de se démontrer à soi-
1 Cette expression du P. Malobrauche ne convenait point au
P. André qui ne s'en servait qu'en y ajoutant l'être pur.
2 Lettrca sur la religion, lettre VII, § 1. (Page 143 de l'édi-
tion Outlienin-Ghalandre.)
376 Bibliothèque Oratorienne
même, lui parle en ces termes, qu'il faut rapprocher des
principes de son livre de VExistcnce de Dieu, pour en
comprendre tout le sens.
« Par exemple, dit-il, il est facile de voir que notre
faible raison est à tout moment redressée au dedans de
nous par une autre raison supérieure, que nous consul-
tons et qui nous corrige. Raison , continue-t-il , que nous
ne pouvons changer, parce qu'elle est immuable, et qui
nous change, parce que nous en avons besoin. Tous la
consultent en tous lieux; elle répond à la Chine, comme
en France et dans l'Amérique. Elle ne se divise point en
se communiquant; ce qu'elle me donne de sa lumière
n'ôte rien à ceux qui en étaient déjà remplis; elle se
prête à tout moment sans mesure, et ne s'épuise jamais.
C'est un soleil dont la lumière éclaire les esprits, comme
le soleil éclaire les corps. Cette lumière est éternelle et
immense; elle comprend tous les temps, comme tous les
lieux; elle n'est point moi, puisqu'elle me reprend et me
corrige moi-même; elle est donc au-dessus de moi et au-
dessus de tous les hommes faibles et imparfaits, comme'
je le suis. Celte raison suprême, qui est la règle de la
mienne; cette sagesse, de laquelle tout sage reçoit tout ce
qu'il a; cette source supérieure de lumières, où nous
puisons tout, est le Dieu que nous cherchons. Il est par
lui-même, et nous ne sommes que par lui; il nous a faits
soinblables à lui, c'est-à-dire raisonnables, afin que nous
puissions le connaître, comme la vérité infinie, et l'aimer,
comme l'immense bonté : voilà la religion. »
On me pardonnera cet écart, qui a paru nécessaire
pour faire voir dans son plein le ridicule de la calomnie.
Je reviens au P. Malebranche.
1 C'est à ce mot que se termine la page 160 et dernière du
Mss. de Troyes.
CHAPITRE XI
Boursier publie son livre de V Action de Dieu (1713). — Male-
branche répond par des Héflexions (1715). - Sa dernière ma-
ladie. — Sa mort. — Lettre du P. André au P. Lelong.
Le P. Malebranche était encore aux prises avec les
jésuites, lorsqu'un nouvel ennemi le vint attaquer. C'est
l'auteur inconnu^ du fameux livre de V Action de Dieu sur
les créatures, ou de In prémotion physique : adversaire, il
faut l'avouer, le plus redoutable qu'ait eu le P. Male-
branche, depuis iW. Arnauld ; bel esprit, élégant écrivain,
véhément orateur, plus pénétrant même que le commun
des philosophes , et plus savant que la plupart des théo-
logiens de l'école. Venons à son ouvrage, qui a fait tant
de bruit, et qui attaque le P. Malebranche avec tant
de feu.
On y distingue aisément deux desseins : celui de l'au-
teur et celui du livre. L'un et l'autre méritent d'être
connus.
Le dessein de l'auteur, c'est lui-même qui nous l'ap-
prend dans sa préface. On ne s'étendra point, dit-il, à
rendre raison pourquoi on fait maintenant paraître cet
ouvrage. La circonstance du temps et la situation des
* C'est Boursier.
378 Bibliothèque Oratoricnne
affaires parlent sur cela assez hautement. Ces affaires
étaient qu'alors le roi Louis XIV, à l'instigation du P. le
Tellier, son confesseur, et de quelques prélats du royaume,
sourdement animés par ce rusé personnage, demandait à
Rome la condamnation du livre composé par le P. Ques-
nel, approuvé par M. le cardinal de Noailles, admiré par
tous ceux qu'on appelle jansénistes. Entre autres propo-
sitions qu'on en avait extraites pour être censurées, il y
en avait plusieurs qui regardaient l'efficacité de la grâce.
On en fut bientôt informé en France. A cette nouvelle,
tous les défenseurs de la grâce efficace par elle-même
prirent l'alarme, d'autant plus qu'ils savaient parfaite-
ment bien que les promoteurs de la censure, qui étaient
notoirement les jésuites, avaient fort souhaité d'établir
le système de leur Molina sur la ruine de celui des tho-
mistes, leurs anciens adversaires. Voilà la circonstance
du temps qui nous découvre le dessein de l'aufeur du
livre de V Action de Dieu. Pendant qu'on examinait à
Home les propositions dénoncées, il entreprit en France
de si bien appuyer la grâce efficace par elle-même, que la
constitution future n'y peut donner atteinte. Aussi , on
peut regarder son ouvrage comme un préservatif. Mais il
y a deux manières d'expliquer la grâce efficace par elle-
même :
1° Par la supériorité actuelle de ses attraits sur ceux
de la concupiscence, de sorte qu'elle entraîne invincible-
ment le consentement de la volonté au bien;
2" Par la prémolion physique, c'est-à-dire par une
opération toute puissante de Dieu, surajoutée aux at-
traits : opération qui est telle, que non seulement elle
prévient l'action de la créature, dont elle ne dépend en
aucune façon, mais encore qu'étant une fois posée, il y a
contradiction que la créature n'agisse pas.
Le premier système est celui des deux délectations
La Vie du R. P. Malebranche 379
victorieuses, et même invincibles. C'est proprement co
qu'on appelle jansénisme sur la grâce.
Le second système est celui des thomistes et celui
qu'embrasse l'auteur, sans néanmoins tout à fait aban-
donner le premier. Car il prétend que dans le conflit des
deux mouvements inégaux, l'un de la grâce, et l'autre de
concupiscence, la prémotion sera toujours du côté le plus
fort. Ce qui le fait paraître assez souvent plus ami du
jansénisme qu'il ne semble' le vouloir. Quoi qu'il en soit,
le dessein manifeste de son livre est de prouver, par le
raisonnement, la nécessité de la prémotion physique
pour toutes sortes d'actions, bonnes ou mauvaises. Là-
dessus il forme un plan d'ouvrage fort vaste et fort
éblouissant. Tout y entre , tout y prouve la prémotion
physique : corps, esprits, nos connaissances, nos amours,
nos vertus, nos péchés même, etc. Mais il n'est pas be-
soin de nous arrêter au détail de ses preuves prétendues.
Pour en donner une idée complète, il suffira de celle qui
lui e^t particulière, qu'il appelle une démonstration, et
sur laquelle il appuie plus que sur toutes les autres, qui,
en effet , ne sont d'aucune force. Quelle est donc cette
preuve tranchante, invincible, péremptoire, de la prémo-
tion physique, aujourd'hui si nécessaire pour sauver la
catholicité de certaines gens?
L'auteur la tire de la différence qu'il établit au com-
mencement de son ouvrage, entre les modifications des
esprits et celles des corps. Son raisonnement est curieux :
il avoue d'abord, avec les cartésiens, que les modifications
des corps ne sont que "des manières d'être, qui n'ajoutent
rien à leur substance. Car il est évident que les corps
n'en ont pas plus de réalité pour être en mouvement ou
en repos, pour avoir telle ou telle figure. En un mot, il
anéantit toutes les formes péripatéticiennes , qualités
occultes, accidents absolus, tous ces petits êtres ou enti-
380 Bibliothèque Oraforienne
tatules qui servent à remplir le vide de la philosophie de
l'école ; mais ce n'est que pour les reproduire dans les
esprits avec un profit tout clair pour la nature.
Car il prétend que les modifications des esprits sont de
nouveaux degrés d'être , surajoutés à leur substance par
une espèce de création. Ainsi, une connaissance que j'ac-
quiers, un amour qui naît dans mon cœur, un acte que
je forme, une sensation , un plaisir, une douleur qui me
survient, sont autant de réalités nouvelles qui augmen-
tent véritablement, qui étendent, qui amplifient l'être de
mon âme. C'est ce que l'auteur appelle une vérité riche
et féconde, et qui donne le jour à tant d'autres. La rai-
son qu'il en donne lui paraît évidente : c'est que la ma-
tière ayant des parties réellement distinctes, les divers
arrangements de ces parties y peuvent causer des chan-
gements réels, sans y introduire aucun être nouveau.
Mais il n'en est pas de même de notre âme. Etant une et
simple, elle ne peut recevoir aucun changement, sans
acquérir ou perdre quelque réalité, quelque degré d'être
Or, si cela est vrai, la prémotion physique est démontrée,
car certainement il n'y a que Dieu qui puisse créer dans
la nature de ces nouveaux degrés d'être, qui augmen-
tent, qui amplifient la réalité des substances.
La suite du système répond au commencement. C'est
Dieu qui fait tout, et même le consentement libre de nos
volontés, par une opération invincible. En un mot, il
semble que l'auteur ne reconnaisse qu'un seul attribut
régnant, qui est la toute -puissance, quoiqu'il retienne
fort exactement les noms de tous les autres; mais re
nous arrêtons plus qu'à ce qu'il dit par rapport au
P. Malebranche. Voyons en quoi il convient avec lui, et
en quoi il en diffère.
Il convient avec le P. Malebranche que nous voyons en
Dieu les idées de toutes les choses, que nous connaissons
La Vie du R. P. Malebranche 381
l'idée même de la matière ou des corps, qu'il appelle,
comme lui, l'étendue intelligible. Mais il va plus loin : il
prétend que nous avons aussi une idée claire de notre
âme , et par conséquent que nous la voyons aussi en
Dieu; ce qui lui était nécessaire pour justifier le' ton
décisif, avec lequel il parle de sa nature et de ses opéra-
tions.
Il convient avec le P. Malebranche que Dieu renferme
dans son essence infinie les vérités spéculatives, qui sont
les règles éternelles de ses jugements comme des nôtres;
les vérités de géométrie, par exemple, dans l'étendue
intelligible. Mais il en demeure là. Il ne reconnaît point,
par rapport à Dieu , des vérités éternelles pratiques , ou
qui soient les règles de ses volontés. Il soutient, au con-
traire, que tout ce que Dieu veut est saint, précisément
parce qu'il le veut ; sage, parce qu'il le veut; juste, parce
qu'il le veut. Point d'ordre immuable, point de loi éter-
nelle qui le dirige dans sa conduite; point de raison qui
détermine sa volonté, ni dans ses desseins, ni dans ses
voies. Ainsi , quand on nous demande pourquoi Dieu
a voulu telle ou telle chose, il faut répondre hardiment
(|u'il l'a voulu, parce qu'il l'a voulu.
Il convient avec le P. Malebranche que les créatures
ne sont que des causes purement occasionnelles à l'égard
des eflets qu'elles semblent produire hors d'elles-mêmes:
l'âme sur le corps, par exemple, et les corps les uns sur
les autres. Mais il l'abandonne sur les lois générales, soit
dans l'ordre de la nature , soit dans l'ordre de la grâce.
Il dit que Dieu fait tout par des volontés particulières, les
monstres les plus dillbrmes, conmie les animaux les plus
régulièrement formés. Il veut en Dieu des décrets absolus
pour tout ce qui arrive, pour la réprobation de Judas
comme pour la prédestination de saint Pierre; pour re-
fuser à une partie des anges la prémolion qui leur était
38-2 Bibliothèque Oratorienne
nécessaire pour persévérer dans la justice, comme pour
la donner aux autres ; pour opérer le consentement au
péché dans un impie , comme pour produire dans l'hu-
manité sainte du Verbe les actes les plus sublimes d'une
vertu plus qu'humaine.
Enfin, l'auteur du livre de V Action de Dieu combat le
P. Malebraiiche sur bien d'autres chefs , ainsi qu'on le
verra dans la suite, mais principalement sur la nécessité
de l'Incarnation , sur la manière dont l'âme sainte de
Jésus-Christ, le vrai Salomon, est déterminée dans le
choix des matériaux ({u'elle emploie dans la construction
du temple éternel , sur les lois générales que Dieu suit
ordinairement dans l'ordre de la grâce, comme dans celui
de la nature. C'est là-dessus que l'auteur sonne vigoureu-
sement le tocsin sur le P. Malcbranche, à l'exemple de
M. Arnauld, dont il copie les crili(jues avec tant de fidé-
lité qu'il en imite jus(iu'aux brouilleries , et qu'il en
combat jusqu'aux fantômes avec la contenance la plus
triomphante. Voilà pour la matière de son ouvrage.
La forme qu'il y a donnée contient deux choses remar-
quables, on peut dire même extraordinaires : la méthode
et le style. Comme il ne vise à rien moins qu'à démon-
trer la prémotion physique, il afl'ecle fort sérieusement la
méthode des géomètres. On ne voit à l'entrée des ques-
tions que demandes, axiomes, lemmes, théorèmes, corol-
laires, qui aboutissent enfin à une démonstration en
forme, où il emploie même souvent, pour comble d'éru-
dition mathématique, des expressions d'algèbre. L'étalage
est sans doute fort beau à l'œil ; mais quand on ne juge
pas de la pièce pour la décoration, il paraît que cette
méthode ne convient ni à la matière ni à la personne de
l'auteur, pour des raisons qu'on laissera dire au P. Maie-
branche.
A l'égard de son style, on lui doit rendre cette justice
La Vie du R. P. Malebranche 383
qu'à tout prendre il est parfaitement beau , d'une imagi-
nation vive, d'un goût fort brillant, d'un goût exquis,
neuf dans ses tours, pur dans son langage, aisé, rond,
.ferme, nerveux, assez varié, fort travaillé, plein d'élo-
quence dans tous les endroits qui en sont, ou qu'il a su,
par son adresse, en rendre susceptibles.
Tant de (jualités brillantes, réunies dans un ouvrage ,
ne pouvaient manquer de lui donner succès. Mais il y
avait plus. L'auteur défendait la grâce efticace par elle-
même, nom seul capable de le faire applaudir par une
foule de théologiens. Il combattait à outrance le nouveau
pélagianisme de Molina, ce qui n'était pas un titre moins
favorable pour avoir les suffrages du public. Il employait
un moyen encore plus sûr : il s'appuyait partout de saint
Augustin, autorité si respectable, si respectée par tous les
bons catholiques. Enfin, cet ouvrage venait tout à propos
pour être applaudi et vanté; car il parut vers la fin de
1713, dans le temps même que la fameuse bulle Unige-
nitus, obtenue par les molinistes, arrivait en France ^ On
en fit deux éditions à la fois* : l'une in-4°, l'autre in-12,
en six volumes, qui furent en moins de rien débitées
par tout le royaume. Les thomistes le vantèrent comme
le bouclier de leur école ; les jansénistes l'admiraient
comme un livre envoyé du ciel pour sauver leur grâce
efficace par elle-même : c'était, en un mot, à qui le ferait
plus valoir. La disposition des esprits lui était d'ailleurs
fort avantageuse. Le P. le Tellier, qui passait alors pour
le chef des molinistes , avait irrité toute la terre par ses
1 Le P. André était à Rouen, où il finissait son cours de plii-
losopliie, lorsque la Constitution arriva.
2 Le P. Fouquet de l'Oratoire avait envoyé le manuscrit au
P. Quesnel en Hollande pour l'y faire imprimer. Le P. Qucsnel
le donna à examiner à M.Petitpied, qui voulut Ijien se cliarger
de l'édition. L'ouvrage parut avec ajiprobation et privilège.
384 Bibliothèque Oratorienne
violences, par la barbare exécution de Porl-Royal, par les
coups terribles qu'il avait portés au cardinal de Noailles,
par les rigueurs exercées contre tant d'autres personnes ,
par les exils, par les emprisonnements, par les proscrip-
tions les plus odieuses, et en dernier lieu, par la dernière
Constitution qui causa d'abord en France un soulèvement
pres({ue général. Cette aversion du public pour le chef
des molinistes, n'avançait pas les affaires du molinisme.
En un mot, on fut ravi de voir paraître un ouvrage qui
battait les jésuites, ou plutôt le système qu'ils semblaient
vouloir établir, par autorité du roi et du pape, sur la
ruine de tous les autres.
Le P. Malebranche se ressentit bientôt du grand succès
qu'on donnait au livre de V Action de Dieu. On se souve-
nait encore que M. Arnauld l'appelait autrefois le nou-
veau protecteur de la grâce molinienne ; on voyait ({ue
l'auteur le mettait sans façon, avec les molinistes, au
nombre des partisans de la grâce versatile. C'est son
terme favori pour donner un air de ridicule aux sen-
timents qu'il attaque. Les jansénistes, qui ne lui avaient
jamais pardonné ni son Traité de la nature et de la grdce,
ni ses réponses à M. Arnauld, si fortes contre leur doc-
trine, crurent la conjoncture favorable pour lui témoigner
leur ressentiment. Ils remarquèrent, et ils firent remar-
quer tous les endroits du livre qui le regardaient, princi-
palement l'article des lois générales. Comme il y a peu
de personnes qui aient assez d'esprit ou de pénétration ,
pour embrasser ce grand système dans toute son étendue,
cela ne manqua point de produire son effet. M. Arnauld,
dont l'auteur ne fait qu'abréger les critiques, triompha
donc encore une fois du P. Malebranche; mais son
triomphe ne dura pas longtemps. On fit voir que le co-
piste , un peu trop fidèle , ne prenait pas mieux que son
original les sentiments de son adversaire. On n'en de-
La Vie du R. P. Malebranche 385
meura poinL là. Les amis du P. Malebranche entrepri-
rent de le déterminer à une réponse par écrit. Il n'y
a sorte de motifs qu'on ne lui apportât pour l'y résoudre;
mais il avait toujours mille excuses pour ne pas écrire ;
et en ce temps- là il faut avouer qu'il en avait de fort
bonnes raisons : une santé faible, un âge fort avancé, une
mort prochaine. Il sentait son juge à sa porte, et il ne son-
geait plus qu'à lui répondre. D'ailleurs, le livre qui lui
déclarait la guerre ne se soutenait que par la beauté du
style, par la nouveauté de l'entreprise, et par le mouve-
ment extraordinaire que la nouvelle bulle avait excité
dans les esprits. Le P. Malebranche ne l'ignorait pas. Il
savait de plus que l'auteur, quoique élégant écrivain ,
était fort ennuyeux par bien des endroits, par sa matière
qui est abstraite, par sa méthode qui est sèche, par ses
sentiments qui sont durs , par ses preuves qui sont fai-
bles, par ses écarts qui sont trop fréquents, par son ob-
scurité lorsqu'il pose ses principes , par son embarras
lorsqu'il répond aux diflicultés, et surtout par la lon-
gueur de son ouvrage, qui est énorme, par rapport à son
dessein. Enfui , l'auteur ne faisant que répéter de vieilles
objections, qu'était-il besoin de lui opposer de nouvelles
réponses?
Nonobstant toutes ces raisons, les amis du P. Male-
branche lui lirent tant d'instances réitérées , qu'il se
rendit à leurs désirs. Mais, comme il se sentait trop
infirme pour entreprendre un ouvrage de longue haleine,
il se contenta de faire quel([ucs réflexions sur divers en-
droits du livre de la Prémotion physique. C'eût encore été
une grande afTaire de suivre l'auteur dans toutes les ob-
scurités où il s'enveloppe. C'est pourquoi le P. Male-
branche ne s'arrête qu'aux points cajjitaux de sa doc-
trine, à le combattre dans ses principes, et à éclairer les
matières plutôt qu'à réfuter, pied à pied, son nouvel
11*
386 Bibliothèque Oratorienne
agresseur: en un mot, il observe constamment jusqu'à
la tin sa belle maxime, qui est, en se défendant, de songer
moins à son honneur qu'à l'utilité publique. On sera
sans doute bien aisé d'avoir ici l'analyse de ce dernier
ouvrage du P. Malebranche , quoiqu'il ne soit pas, du
moins pour le style , de la force des premiers. C'est
comme son testament sur presque toutes les grandes ma-
tières qu'il a traitées, principalement sur la grâce. Mais
avant (jue d'en rapporter les articles , il me paraît à pro-
pos d'exposer les plus fameux systèmes qui aient eu
cours dans rp]glise depuis le concile de Trente , sur cette
importante matière, de peur que par ignorance ou par
malice on n'aille confondre celui du P. Malebranche avec
aucun des autres. Or il y en a trois principaux, que voici
en abrégé :
1" Celui de Jansénius, qui veut que la grâce nécessaire
pour faire le bien soit invincible, et même irrésistible:
c'est-à-dire, (ju'elle nous ôte le pouvoir actuel et pro-
chain d'y résister. On en a parlé ailleurs assez au long ;
2° Celui des thomistes ou d'Alvarès, qui soutient la
nécessité d'une grâce physiquement prédominante, pour
nous faire faire le bien : c'est-à-dire , qui est telle que ,
lorsqu'elle est donnée, il y a contradiction que la vo-
lonté n'y consente pas, parce qu'elle donne l'acte même
du consentement, mais sans nous ôter néanmoins le plein
pouvoir de n'y pas consentir. On en parlera dans la suite
plus amplement ;
3" Celui de Molina , dont les principes sont que nous
avons dans l'état de péché, où nous sommes, les mêmes
forces naturelles pour faire le bien que nous aurions dans
l'état de pure nature , où nous naîtrions sans péché : que
par conséquent nous pouvons, par les seules forces de
notre libre arbitre, produire, quant à la substance, les
actes des plus héroïques vertus: croire en Dieu, espérer
La Vie du R. P. M (débranche 387
en lui , l'aimer par-dessus toutes choses, vaincre les ten-
tations les plus violentes, etc. Que cependant la grâce
nous est nécessaire, non pas, comme on le voit assez,
pour produire ces actes vertueux, mais pour les produire
plus facilement, plus constamment, et surtout pour leur
donner la surnaturalilé requise , afin qu'ils aient une
juste proportion avec notre (in, qui est surnaturelle:
que